Soixante-deux étages. Pas de problème, ça allait lui prendre la journée.
Kevin finit d’accrocher la benne, y plaça ses outils, et grimpa dedans. Il s’assit devant la console et saisit les commandes du gigantesque bossoir.
Le bras s’ébroua, soulevant la nacelle, et pivota vers l’extérieur. En quelques secondes, Kevin se retrouva suspendu dans le vide, dans une nacelle de quatre mètres carrés, deux cent vingt mètres au-dessus du sol.
La main gauche sur la commande des enrouleurs, la droite toujours sur le levier du bras, il laissa descendre de trois mètres et s’arrêta à la jointure des fenêtres du soixante-deuxième étage. Puis il se retourna vers l’autre console, et prit le contrôle des huit bras semi-automatisés.
Mécaniquement, avec la précision mécanique de celui qui connaît son métier, il fit glisser les éponges sur la surface de l’immeuble, puis y passa les balais. Vingt secondes d’attention distraite, avant d’apprécier le résultat.
– Qu’est-ce qu’il a fait, le collègue ?
Kevin se leva et s’approcha du bord de la nacelle, sans prêter attention aux minuscules points qui, plus de deux cents mètres plus bas, marchaient sur le parvis du bâtiment. Lui commençait sa journée au milieu du ciel, eux allaient s’enfermer dans des bureaux, de l’autre côté des vitres.
Le balais du cinquième bras avait, tout au long de son mouvement, laissé une traînée d’eau savonneuse le long de la plaque de verre. Kevin se pencha hors de la nacelle, déverrouilla la fixation du bras et examina le caoutchouc.
Une belle entaille, au tiers de sa longueur, trace sans doute d’un accrochage sur l’angle d’une enseigne. Les trois derniers étages, tout en bas du gratte-ciel, étaient toujours délicats, même pour les meilleurs pilotes de laveuses de carreaux, avec leur panneaux publicitaires, leurs écrans géants et leurs enseignes en relief.
Il débloqua la ligne de caoutchouc et la sortit de sa gorge. Puis, dans la réserve, il saisit le rouleau de balai neuf et en coupa précautionneusement quatre-vingt-deux centimètres.
Il inséra la tige souple dans la gorge du bras et replaça le blocage. Se penchant à nouveau au-dessus du vide, il replaça le bras sur sa fixation.
Son regard fut à nouveau accroché par la ligne d’eau, régulière, qui courait le long de la paroi. Il admira une minute le jeu du soleil levant sur les bulles de savon, puis attrapa son propre balai à vitres.
À la main, avec ce geste d’une extrême précision que les bras mécaniques n’arrivaient qu’à vaguement copier, il essuya la coulée savonneuse. La dalle de verre était désormais étincelante.
Il savoura cette propreté lisse, satisfait. Malgré la multiplication des mécaniques, il n’avait pas perdu la main. La vitre était exempte de la moindre poussière, là où était passée sa main tout au moins.
Il regarda de part et d’autre de la traînée, et vit les légères traînées brumeuse typiques des bras mécaniques. Toujours le même léger défaut de souplesse qui, à chaque virage, laissait une trace fine, presque invisible, dont personne ne s’était jamais plaint, mais que les spécialistes connaissaient.
Il était descendu de trente étages, et midi approchait. La vitesse de réaction du bossoir était telle qu’il lui faudrait plus d’un quart d’heure pour remonter ; il préféra donc rester là, s’asseyant dans la nacelle, suspendu quelque part entre l’immeuble et le vide, les jambes se balançant au-dessus de cent mètres d’air.
Il mangea rapidement, directement dans son sac. Le petit kebab et le café ayant satisfait son appétit, il s’allongea au fond de la benne et entama sa sieste, rythmée par le léger balancement de son véhicule sous le souffle du vent.
Il n’était plus qu’au vingtième étage. Il venait de caler sa benne sur une nouvelle rangée de fenêtres.
Il pilota les bras et, machinalement, vérifia son travail en jetant un œil sur les vitres. Il vit une petite tache, s’approcha avec son éponge et se pencha hors de la nacelle.
– Oups.
Elle était nue. Plutôt bien faite, d’ailleurs. Elle devait avoir son âge, à peu de choses près…
Elle le regardait fixement. Confus, il détourna la tête et tenta de reprendre ses esprits.
Ce n’était pas la première fois que ce genre de choses arrivait. Mais il n’avait pas l’habitude qu’une femme surprise dans son appartement le regarde en retour, sans chercher à se couvrir, sans l’insulter, sans même réagir.
Puis, lentement, elle commença à sourire et s’approcha de la fenêtre. Elle ouvrit le battant, d’un geste vif et décidé.
– Bonjour !
Elle avait une voix cristalline, franche, cordiale, et il ne put s’empêcher de relever la tête vers elle.
Il rencontra deux yeux bleus, légèrement plissés par ce qui ressemblait fort à de l’amusement.
– Euh, b‑bonjour, d‑d-désolé, je voulais pas…
– Pardon ?, répondit son interlocutrice en pouffant. Vous dites que vous ne vouliez pas voir ça ?!
D’un geste discret mais étonnamment élégant, elle venait de renvoyer son épaule gauche en arrière, la main droite appuyée sur le battant de la fenêtre, soulignant le galbe toujours parfait d’un sein généreux.
L’ahurissement empêchait Kevin de faire le seul geste qui lui venait à l’esprit : lancer le dévidoir à pleine vitesse pour descendre au plus vite de quelques étages. Hypnotisé par la courbe qui s’offrait à son regard, c’était à peine s’il arrivait à s’étonner de cette réaction inédite.
– Je… Désolé… D’habitude, je… Sais pas… Enfin…
Il n’avait certes jamais été un spécialiste de la langue française, mais son peu de vocabulaire semblait brutalement s’être envolé.
– Chouette, un timide !, s’exclama la jeune femme. J’adore les timides ! Vous venez ?
Elle recula d’un pas, tenant le battant ouvert en un signe indéniable d’invitation. Il fallut plusieurs secondes pour qu’il rassemble tous les mots de sa phrase :
– Je ne comprends pas, enfin… C’est la première fois qu’une femme a l’air content de me voir…
– Faut une première à tout ! Allez, je manque de compagnie aujourd’hui. Venez.
C’était une invitation, qui, curieusement, ressemblait à un ordre. Un ordre courtois, certes, mais qui imposait une exécution immédiate.
– Allez, avancez un peu, vous pourrez passer la jambe par la fenêtre, encore un peu, voilà, on y est.
Elle avait attrapé sa main et l’attirait au-dessus du vide. Il se pencha peu à peu, puis dut s’appuyer sur la fenêtre, dans une inclinaison inquiétante, la nacelle se dérobant doucement. Il finit par s’accrocher au chambranle et quitter son abri aérien.
Elle l’attrapa par l’épaule, jetant sur son lit un objet oblong. Il le suivit du regard, mais elle l’intercepta :
– Regardez pas ça, ça n’a aucune importance. J’ai tout ce qu’il me faut maintenant.
Elle passa ses bras autour du cou musclé du travailleur, l’attira violemment et parut prête à lui manger la bouche, pendant qu’il restait interdit, allant de surprise en surprise dans une hébétude grandissante.
Sans qu’il eût exactement compris de quoi il retournait, elle lui avait ôté chemise, pantalon et sous-vêtements et s’était assise au bord du lit, lui tenant fermement la main.
Il finit par récupérer des esprits qu’il avait perdus depuis plusieurs minutes, et la regarda plus attentivement.
Les épaules fines, délicatement attachées à un long cou, un minois arrondi dévoré par deux yeux bleus, une crinière blonde qui tombait sur des hanches souples…
Voyant une photo où elle était en robe de mariée, à côté d’un élégant jeune homme, il pensa une seconde demander où était parti l’inévitable cocu. Puis il renonça à toute question et répondit à la traction de la petite main dans la sienne.
Ce n’est qu’une fois allongé tout contre elle, la bouche sur son sein, qu’il sentit une troisième main glisser sur sa nuque, une verge tendue longer sa cuisse, et qu’il comprit que le mari n’était pas parti… et était au moins aussi intéressé par le corps musculeux d’un laveur de carreaux que par les charmes généreux de sa propre femme.
(25/02/2008)