— Pourquoi c’est si sombre ?
Ma fille venait d’appuyer sur le déclencheur et, quinze centimètres au-dessus de sa tête, l’écran affichait un résultat clairement sous-exposé.
De toute façon, la mésange bleue avait décollé avant.
— Fais voir ?
— La photo, c’est tout noir.
Je demandai à l’appareil de me donner quelques informations. L’histogramme confirmait l’impression visuelle : beaucoup de teintes sombres, peu de lumière.
— Soixante à quatre-cinq…
L’objectif, un 500 de chez Sigma, n’ouvrait pas à moins de f/4,5. Et tenter de prendre une photo d’oiseau avec plus d’un soixantième de seconde d’exposition est une garantie absolue de flou.
— On peut rien faire ?, insista Asatsuyu.
— Attends… J’avais tout réglé tout à l’heure… T’as touché à quelque chose ?
Elle prit une petite moue boudeuse pour répondre :
— Je sais pas…
Je fis défiler les informations de l’image. Quand j’arrivai à la sensibilité, j’eus ma réponse :
— 50 ASA, c’est pas assez quand y’a des nuages. J’avais mis 200 tout à l’heure…
— C’est quoi, ASA ?
— C’est la sensibilité du capteur. Plus le chiffre est gros, plus le capteur est sensible mais moins il est précis. Donc, ça fait une image plus claire mais moins belle.
Je remis l’appareil en mode prises de vues, et je pris coup sur coup deux photos, à 50 et 3200 ASA.
— Tu vois, celle-là, elle est sombre, mais l’image est nette. Celle-là, elle est plus claire, mais il y des petits grains sur l’image. Donc, il faut trouver la sensibilité qui permet d’avoir une belle image mais aussi un bon contraste.
Je passai la matinée à lui expliquer les problèmes de sensibilité, de vitesse et d’ouverture. C’est assez surprenant, ce qu’un enfant de six ans peut comprendre. J’en profitai pour brancher l’appareil sur la télé, ce qui lui permit de bien voir les photos, et qui me permit de me débarrasser des émissions criardes qu’elle regardait auparavant.
A midi, elle expliquait à sa mère qu’il fallait un temps d’exposition suffisamment court pour que l’oiseau ne bouge pas, une ouverture suffisamment étroite pour que la profondeur de champ soit acceptable, une sensibilité suffisamment basse pour éviter le grain et, en même temps, suffisamment du lumière pour un bon contraste. Ce qui me valut un «T’as fini de lui bourrer le crâne ?» auquel je ne pus que répondre un maladroit «C’est elle qui a demandé».
Un mois plus tôt, son intégration à l’école avait été un peu agitée : elle n’avait pas été en maternelle et n’avait l’habitude ni de rester immobile toute la journée, ni de composer avec d’autres enfants.
Les cinq années précédentes, elle avait appris à marcher, à courir, à s’imposer vis-à-vis des chiens de la voisine, à accompagner ses parents en montagne ou à vélo lorsqu’ils avaient du temps libre et, par imitation, à faire du jogging comme sa mère et du punching-ball comme son père. Elle avait en outre hérité de moi un caractère difficile qui n’arrangeait rien.
Les premières semaines, il lui fallut se faire une place dans la hiérarchie des élèves, et elle n’allait pas se laisser faire par les grands au prétexte qu’elle était la plus petite du CP. Les coups de fil de l’instituteur se succédaient et, fin septembre, la mère d’un élève de CM1 se plaignit que mon «bull-dog» avait frappé son fils dans des parties sensibles.
Peu à peu, pourtant, cela s’était calmé comme elle avait trouvé sa place. Elle menait un groupe de deux CP et deux CE1, qui vivait dans le coin de cour opposé à la grille, tandis que les «grands» se rassemblaient près de l’entrée. L’instituteur n’avait encore jamais vu un caractère aussi dominateur à cet âge, mais il accueillit cette «guerre froide» avec philosophie : c’était plus calme ainsi. Heureusement, la cour était assez grande pour ses onze élèves.
En décembre, Asatsuyu réussit sa première photo. Il y avait devant la fenêtre du salon une coupelle avec des graines, surmontée d’un toit protégeant des intempéries. Une sittelle s’était pendue sous le toit et avait tendu le cou pour attraper une graine ; c’est à ce moment que Tsuyu avait appuyé sur le déclencheur. Elle avait fait tous les réglages elle-même, 100 ASA, un cent soixantième de seconde avec f/5,6 d’ouverture. Elle avait également fait elle-même la mise au point, sur le milieu de la coupelle, et c’est précisément à cet endroit que la sittelle posa son bec. Avec un peu de chance, certes, et deux mois d’entraînement, ma fille avait réussi un cliché exemplaire.
Elle m’interrompit en plein entraînement pour me montrer son œuvre. Je la félicitai distraitement — je venais de faire douze kilomètres de vélo d’appartement — sans arrêter de pédaler. Ce n’est qu’une heure plus tard, récemment douché et gavé de deux bananes, que je relevai les cent douze photos qu’elle avait faites. Quatre-vingt dix étaient complètement ratées, une vingtaine était bonnes mais sans particularité, et le miracle faillit passer à la poubelle informatique avec le reste. Par chance, je vis du coin de l’œil cette photo alors que je m’apprêtais à tout effacer. Je la sauvegardai donc, avant de la regarder plus en détail.
Chaque plume était visible, bien détachée, l’œil de la sittelle était parfaitement net, le bec à moitié ouvert tenait juste le bout de la graine, qui devait être à trois ou quatre millimètres du fond de la coupelle. Les couleurs étaient bien rendues, la lumière était bonne et arrivait juste sous le bon angle pour souligner le corps de l’oiseau et donner du relief à l’image.
Asatsuyu passa derrière moi et vit sa photo, en plein écran.
— Elle est bien, hein ?
— Très bien, oui.
J’allumai l’imprimante et, six minutes plus tard, nous avions un beau tirage papier.
Le lundi suivant, Tsuyu partit à l’école avec sa photo. L’instituteur propose aux élèves d’essayer de faire d’autres photos pour redécorer la classe.
Le soir même, il profita de ce que je vienne chercher ma fille pour me demander si je serais d’accord pour prêter mon appareil — j’étais le seul parent d’élève à disposer d’un appareil reflex numérique.
Le premier vendredi de janvier, j’avais réussi à me libérer pour accompagner la classe dans la forêt. Un ami reporter, Frédéric Rettola nous accompagnait également, et il avait amené son Nikon D3X et son lot d’objectifs. Au total, avec celui de l’instituteur et celui d’un voisin, nous avions quatre appareils, tous d’un modèle différent : mon Canon, deux Nikon et un «bridge» Konica.
La journée commença bien, les élèves étaient relativement calmes ; on commença par faire des paysages pour expliquer tranquillement aux élèves le fonctionnement des appareils, et l’importance des paramètres clefs : sensibilité, exposition, ouverture, mise au point.
Les uns commençaient à s’agiter, voulaient essayer eux-mêmes. Alors, pendant un quart d’heure, on les fit défiler un par un, chacun prenant deux ou trois photos pour mettre en application ce que l’on avait dit.
C’est à ce moment-là qu’il y eut le premier incident.
Un enfant venait de prendre une photo avec mon appareil ; il y avait beaucoup de lumière et elle était surexposée.
— Alors, il faut que je ferme le diaprame ?, demanda-t-il. J’allais le reprendre doucement lorsque ma fille répliqua :
— Diaphragme, bake.
Il y eut quelques murmures, l’instituteur tourna la tête et fronça les sourcils. Quant à moi, qui avais bien compris ce qu’elle avait dit, je pris mon air le plus méchant pour lui asséner :
— Tsuyu ! Nonoshitenai ! Tu n’insultes pas les gens, même en japonais !
Elle baissa la tête, consciente que ça ne passerait pas une seconde fois, mais ne put s’empêcher de murmurer :
— C’est pas une insulte, c’est vrai.
Je fis semblant de n’avoir pas entendu.
Nous remontâmes plus haut sur la montagne, en demandant aux élèves le plus grand silence.
A chaque fois qu’un arbre avait une couleur particulière, ou que l’on croisait un animal lent, on en profitait pour prendre quelques photos. Les conditions de prise de vues étaient variées, le soleil étant magnifique tandis que les arbres apportaient de l’ombre, quelques taches de neige éparses compliquant encore les choses.
Et puis, vers onze heures, un élève repéra, sur une colline en face de nous, une biche qui paissait tranquillement. Le vent soufflait vers nous et, en silence, on put installer les appareils.
Elle était à une centaine de mètres ; mon 500 ne permettait que des plans larges. Mais Frédéric avait apporté un superbe 1000, capable de faire des plans rapprochés même à cette distance. L’objectif seul pesait six kilos, et il était inimaginable de l’utiliser sans un pied au moins aussi lourd.
Lorsque tout fut en place, l’adulte laissa l’enfant essayer. Un des petits se plaça donc derrière l’appareil, attrapa la manette du pied et le déclencheur à distance, pointa sur la biche et prit une photo.
Elle était floue. Il n’avait pas lâché la manette du pied, et la légère vibration de sa main, transmise à l’objectif et amplifiée par la longueur focale, avait créé un effet bougé qui faisait instantanément passer ce cliché naturaliste dans la catégorie des œuvres abstraites.
— Bravo, elle est bien ratée !, persifla ma fille.
L’instituteur la tança une minute, puis se retourna vers moi :
— Elle est pas facile, vous savez ?
— Je sais, oui…
La matinée se termina, et l’on pique-niqua sur place. Ce fut l’occasion d’un rapide cours de portrait par le professionnel, et ma fille se fit encore remarquer en arrachant mon appareil des mains d’un camarade en lui lançant :
— Bien sûr, ça bouge ! Faut le tenir comme ça !
Je la grondai une fois de plus, aussi sèchement qu’il est permis sans être violent. Elle bouda une minute puis reprit ses activités comme si de rien n’était.
Elle resta presque calme dans l’après-midi, même si elle avait toujours tendance à vouloir s’occuper de toutes les photos, jusqu’à ce que l’on reparte à la descente, vers l’école.
C’est là qu’un enfant, qui portait le petit Nikon, tomba nez à nez avec un blaireau. Il resta immobile deux secondes, puis se retourna avec une expression inquiète ; sans doute ne connaissait-il pas cet animal, qui profitait de son désarroi se hâter lentement vers son abri.
Et brusquement, avant que quiconque ait dit quelque chose, Tsuyu explosa.
— T’es content ? T’aurais pu faire une photo, imbécile ! Maintenant, il est parti ! Idiot ! T’avais peur qu’il te morde, peut-être ?
Elle continua jusqu’à être interrompue. Je l’attrapai sèchement par l’épaule et elle se tut ; en trois secondes, elle se retrouva couchée sur mon genou et prit ce qui devait être la troisième fessée de sa vie.
Elle cria, pleura sans doute plus pour des raisons morales que physiques (habituée à courir la montagne, à tomber des arbres et à se tordre les chevilles, elle était très dure à la douleur), puis resta à sangloter doucement. L’instituteur me fit un sourire émerveillé, puis se pencha vers elle.
— Tu vois, tu as cherché toute la journée, c’est tombé. J’espère que tu vas arrêter de faire les quatre cents coups !
En entendant cela, le garçon qu’elle venait de brasser dit doucement :
— Ben, m’sieur, elle peut pas.
— Quoi ?
— Elle peut pas. Arrêter de faire les quatre cents coups.
— Pourquoi ?
Brusquement, elle oublia sa douleur pour lui lancer en silence un regard meurtrier lorsqu’elle l’entendit :
— Ben, c’est du 400 ASA-Tsuyu !
(25/02/2005)