Ce devait être une récréation. Yoko et moi étions à Paris, le 31 décembre 2009, pour passer notre premier contrôle technique de rallye-raid.
Nous étions les seuls engagés sur Lada Niva. Ce véhicule datait des calendes grecques mais roulait encore bien, au prix il est vrai de modifications profondes du moteur.
L’objectif était d’arriver à Dakar trois semaines plus tard, après huit mille kilomètres dont six mille de secteurs chronométrés.
On nous avait beaucoup demandé : Pourquoi le Dakar ? Ce rallye-raid, premier de l’année, était aussi le plus connu et le plus couru de blaireaux divers qui venaient se faire voir. Une bonne vingtaine de chanteurs, d’acteurs, de présentateurs télé et autres venaient compléter le plateau, au milieu des pilotes professionnels de la discipline.
J’aurais préféré, je ne le cache pas, partir sur un autre rallye-raid. Mais voilà : le Dakar, au milieu de l’hiver, était le seul à ne pas tomber en concurrence avec un rallye — malgré la proximité du Monte-Carlo. Nous avions donc rempli nos engagements en profitant de la pause hivernale.
Le premier janvier, nous surprîmes pas mal de monde, dans la première spéciale (à Château-Lastours), en signant le meilleur temps. Cela n’avait pourtant rien d’étonnant : ce terrain n’était autre que notre principale base d’essais terre, et nous y avions passé au total plus de deux semaines l’année précédente. Bref, le Niva marchait bien et nous connaissions le terrain comme notre poche.
Trois jours plus tard, nous arrivions au Maroc. Nous fîmes des merveilles — le Niva, court et léger, nous y aida bien — dans les spéciales de l’Atlas, avant de redescendre au sud vers la Mauritanie.
Là, on put pelleter des tonnes de sable en regardant passer les autres, ceux qui savaient avaler une dune sans s’y planter. Le 8 janvier notamment, nous arrivâmes après huit ensablements, à deux heures du matin. Et nous n’étions pas ceux qui galéraient le plus…
Enfin vint le 14 janvier, un secteur chronométré, en route ouverte, sur des pistes caillouteuses.
On partit à l’aube, en dix-huitième position. Yoko lisait le road-book et la carte tandis que je tentais d’aller vite, sans nous perdre, et sans perdre de vue qu’il était toujours possible qu’une voiture de passants déboule en face.
Après soixante kilomètres, un véhicule nous rattrapa. Il se colla derrière nous, restant là sagement. La piste n’était pas assez large pour le laisser passer, et des blocs de roche d’une demi-tonne nous dissuadaient d’en sortir.
Puis on arriva dans ce village perdu. Une dizaine d’habitations, de part et d’autre de la piste, et quelques autochtones qui nous regardaient passer.
Je freinai pour descendre à cinquante kilomètres à l’heure. Je n’avais pas envie d’accrocher quelqu’un.
Le véhicule qui nous suivait klaxonna, puis déboîta pour nous dépasser. Ébahi, priant pour que personne n’ait besoin de traverser à ce moment-là, je le regardai passer pleins gaz, sans se soucier des villageois qui durent reculer dans leurs maisons pour ne pas être accrochés.
Le soir venu, au bivouac, j’allai voir la direction de course.
— Je voudrais déposer une réclamation contre le numéro 504.
On m’accueillit courtoisement. Mais il était clair que je n’étais pas particulièrement bienvenu.
— Pourquoi ?
— Il est passé à quatre-vingts dans un village.
— Ah… Vous l’avez vu ?
— Si je vous le dis ! Je roulais à cinquante et il m’a doublé, à fond.
— Il a accroché quelqu’un ?
— Non, mais il aurait pu.
— Écoutez, vous savez qui est le 504 ?
Bien sûr, je savais qui pilotait le buggy numéro 504. Il était en tête du classement général, et champion du monde en titre.
— Oui, pourquoi ?
— Et bien… Il joue pour la victoire. Bon, vous, vous pouvez perdre une minute dans un village, ça ne changera pas grand-chose. Mais lui, il joue à la seconde.
— Et alors ? C’est une raison pour jouer des années de la vie des autres ?
Yoko, derrière moi, me prit la main. T’énerve pas, Fram, c’est pas le moment.
— Il y a un règlement, repris-je. Et le règlement dit que l’on est limités à cinquante dans les villages.
— Vous avez une preuve ?
— J’ai un film de caméra embarquée… Mais vous, de toute façon, vous avez forcément ses relevés GPS ! Jetez‑y un oeil, vous verrez !
— Si vous voulez mon avis, il vaudrait mieux que cette affaire se règle à l’amiable…
Ce genre de phrase m’énervait déjà un peu. Ils convoquèrent le pilote de la 504. C’était un jeune de vingt-huit ans. Il me regarda de haut — du haut de son mètre soixante-dix — et demanda la raison de sa convocation. On lui fit un résumé des épisodes précédents.
— On est là pour courir, non ?
— Oui, répondis-je. Pour courir, pas pour tuer des habitants du coin.
— J’ai tué quelqu’un ?
— Non, mais vous auriez pu. Si quelqu’un avait été en train de traverser quand vous avez déboîté, vous y avez pensé ?
— Il n’y avait personne.
— Vous étiez derrière moi. Vous ne pouviez pas le savoir.
— Eh, si tu veux te traîner, tu fais comme tu veux. Mais moi, je suis là pour gagner, et c’est pas en perdant trois minutes dans chaque village que ça marchera. De toutes façons, ils savent qu’on est là, ils sont prévenus !
Malgré Yoko, qui me serrait le bras de plus en plus fort, j’explosai :
— Ben voyons ! Et les gosses qui habitent sur les Champs-Elysées, ils sont pas prévenus qu’il y a des bagnoles qui passent ? C’est quand même limité à cinquante, prévenus ou pas, parce que cinquante, c’est le maximum en ville !
— Ça va, c’est pas la peine de s’énerver ! On va pas se prendre le chou, non ! Je suis là pour courir, pas pour faire la nounou pour trois bougnoules !
Yoko, qui avait déjà dû affronter quelquefois des remarques du même ordre, me lâcha, et ça partit.
— Bougnoules ? Putain, je croyais qu’on s’était débarrassés des derniers blaireaux dans votre genre ! C’est pas possible, vous êtes né con ou vous avez pris des cours du soir ? Bougnoules ?! Et moi, je suis une grenouille, je suppose ! Et ma femme, c’est jamais qu’une niakoué, pas vrai ?
Le directeur de course intervint alors.
— On se calme, messieurs, on se calme. On n’est pas là pour s’insulter. Vous, ce serait bien d’éviter les termes racistes. Quant à vous, Monsieur Neeck, vous êtes coureur. Vous devriez comprendre que l’on est là pour aller vite, aussi.
— Et si on écrase des paysans, c’est pas grave ? Ils ne voient jamais de bagnole ici ! Si c’est mal de rouler à cinquante dans Paris, où il y a toujours de bagnoles et où les gens savent ce que c’est, ici, à plus de trente c’est de la folie ! Déjà, cinquante, vous savez comme moi que c’est trop pour des mômes maliens qui voient une voiture par an, ce connard-là passe à quatre-vingts en plein village et vous dites qu’il faut comprendre ?
— Vous vous calmez ou je vous mets hors-course !
Je plongeai la main dans ma poche pour en sortir mon carnet de pointage.
— Pas la peine, je vous rends mon carnet, hurlai-je en le déchirant. Si c’est tout le respect que vous avez pour des gens que vous envahissez tous les ans, on a rien à voir ensemble !
Je sortis de la tente d’un pas rapide, puis me retournai en beuglant :
— Si c’est comme ça, vos rallyes-raids, vous vous les taillez en pointe et vous vous les foutez au cul jusqu’à ce que ça vous chatouille les amygdales !
Je retournai à notre tente, où Yoko me rejoignit.
— Tu y as pas été un peu fort ?
— Tu trouves ? Tu trouves ça normal de cracher comme ça à la gueule des gens du coin ?
— C’est pas ça… Sur le fond, je suis tout à fait d’accord avec toi… Mais sur la forme… C’est un raid FIA, on pourrait tout à fait nous faire péter nos licences…
— Alors, parce que c’est la FIA, parce qu’elle peut nous empêcher de courir, on devrait se taire, faire profil bas, et laisser faire des connards pareils ?
— Non… Mais ce serait mieux de pas leur rentrer dans le lard de front… Tu sais, on obtient pas mal de choses par la douceur.
Le soir même, j’avais Tsuyu au téléphone. Elle ne dit pas grand-chose de l’esclandre que j’avais faite. Elle jugea juste :
— Quand même, quand tu me dis de pas dire de gros mots, là, tu y as été fort !
Je dormis comme un loir. Ce ne fut pas le cas de Yoko, qui s’inquiétait des conséquences que mon pétage de plombs pouvait avoir.
Le lendemain, nous rentrâmes à Paris dans un Transall, avec trois concurrents ayant abandonné pour d’autres raisons.
Lorsque, à Roissy, la porte de l’avion s’ouvrit, je fus accueilli par une mare de journaliste. J’avais réussi l’exploit de faire la une du Monde, qui titrait tranquillement : Sécurité et Dakar : polémique en vue. Le Times y avait été plus fort en titrant : ‘Till it tickles you the tonsils. Cette phrase-choc, prononcée à l’extérieur de la tente de la direction de course au vu et au su de chacun, était reprise jusqu’à la nausée par tous les journaux. Et une centaine d’envoyés spéciaux se pressaient autour du Transall, demandant un commentaire.
J’expliquai, en termes polis, ce qu’il s’était passé et ce qui avait été dit avec la direction de course.
Le président de la FIA annonça dans l’après-midi que ma licence pilote était suspendue en raison du manque de respect dont j’avais fait preuve envers une organisation mandatée par elle.
En fin de soirée, la direction de course du Dakar recevait du Président du Mali l’ordre de quitter immédiatement le territoire ou d’assurer la fermeture des routes et la limitation à quarante kilomètres à l’heure dans tous les villages.
Le 21 janvier, je lisais dans Charlie Hebdo un article de Cavanna qui commençait ainsi : “Je n’aurais jamais cru dire du bien d’un coureur automobile”.
Le 22, devant la levée de boucliers qui avait accompagné mon coup de gueule, la FIA me rendait ma licence et, le 23, Yoko et moi étions au départ du Monte-Carlo.
(14 juin 2003)