À un vieil instituteur.
Elle prit cet air boudeur que seules savent prendre, parfois, les petites filles de neuf ans.
— Je comprends pas !
Patiemment, l’instituteur reprit :
— Bon, un centimètre carré, c’est ça. D’accord ?
Elle le regarda, lasse :
— Mouais…
— Ça, c’est un décimètre carré. D’accord ?
— Mouais, répéta-t-elle, sans goûter le suspense de la démonstration.
— Alors, tu vois bien qu’il en faut cent ?
— Mouais…
Il la regarda. Le scepticisme était inscrit sur le front de l’élève.
— Mais enfin, Hermine, si t’en as dix, tu peux pas couvrir le décimètre carré.
— Non…
— Ben c’est ça. C’est pour ça que quand on parle de carré, il faut mettre deux colonnes dans les calculs.
Elle releva la tête et le regarda. Puis elle reprit son air boudeur et répéta :
— Je comprends pas.
*
— Bon, on reprend. Sept fois six ?
Elle réfléchit un moment. Puis elle tenta :
— Quarante-quatre ? Et, devant le regard désespéré de Jean-Marc, elle ajouta : Je sais pas les sept.
Jean-Marc soupira, puis il reprit :
— Je t’ai déjà dit, on peut inverser les chiffres. Sept fois six, c’est six fois sept, c’est pareil.
Elle fronça les sourcils et tenta de nouveau :
— Alors… Quarante-deux ?
— Bien ! Alors, six fois huit égalent ?
— Pfouuu… Quarante-six ?
Claude demanda à Jean-Marc :
— Alors, ma fille et les maths, ça avance ?
— Nous avons réussi à faire rentrer la table de sept !, annonça triomphalement le vieux précepteur.
— Eh ben, c’est bien, ça !
— En même temps, cela n’a rien d’extraordinaire en CM1, sourit Jean-Marc en hochant la tête.
*
Peu à peu, en vieil instituteur blanchi sous le harnois, Jean-Marc avait réussi à remplir le cerveau d’Hermine de tables de multiplication, de formules de la surface du rectangle et du triangle, et dans un effort surhumain il avait même réussi à la convaincre que cinq à la puissance zéro valait un !
Hermine, elle, voulait bien faire des efforts. Après tout, cela faisait plaisir à ses parents. Et puis, on disait que c’était obligatoire. Mais quand même, elle était mieux dans la montagne, à courir les marnes et les pinèdes, à construire des cabanes avec ses copines, à grimper aux chênes et à tomber des fayards. Les ecchymoses aux genoux et les épines sur les bras lui faisaient moins mal que la table de sept.
Et puis, elle passait du temps avec ses parents, avec les chiens et les brebis. Elle soignait les agneaux, déplaçait les bêtes d’un parc à un autre, salait les pierres et donnait le grain. Elle était là chez elle. Elle rentrait le soir, dans ses jeans fatigués, couverte de suin et de terre, avec en cadeau un hématome de plus que la veille, sur la hanche, là où la mère de l’agneau avait mis un coup de tête.
Le mardi soir, sitôt rentrée de l’école, elle courait chez Jean-Marc pour qu’il lui fasse travailler ses leçons et finir ses devoirs. Ainsi, elle se débarrassait de l’école et, le mercredi, elle tombait du lit dès six heures pour passer la journée avec sa mère, à l’alpage. Pousser les brebis et se remplir les poumons d’air pur, libre, loin de sa prison scolaire.
Les jours d’école, elle se contentait d’un passage à la bergerie et aux petits parcs, autour du village, où les bêtes malades ou pleines et celles qui venaient de mettre bas étaient au repos.
De temps en temps, Jean-Marc, dans sa promenade quotidienne, la croisait ainsi, dans son élément. Il se surprenait à chaque fois à la même réflexion : comment une enfant aussi indépendante, autoritaire avec les chiens, douée avec les brebis, calme et intelligente, qui n’oubliait jamais quel remède soignait quel mal, pouvait avoir autant de mal à retenir la table de sept et à comprendre pourquoi il fallait cent centimètres carrés pour faire un décimètre carré ?
*
La brebis était couchée. Claude était là, tentant de comprendre.
Il était sept heures du matin. La brebis appartenait à un groupe placé en lutte cinq mois auparavant ; elle devait mettre bas d’un jour à l’autre. Mais elle était là, couchée, bêlant parfois, regardant son ventre. Une palpation indiqua le problème : un boule dure, sur le flanc droit de la brebis, devait être la tête de l’agneau.
Un peu plus haut, Jean-Marc agitait sa grande tête chauve.
— Comment cela se présente-t-il ?
Claude se redressa vers lui, le visage sombre.
— L’agneau est mal placé.
— Il se présente par le siège ?
— Non. Elle pourrait l’expulser. Je pense plutôt qu’il a la tête de côté.
Un pyjama passa. Hermine était dedans. Elle regarda la brebis, inquiète.
Celle-ci releva la tête et, une fois de plus, regarda son ventre comme pour comprendre ce qu’il s’y passait. Brusquement, les eaux coulèrent derrière elle.
Claude palpa le ventre de nouveau, puis tenta d’appuyer sur la boule dure. Il poussa encore, tira une patte postérieure vers le haut pour dégager son point d’appui, poussa de nouveau.
À chaque fois, la boule reculait ; à chaque fois, la contraction suivante la faisait réapparaître.
Claude retourna la brebis, tenta de pousser sous un autre angle pour ramener l’agneau dans le bon sens.
Hermine prit appui sur une pierre pour enjamber le filet électrique. Elle arriva dans le parc et s’approcha de son père.
Il se tourna vers elle.
— Tu peux tirer la patte par là ?
Elle tira le membre comme son père le lui indiquait, et celui-ci repris pour la centième fois la manipulation. La bosse disparut. Claude commença a espérer.
— Ça a l’air bon, cette fois.
Mais, encore une fois, une contraction arriva. Et de nouveau, le point dur revint.
Claude soupira. Jean-Marc demanda :
— Faudra-t-il faire une césarienne ?
Le berger releva la tête.
— Pas possible. Il faudrait un vétérinaire, mais au prix où c’est… On peut pas dépenser deux mille francs pour une bête qui en vaut sept cents… Nous, on pourrait peut-être sauver l’agneau, mais une autre brebis ne l’accepterait pas… Il finirait par mourir de faim…
Hermine regarda son père.
— Je peux essayer ?
Désespéré, il finit par hocher la tête.
Elle s’agenouilla à côté de la brebis. Elle murmura :
— Tu peux lui tenir les pattes là, comme ça ?
Claude attrapa les canons postérieurs.
Sa fille plaça la main droite sur la boule dure, puis, sans hésiter, elle enfonça sa main gauche dans le vagin de la brebis.
Celle-ci tenta de bouger, de fuir. Claude la maintint.
Hermine poussa sa main un peu plus loin, puis palpa. Dans ce monde gluant, étroit, collant, elle sentit une poche percée qu’elle dégagea comme elle put. Dessous, c’était cela. De la laine détrempée. Elle glissa sa main vers l’amont et sentit une oreille.
— Il est comme ça, dit-elle en collant son oreille à son épaule.
Elle glissa sa main gauche jusqu’à la base du cou. Une contraction lui écrasa la main, et elle resta là, le poignet tordu, la main coincée sous la tête de l’agneau. La contraction cessa, et elle poussa de la main gauche sur le cou, tout en appuyant, à l’extérieur, sur le bout du museau. L’agneau remonta un peu.
— Allez, remonte, lui murmura-t-elle. Et toi, attends un peu avant de pousser, fit-elle à l’adresse de la brebis.
Mais celle-ci ne l’entendit pas. Une contraction supplémentaire repoussa la tête sur le côté, lui coinçant encore la main ; mais, cette fois-ci, sa main n’était pas à plat. Le cou lui glissa entre l’index et le majeur, lui écartelant les doigts. Elle poussa un cri de douleur. Son père s’inquiéta aussitôt :
— Ça va ?
Elle fit une grimace puis, comme l’utérus se relâchait, elle murmura :
— Ça ira…
Dans la foulée, elle reprit l’opération. Elle repoussa de nouveau l’agneau et, rapidement, elle renvoya sa main vers le flanc de la mère, vers la tête du petit. Elle retrouva l’oreille, remonta le long de la mâchoire.
Brusquement, elle suffoqua. Elle avait bloqué sa respiration dans l’effort. Elle expira profondément puis, reprenant son souffle, elle se lança dans un dernier effort. Et soudain, elle le sentit nettement. Son index et son majeur s’étaient repliés sur le museau de l’agneau. Elle poussa encore un peu, avec un à‑coup, pour raffermir sa prise, puis elle appuya de la main droite sur le flanc de la brebis. Elle sentit la pression sur sa main gauche et tira doucement, et elle sentit le cou se détordre enfin.
— Allez, viens, viens !
Et lentement, comme dans un rêve, elle sentit la tête venir, et le museau vint dans l’axe du col. Et la brebis poussa, rejetant la main, et Hermine sentit que la tête suivait. Elle finit de retirer sa main, poisseuse, couverte de liquide. La brebis poussa de nouveau et, miraculeusement, la tête de l’agneau sortit. Une dernière contraction finit d’expulser le petit corps.
Il ne respirait pas, mais le cordon ombilical battait encore. Hermine dégagea les restes de la poche amniotique de son nez, lui ouvrit la bouche, enfonça un doigt dans sa gorge pour extraire les glaires.
Jean-Marc réprima un haut-le-cœur lorsqu’il vit la fillette appliquer ses lèvres sur le museau trempé. Elle souffla fermement dans les naseaux, et la poitrine de l’agneau s’ouvrit ; et elle libéra son nez, et il souffla. Il y eut quelques secondes d’attente, et il prit enfin sa première inspiration, tandis que les battements du cordon ombilical faiblissaient peu à peu.
Claude libéra la brebis, qui se releva aussitôt, rompant le cordon, et se retourna vers son agneau. Elle le poussa du bout du museau, le lécha pour le sécher, émettant des bêlements rauques. Et l’agneau répondit, d’une voix frêle, aiguë et chevrotante.
Hermine se redressa enfin, regardant le petit être qui, déjà, tentait de se lever, ridiculement, les postérieurs tendus et les épaules toujours au sol, avant de retomber lourdement. Jean-Marc l’observa de haut en bas, son pyjama aux genoux terreux, son bras gauche couvert de liquide gélatineux, mêlé d’un peu de sang, son front couvert de sueur.
— Et bien, jeune fille, c’est impressionnant…
Elle sourit, regarda l’agneau qui tendait maintenant les antérieurs sans pour autant arriver à se lever. Il reprit :
— Tu vois, si on prend trois mille gamins de neuf ans, on en aura peut-être deux mille neuf cent quatre-vingt-quinze qui connaîtront leurs tables de multiplication mieux que toi. Mais on n’en trouvera pas cinq qui auraient su faire ce que tu viens de faire.
Et, après un silence, il conclut en hochant la tête :
— Cela fait relativiser beaucoup de choses…
(10/04)