Officiellement, il n’était pas question de dire que l’on s’était arrêtés pour un câlin amoureux… Le moteur, qui avait montré des signes de faiblesse dans la première spéciale du Turini, porta le chapeau. Comme, en plus, Tsuyu naquit légèrement avant terme, tout le monde la crut conçue au nouvel an.
Aujourd’hui, il y a prescription…
Le dix février, nous savions avec certitude que Yoko était enceinte. Elle passa plus de deux heures au téléphone avec sa mère pour lui annoncer la nouvelle.
Au dîner, c’est elle-même qui amena le sujet. Nous avions gagné, après notre prestation au Vaucluse, une saison de rêve : l’aide de la fédération, des sponsors à n’en plus savoir que faire, et Citroën qui nous prêtait une Super 1600 pour toute la saison…
Elle trouvait, et c’était ce que je me disais depuis toujours, qu’il ne fallait pas se laisser oublier.
Or, je n’arrivais pas à me concentrer avec un autre navigateur. Comme il est hors de question d’attacher une femme enceinte dans une voiture de rallye, il me fallait être seul à bord.
Dans la soirée, on éplucha la présence en compétition de nos principaux sponsors, notamment Citroën et Michelin. Je préférais rouler sur terre, et j’avais un goût immodéré pour les disciplines “chaudes”…
Il fallait aussi que la voiture puisse y courir. Rallye, circuit, rallycross et auto-cross… Le rallye se faisait à deux, c’était donc impossible ; le circuit se courait sur bitume, ce qui ne m’intéressait guère ; Citroën était déjà présent en rallycross et une voiture de plus ne les intéresserait sans doute pas. On prépara donc un dossier pour l’auto-cross.
Le principe de l’auto-cross est assez simple : vous prenez un lot de fondus, de préférence complètement givrés mais bons pilotes, des voitures venues de tous horizons, un circuit de terre battue d’un kilomètre, et vous donnez cinq tours aux premiers pour faire la différence.
Prévoyez un arrosoir pour le jour où la terre ne glisse pas assez…
C’est donc une discipline très brève, très spectaculaire, avec un règlement suffisamment libre pour que certains fassent de très belles choses.
Officiellement, il est interdit de pousser les autres ; mais un “gentlemen-agreement” est depuis toujours passé pour dire qu’une touchette fait partie du jeu… C’est la voie médiane entre le rallycross, voitures très performantes, circuits larges et pilotes très professionnels, et le stock-car, voitures déglinguées, circuits étroits et pilotes complètement barges.
Dans un premier temps, il fallut convaincre les sponsors de nous accorder leur confiance sur ce changement de programme. Ce ne fut guère aisé, l’auto-cross étant beaucoup moins connu que le rallye. En revanche, avec dix voitures sur le circuit, contre cent à cent vingt en rallye, on passe bien moins inaperçu… Le sourire de Yoko finit de les convaincre ; tout le monde nous suivit. Le budget réuni, de confortable pour le rallye, devenait colossal pour l’auto-cross.
Il y eut beaucoup de travail sur la voiture pour la mettre aux normes de l’auto-cross. Les règlements techniques sont différents du rallye, pour des raisons évidentes : courses en pelotons agités, en circuit, et non contre la montre sur route.
J’ai pu, dès la première course, me qualifier pour la finale, où j’ai fini huitième. Ce résultat suffit à satisfaire les plus exigeants de nos mécènes.
A partir du mois de mai, je jouais régulièrement dans le tiercé de tête.
On s’attendait, après mes prestations en rallye, caractérisées plutôt par une régularité de métronome que par une vitesse pure élevée, à ce que j’aie du mal à me mettre dans le bain de courses extrêmement courtes et rapides. En fait, il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il suffisait d’être complètement fou pour réussir dans cette discipline. Les dépassements à la poussette, les portes fermées avec ou sans ménagement, il suffit de s’y habituer…
Je finis la saison deuxième du championnat “tourisme promotion”, avec trois victoires de catégorie.
Pendant ce temps, je voyais ma petite s’arrondir. Elle prit une dizaine de kilos, lentement, au fil des envies de fraises et des boulimies de chocolat.
Elle avait du mal à monter des escaliers, marchait lentement, s’économisait.
En juin, sa grossesse était déjà bien visible.
Je crois que l’on peut dire que Tsuyu a été sage avant sa naissance. La grossesse s’est sans doute bien passée… A part quelques angoisses nocturnes, quelques irrépressibles envies de n’importe quoi, à n’importe quelle heure… Et quelques crises de nerfs.
Et, surtout, malgré un futur père qui avait complètement pété un câble, complètement gâteux, qui finissait par oublier ses voitures… On a beau être pilote, d’un calme olympien en course, même dans les situations les plus inquiétantes, on en reste pas moins un homme normal, un peu perturbé au niveau intellectuel lorsque sa femme est enceinte.
La saison d’auto-cross se terminait fin septembre. On prit l’avion le deux octobre pour Tôkyô. J’avais, en France, trop d’amis agités pour Yoko, qui avait de plus en plus besoin de calme.
Chez ses parents, elle retrouva tout le calme nécessaire pour finir en toute tranquillité son uvre créatrice.
Nous savions depuis longtemps que nous attendions une fille. Le nom choisi, Asatsuyu, fit l’unanimité au Japon. Nous avions choisi ce prénom par amour de Yoko Tsuno, qui reste l’héroïne de BD que je préfère.
Yoko Tsuno a adopté une jeune chinoise nommée Rosée-du-matin, ce qui, en bon japonais, se dit Asatsuyu.
En France, ce prénom eut beaucoup moins de succès. Nombreux furent ceux qui ne comprenaient pas le choix d’un prénom japonais pour une fille devant vivre en France. Je dois alors préciser que, à l’époque, nous ne savions pas où nous nous installerions définitivement. Je m’entendais très bien avec ma belle-famille, et le Japon prêtait un bon accueil aux pilotes étrangers en sport auto. Or, Asatsuyu est parfaitement prononçable en français, tandis que la plupart des prénoms français sont absolument imperméables au japonais. Par exemple, le mien, Fram, devenait Furamu chez mes beaux-parents.
Enfin, Tsuyu devait naître au Japon.
Lorsque nous arrivâmes là-bas, le 3 octobre, nous pensions avoir environ un mois avant l’accouchement. Yoko passait ses journées allongée devant la maison. Elle fatiguait vite et il n’était pas question pour elle de partir marcher longtemps.
En fait, ces fatigues n’étaient que les prémices de l’incorrigible impatience de Tsuyu, qui arriva le 12 octobre, avec une bonne semaine d’avance sur le programme — elle était attendue pour la fin du mois.
Le médecin de l’île monta chez les Kazeami lorsque Yoko eut ses premières contractions. Je fus mis dehors sans ménagement, car j’étais cent fois plus nerveux qu’elle. Il était dix heures du matin.
Je tournais en rond un moment dans le jardin, comme un lion en cage.
Après un moment, je vis le dragon de pierre, qui semblait me regarder avec curiosité. Je l’apostrophai alors :
— Toi, tu ne vas pas la ramener ! La petite fille a qui tu faisais peur a grandi, et ce n’est pas la peine d’essayer de lui faire peur maintenant !
Imperturbable, il me regardait droit dans les yeux. Sans doute ce dragon japonais n’avait-il pas compris le sujet de mon discours en français… Je n’avais rien bu, mais son aplomb me fit quelque chose et je décidai de l’ignorer. Je me remis à tourner sans but, puis, après un temps, me rendant compte de quelque chose d’étrange dans mon comportement — pourquoi avais-je apostrophé ce dragon en français alors que je commençais à me débrouiller correctement en japonais ? —, je décidai d’aller me rafraîchir les idées.
Descendant le long du laboratoire, je rejoignis le ponton d’où je plongeai résolument, habillé, dans la mer.
Elle était froide. Je fis l’aller et retour jusqu’à la plage, sur la partie basse de l’île, ce qui me calma un peu. Je fis alors une série d’apnées, de plus en plus longues, pour finir de me vider la tête.
Enfin, je remontai sur le ponton, transi, gelé jusqu’à l’os par une petite brise venue de terre.
Je dus me déshabiller pour sécher plus rapidement, et je vis deux villageois regarder avec un étonnement grandissant ce “long-nez” qui retirait ses vêtements après s’être baigné.
Arrivé à la maison, j’étais calmé. Je m’assis dans une chaise longue, laissant au sol mes vêtements trempés, et je passai ainsi un long moment, à regarder la course des nuages poussés par cette petite brise.
Vers midi, ma belle-mère vint me chercher pour me faire manger. Les contractions de Yoko se rapprochaient, mais le travail n’était pas encore vraiment commencé. Elle me fit remarquer avec un sourire en coin que le dragon n’avait pas eu l’air particulièrement ému par mes imprécations, et je retrouvai chez elle le même sourire moqueur que chez sa fille.
Comme je recommençais à m’énerver, je montai l’après-midi vers le sommet de l’île, m’assis et me mis à regarder la mer, le ciel, les nuages, la végétation.
Le vieux moine vint me voir, et nous discutâmes longtemps. De l’endroit où nous étions, on voyait assez bien la croix sombre, sur le fond de l’eau, qui avait été son avion.
Vers dix-huit heures, le père de Yoko vint me chercher pour me dire que ma fille arrivait à toute vitesse.
Le temps de redescendre, Asatsuyu était née.
La première chose qui frappa les personnes présentes, à part sa santé et sa belle voix, fut la couleur de ses yeux. Un bleu profond, qui contrastait avec sa peau déjà ocre et ses paupières bridées.
Ce fut un mystère qui nous occupa trois jours que de savoir d’où venait cette couleur. Chez moi, les yeux bleus étaient courant, même si les miens étaient marron, et il n’y avait rien d’étonnant. Chez Yoko, en revanche… La quasi-totalité des Japonais ont les yeux d’un beau noir ou d’un profond marron.
Il fallut faire subir une fouille aux archives familiales pour trouver trace d’un aïeul de quatrième génération de Yoko, venu tout droit de Hollande. Le chromosome portant les yeux bleus était certainement le seul qui restait en Yoko de cet ancêtre. Il était passé de génération en génération sans jamais s’exprimer, étant concurrencé par plus dominant que lui, et avait fini dans les yeux de Tsuyu, qui s’en trouva parfaite petite asiatique aux yeux bleus.
Je ne sais pourquoi, alors que je n’ai jamais spécialement aimé les bébés, j’étais complètement gâteux avec elle.
Elle ne fut jamais une enfant pleureuse ; même toute bébé, elle pleurait rarement et se calmait facilement. Elle passait son temps à regarder le monde, ses yeux grand ouverts.
Nous restâmes au Japon plus d’un mois. Yoko s’était remise au sport, presque du jour au lendemain. Elle mit à peine trois semaines à reprendre son poids de forme. Elle s’arrêtait toutes les deux heures environ pour donner le sein à la nouvelle venue, qui ballottait en général sur son dos.
La nuit, elle prenait Tsuyu avec nous, afin de ne pas avoir à se réveiller pour lui donner la tétée. Cela dura jusqu’à ce que les soifs de Tsuyu fussent suffisamment espacées pour nous permettre de prendre un véritable repos entre deux séries de hurlements, vers décembre.
Au retour en France, tout le monde voulut la voir, la toucher, lui trouver le nez de celui-ci ou les yeux de celui-là… Autant de niaiseries que les Japonais nous avaient évitées.
Yoko se prêtait de bonne grâce à ces jeux que je persiste à trouver idiots, tandis que je jouais à l’ours, restant dans mon coin et n’acceptant de parler qu’une fois les gouzi-gouzi terminés. Yoko disait que j’étais trop gaga avec ma fille pour admettre que d’autres le soient autant. C’est possible.
Ce qui m’énervait par-dessus tout était les projets d’avenir que d’aucuns lui concoctaient. Elle sera chanteuse, médecin, rallywoman, que sais-je… Ce n’est pas parce que cette dernière hypothèse est depuis devenue réalité que je supporte mieux cet embrigadement de mômes de quelques semaines.
Ma position était claire : Tsuyu ferait ce dont elle aurait envie, et je ferais mon possible pour l’y aider. J’ai toujours refusé de la pousser dans une voie, même si je ne nie pas que la voir sur quatre roues m’a fait plaisir et que, baignant dans ce milieu depuis toute petite, elle avait des facilités à choisir cette voie.
J’ai même un jour failli casser la gueule à un chirurgien qui, alors qu’elle avait trois ans, voulait à tout prix l’inscrire déjà en faculté de médecine.
— Tu n’aimerais pas avoir une fille médecin ?
Auquel je répondais invariablement :
— J’aimerais avoir une fille heureuse de sa vie.
Au bout d’un moment, j’ai fini par m’en aller, avant de craquer et de planter mon poing dans le pif de ce bonhomme intarissable sur les bienfaits de la médecine. C’est qu’un pilote de rallye a en général des bras musclés à base de séances de punching-ball, pour tenir un volant alourdi par la vitesse.
Ma fille a fait ce qu’elle a voulu, et je crois qu’elle est aujourd’hui heureuse de ses choix.
En janvier, on recommença les essais. Revenus à nos premières amours, nous devions faire intégralement le championnat de France des rallyes sur terre. Mes résultats d’auto-cross avaient convaincu les plus sceptiques et nous avions un budget confortable ; Yoko ne reprit pas le travail à l’aéroport, mon salaire nous permettant de vivre. Nous étions parmi les très rares rallymen amateurs à avoir un budget suffisant pour ne pas se ruiner personnellement.
Tsuyu connut ses premières poussières, car il lui fallait encore quatre tétées par jour et nous dûmes l’emmener. J’ignore si cela joua sur sa vocation future, mais son premier contact avec une voiture de course ne fut pas un grand succès : cela se termina en pleurs lorsqu’elle entendit démarrer le moteur, et nous dûmes demander à Mona, une amie qui devait s’occuper d’elle, de s’éloigner de la piste d’essais.
On s’arrêta à midi. C’était l’heure de la tétée et du pique-nique. On déjeuna assis en rond par terre. Je connaissais bien les mécaniciens qui s’occupaient de ma voiture ; cela faisait un an qu’il la préparaient pour l’auto-cross. Je m’attendais à ce que, comme d’habitude, la discussion tourne sur la manière de passer un peu plus de chevaux au sol, de choisir les bons ressorts pour que la voiture retrouve ce comportement que j’aimais tant, difficile à obtenir sur une traction avant, d’un nez très directeur et d’un arrière enroulant volontiers en glissant un peu, de trouver le bon compromis entre puissance et longévité du moteur…
C’était un grosse erreur de ma part. Les mécanos sont des hommes comme les autres, qui ont passé le repas à faire gouzi-gouzi avec ma fille. Avec leurs gros doigts pleins de graisse et d’huile de boîte, qui prenaient les goujons de roue au marteau pour les débloquer.
Lorsque l’on retourna aux essais, Tsuyu était en tenue de camouflage militaire : grosses traces noires et grises un peu partout, y compris sur le visage. Ça n’avait pas l’air de la gêner ; elle regardait calmement autour d’elle, montrant à tous son joli minois couvert de crasse mécanique en souriant.
Il fallut plusieurs journées d’essais pour rendre à la voiture son comportement. Plus lourde d’une cinquantaine de kilos en rallye qu’en auto-cross, elle était devenue beaucoup plus pataude et il fut difficile de trouver les réglages de suspension qui lui redonnaient son comportement joueur.
Tsuyu se faisait garder, tour à tour, par Mona, sa sur Anne ou leur père, Claude. Nous préférions la confier aux filles qu’au père, car il s’intéressait à la voiture et, à chaque fois, s’approchait trop du bruit et de la poussière. A chaque fois, Tsuyu prenait peur et se mettait à pleurer, et il fallait arrêter les essais le temps que Yoko la calme.
Pour la première fois, d’ailleurs, Mona fit partie de l’équipe d’assistance rapide au rallye Terre de l’Auxerrois. Il s’agissait d’amener, entre deux spéciales, Tsuyu à son ravitaillement. A six mois, elle tétait beaucoup moins, mais la logistique s’en trouva affectée. Cela fit en effet, deux fois par jour, une personne de plus qui tournait autour de la voiture, posant le paquet crieur sur la copilote.
Au rallye des Terres d’Auvergne, deux semaines plus tard, Tsuyu ne tétait plus. Mona et elle furent tout de même du voyage, Yoko n’étant pas prête à laisser sa fille plus de quelques heures.
Notre retour en rallye fut marqué par une douzième place au général et une cinquième place en classe 1600, suivies d’une huitième au général et troisième de classe en Auvergne.
(23/07/2001)