Michel Soubeyran n’était pas content.
À la télé, on montrait une arrestation.
Oui, cet homme-là avait détruit une propriété privée. Oui, il avait démoli une expérience scientifique.
Une belle expérience que ces apprentis sorciers bardés de diplômes menaient pour transformer une inoffensive pousse de maïs en super-plant digne de James et la grosse pêche.
Il y avait des paysans à côté, qui risquaient de voir leurs propres maïs transformés en haricots géants par les germes du champ d’à côté, de chez les scientifiques qui savaient tout, mais ne pouvaient pas garantir que ça soit vraiment bon pour la santé. Ni même que ce ne soit pas trop mauvais, d’ailleurs.
Il était pas content, Michel.
L’association des paysans avait foncé. Ils avaient décidé, à deux semaines de l’épiage, d’éliminer ce danger.
C’est pas qu’il était contre le progrès, Michel. Pas plus que ses collègues. Mais le progrès maîtrisé. Il était conscient que les retouches transgéniques sur le Maïs pouvaient le rendre résistant à douze mille maladies. Qu’elles pouvaient lui faire donner plus de meilleurs épis. Bref, il savait que ça pouvait être bon.
Mais il se souvenait, Michel. Il se souvenait de ce qu’il s’était passé quelques années plus tôt, quand le Gérard Aubert avait dû envoyer ses quatre-vingt-huit vaches à l’abattoir.
Alors, la science, oui, il disait. Mais sous serre, jusqu’à ce qu’on soit certains que c’était bon. On n’autorisait pas un médicament à sortir sans expérimentation en labo, sur des bestioles, puis sur des humains, pour faire la liste des effets secondaires, des interactions médicamenteuses dangereuses, et tout ça. Faut pas croire que Michel était un paysan inculte : il savait lire, et il ne s’en privait pas. Il avait pas beaucoup de diplômes, mais il était abonné à La recherche. Faut pas croire que les paysans sont tous des incultes bourrus.
Michel, il avait rien contre le maïs modifié. Mais qu’on le fasse pousser sous serre, sous serre étanche, qu’on le fasse bouffer à des porcs en labo, à des humains sous contrôle médical, pendant quelques années, qu’on soit sûrs que c’est bon avant d’en faire en plein champ. Que, si jamais ça merdait, et les granulés faits à partir de bœuf avaient prouvé que ça pouvait merder, on puisse juste fermer la serre et oublier l’affaire.
Alors, quand ça poussait en plein champ, quand ça se disséminait sur des kilomètres, quand les oiseaux pouvaient les porter encore plus loin… Si jamais ça merdait, comment être sûr que les prés des environs seraient indemnes ? On ferait comme pour les vaches : on ferait des analyses, et puis on brûlerait toutes les plantations à cent kilomètres à la ronde ?
Alors, les paysans du coin avaient foncé avant l’épiage. Ils s’étaient rendus sur place et, à l’ancienne, avec les faux, les chapeaux du grand-père et les salopettes de toile, avec les bottes et la pipe, ils avaient coupé les six mille mètres carrés de transgénique.
Aujourd’hui, c’était un des meneurs qu’on arrêtait. Et Michel était pas content. C’était injuste. Pourquoi on arrêtait le Gérard, qu’on lui avait déjà brûlé ses vaches ? Pourquoi on arrêtait ce bon gars, gentil comme tout, qu’aurait pas fait de mal à une mouche, qu’avait pleuré comme une madeleine quand on avait pris son troupeau, parce qu’il voulait pas que ça se reproduise ?
Michel éteignit la télé. Il descendit à la cave. Il récupéra un pot de bonne peinture, la blanche garantie tout temps dont il s’était servi pour refaire ses volets. Il récupéra son pinceau. Puis il fonça au garage et sortit sa voiture.
En regardant dehors, Jean-Raoul se demanda une fois encore pourquoi sa mère lui avait donné ce prénom. Jean-Raoul. Non, elle n’avait pas trouvé mieux. Ses potes s’appelaient Jérémie, Jean, Julien, Sébastien… Édouard… Ouais, mais Édouard avait cinquante balais, lui ! Jean-Raoul, à trente ans, c’était dur. Heureusement, personne ne l’appelait comme ça. Pour son patron et ses clients, c’était Monsieur Ducable. Et pour ses poteaux, les vrais de vrais, c’était Jeannot.
Les étoiles étaient là. Il n’avait pas plu. La route était sèche. Il allait pouvoir sortir tranquillement la Ducati et aller lui faire faire son petit tour jusqu’au boulot. Elle était en rodage, et il ne l’avait pas encore trop en main. Ça poussait plus que son vieux chameau, et il voulait pas se faire surprendre sur une flaque avant de bien savoir comment elle réagirait.
Il était sept heures du matin quand Jeannot ouvrit la porte de son garage. Il savait bien que, avec sa 900 SS, c’est-à-dire juste l’ancêtre de sa Duc’ à lui, son vieux pote Patrick faisait le trajet sous les vingt minutes. Mais, depuis 76, il la connaissait par cœur ; Jeannot, lui, il apprenait ce que c’était qu’une Italienne. Alors, il prenait son temps. Il comptait une grosse demie-heure pour être au boulot, un quart d’heure pour ranger la combi et puis… Un p’tit quart d’heure pour le p’tit caoua de début de journée. Et ça permettrait à Jérémie de se foutre de sa gueule, sur le thème : “Tiens, encore un ex-fan des Yam qui se met aux Kawa !”
Il grimpa sur sa Ducati et démarra tranquillement. Il attendit que le thermomètre d’huile arrive dans la bonne température, en mettant ses gants et son casque, puis il plia la béquille, rentra la première et sortit doucement de son garage. Il passa la seconde à huit mille tours, en se disant : “Quand je la connaîtrai, je ferai tirer jusqu’à treize mille”.
Il se dégagea de son patelin et prit la départementale. En sixième à cent, autant dire au ralenti.
Dix minutes plus loin, la Kawa de Jéjé le doubla au taquet, à cent soixante en quatrième et à pleine charge.
Puis il y eut la côte, et cette putain de bosse. Jéjé avait dû passer comme d’hab, rentrer le virolo plein gauche et venir bouffer la corde, genou droit au ras de l’herbe, pour sortir les roues à dix centimètres de la ligne blanche, freinant à mort pour le feu rouge. Faut dire que l’oncle de Jéjé était flic, ça aidait. Ne serait-ce que pour réussir le miracle d’avoir encore son permis dans la conjoncture actuelle.
Jeannot rentra le droite au milieu, prit sa trajectoire pour passer au milieu de la voie et sortir tranquillement.
Le feu était rouge. Jeannot prit les freins, gentiment, doucement. La roue avant accrochait bien, et il augmenta la pression.
Et puis, il y eut cet éclair blanc dans ses phares. Cette tâche blanche par terre. En plein milieu de la voie, là où la Duc’ allait poser ses roues. Jeannot pouvait pas lâcher les freins, vu que le feu n’avait pas tourné. Il eut le temps de lire “Libérez” et, trois mètres plus loin, “Gérard”, avant que sa roue avant se bloque sur la branche verticale du “b”.
Guillaume Mouyant allait pas bien. Il venait d’arriver à son commissariat et la journée avait commencé comme une journée de merde : un paysan pas content avait été arrêté pour avoir taggué le département. Il avait marqué “Libérez Gérard Aubert” un peu partout, sur les murs de la mairie, sur une départementale, et s’était fait choper par une patrouille alors qu’il inscrivait son message à l’humanité sur la porte de la préfecture. Le genre de petite affaire de merde, les mille et un trucs qui font qu’un flic peut se sentir totalement inutile.
Et une heure plus tard, la nouvelle lui avait pas fait plaisir. On venait de ramener les débris d’une Ducati 900.
Le commissaire Mouyant était triste, parce qu’il connaissait bien la bande de Jeannot. Ça avait commencé à la grande époque des japonaises, avec aussi les premières Ducati SS et les Norton Commando. Ils se tiraient des bourres de première force sur les départementales, passaient la moitié de leur salaire en pièces détachées pour réparer leurs meules et l’autre moitié à payer les amendes pour excès de vitesse que, consciencieusement, le motard Guillaume leur mettait, avant de foncer derrière eux avec sa BMW 1200 de fonction. C’était la bande à Dédé, “l’ange de la route”.
Dans les années quatre-vingt-dix, ils avaient pris sous leur aile une bande de gosses qui se tiraient des bourres d’enfer en Malaguti et Peugeot 49,9. À défaut du code de la route, ils leur avaient appris à maîtriser leurs bécanes pour pas finir en enjoliveurs.
Guillaume se souvenait de son dernier contrôle radar, quand ces fadas avaient parié sur leur pointe de vitesse. La FZR1200 avait gagné, avec un bon 218 km/h. Juste derrière, une Norton avait montré que les anglaises étaient pas si pourries que ça. Deux gosses d’une vingtaine d’années. Et puis Dédé qui pleurait presque, parce que sa vieille 750 Four ramait péniblement à 196, et parce que les gamins avaient vraiment plus aucune notion de respect des aînés, alors qu’il leur avait tout appris dans l’art de se plaquer en limande dans la bulle de leurs bécanes.
Après, il était rentré là, dans ce commissariat. Il entendait parler des gars de temps en temps. Il avait bien aimé le coup, quand Pépé et Dédé avaient racheté un vieux circuit de kart délabré pour s’éclater sans peur des radars.
Ils s’étaient tous bien calmés, depuis. Bon, la répression y avait aidé, et puis il se défoulaient hors circulation et, quoi qu’ils fussent complètement barges, ils préféraient pas finir entre deux bagnoles.
D’accord, Jéjé avait encore trouvé le moyen de se faire gauler à plus de deux cents deux semaines plus tôt, mais son oncle était de la maison. Il payait rarement les amendes et gardait son permis malgré toutes les législations.
Guillaume vit arriver l’épave. Puis il se rendit sur les lieux de l’accident.
Il y avait une trace de protège-genou dans l’herbe, à droite, qui trouvait son écho dans une méchante trace de freinage en pleine gauche, au ras la ligne, à gauche même des inscriptions des paysans mécontents. Mouais. C’était plutôt le style Jéjé, ça, et ça ressemblait pas trop à Jeannot. Jeannot, il s’était bien calmé depuis qu’il passait ses après-midi sur le circuit. Et puis, autant il pouvait attaquer avec son XT, autant il roulait plutôt cool avec la Ducati. Le monde à l’envers, se dit Guillaume en réprimant un sourire.
Il y avait une autre trace de freinage. Elle prenait en enfilade le b de “Libérez”, déviait fortement sur le é de Gérard, et sortait par le A de Aubert. Après, il y avait les traces rouges du carénage de la Duc’, qui traversaient la route, parsemées de débris de plastique de la même couleur.
Et Guillaume était vraiment pas content. Il venait de perde un copain, un motard comme lui, parce que Michel Soubeyran avait jugé judicieux de repeindre la route. Et en même temps, il comprenait bien pourquoi Michel Soubeyran avait repeint la route.
Et la question lui trottait dans la tête : devait-il arrêter pour homicide par imprudence un pauvre vieux qui, somme toute, n’avait fait que défendre maladroitement son champ de maïs ?
(10/10/03)