La saison 2004 s’était bien terminée : nous avions terminé cette première saison complète en championnat de France des rallyes sur terre avec la deuxième place de la catégorie 1600. 2005 s’annonçait bien et nous cherchions une nouvelle voiture, avec l’espoir de jouer le titre.
Début janvier, la Fédération Française du Sport Automobile nous annonça qu’elle acceptait de nous sponsoriser pour un rallye de championnat du monde, comme elle le faisait régulièrement avec de jeunes pilotes. Citroën, dont nous avions porté haut les couleurs avec notre Saxo T4, nous donna un coup de pouce supplémentaire en nous prêtant une C2 S1600 et en assurant l’assistance dans les mêmes conditions que les semi-officiels. Comme d’habitude, il y avait peu de nouveaux pilotes au Monte-Carlo ; ce rallye difficile n’était pas l’idéal pour commencer. Yoko et moi avions tenté une première participation en 2003 ; après beaucoup de galères et un coup de blues, nous nous étions arrêtés au bord de la route.
Aux premiers tours de roue, j’ai eu très peur. C’était le 19 janvier, le rallye de Monte-Carlo commençait le 21 et nous venions de finir les reconnaissances. Je n’avais pas conduit de traction avant depuis la Visa GTi de nos débuts, d’une puissance inférieure d’une centaine de chevaux ; j’avais pris l’habitude de comportement, si agréable, de la Saxo T4 à transmission intégrale.
Les trois premiers virages passèrent sans soucis. Dans le quatrième, une épingle gauche en montée, j’ouvris l’entrée et mis plein gaz à l’approche du point de corde. J’avoue humblement que je m’attendais à ce que, comme sur la T4, l’arrière glisse légèrement de manière à ce que la voiture sorte en ligne…
La roue avant gauche se mit à patiner, le différentiel renvoya du couple sur la droite, qui partit à son tour en farandole. Glissant toutes deux, elles perdirent tout pouvoir directionnel.
Aussitôt, le nez de la C2 glissa vers l’extérieur.
J’entendis Yoko se taire — en général, quand un copilote cesse de lire les notes, c’est qu’il attend le choc… Je lâchai l’accélérateur et donnait, du pied gauche, un coup de frein qui rétablit plus ou moins la situation. Revenu en ligne, je remis un peu de gaz pour sortir de la courbe. Vingt mètres plus loin, sorti du mauvais pas, je laissai la voiture s’arrêter en bordure du fossé.
— Il s’est passé quoi ?
— Ben… J’ai remis les gaz d’un coup et les roues ont patiné.
— Fais gaffe, t’as deux cents chevaux à passer sur l’avant.
— Okay, on va essayer de faire gaffe.
Je remis la première et repartis doucement. Yoko reprit ses notes.
Ce faux-pas, heureusement sans conséquence, me ramena sur terre. Il me rappela qu’une traction ne se conduit pas comme une quatre roues motrices. Il m’apprit à faire attention à la motricité. Et il fut le seul du rallye, qui fut d’ailleurs le cinquième et dernier que je disputai dans une traction !
Après deux heures d’essais, j’avais retrouvé les automatismes d’une traction. J’avais également défini une base de réglage qui me convenait. Mon soucis de la première épingle avait signé ces réglages : j’étais resté conservateur, assurant une voiture facile à conduire et peu sensible à l’humidité qui restait çà et là.
La journée du vendredi fut longue. Elle ne comptait pas moins de douze spéciales, qui, de Monaco, nous amenèrent dans les Hautes-Alpes. Nous arrivâmes à Gap en vingt-sixième position au classement général, quatrième de la classe 1600.
C’était moins bien que deux ans auparavant, où nous naviguions à la deuxième place avec notre T4 ; mais la T4, sur ces routes glissantes et piégeuses, était avantagée par sa transmission intégrale, bien plus qu’elle n’était handicapée par son manque de puissance.
Avec soixante chevaux de plus et deux roues motrices de moins, rester sur la route tenait du défi permanent. À chaque fois, ou presque, que je mettais les gaz, je devais aussitôt lever le pied pour limiter le patinage.
Samedi matin, en écartant les rideaux de notre chambre d’hôtel gapençaise, j’eus une surprise de taille. La veille, il avait certes fait froid, mais un froid sec ; je ne m’attendais guère à voir à l’aube un manteau blanc recouvrir la ville.
Les spéciales de la journée devaient nous faire traverser le Dévoluy, pour atteindre les limites du Trièves avant de passer dans la Drôme par le col de Menée. Il ne nous manquait plus qu’une nuit valentinoise et une étape dominicale pour boucler la boucle et revenir à Monte-Carlo.
Drômois d’enfance, étudiant à Grenoble, je connaissais bien la région et son climat. Mieux que n’importe quel service météo, un coup d’œil au Nord m’annonça des spéciales entièrement enneigées.
Au parc d’assistance, je vis des pilotes en grande discussion. Je rejoignis l’équipe Citroën. Là aussi, la discussion était vive entre ceux qui voulaient des pneus à lamelles, des pneus pluie plus ou moins cloutés, ou des pneus verglas, le tout en gommes plus ou moins dures et en différentes largeurs.
Le chef des mécanos affectés à ma C2 me demanda ce que je voulais utiliser.
— Ben, des Pleine neige étroits à gomme tendre.
Il s’étonna devant mon absence d’hésitation. De plus, ce choix venait juste d’être abandonné définitivement par Sébastien, qui était considéré comme un spécialiste du Monte-Carlo.
— Je sais pas. Peut-être que Séb a raison, expliquai-je. Je connais un peu le Dévoluy, et je connais par cœur Menée. Toute la montée est en ubac, et la descente n’aura pas eu le temps de fondre quand on passera. Ça sera de la neige.
— Peut-être, mais il va rester un peu de bitume ici ou là, fit remarquer un des pilotes semi-officiels qui courait comme moi sur C2. D’accord pour les neige, mais plutôt en gomme dure.
— Fais comme tu le sens.
Je repartis à ma voiture. Finalement, je fus le seul à faire ce choix des gommes tendres. Sébastien Loeb avait arrêté son choix sur des neige et verglas étroits à gomme moyenne, Carlos Sainz avait sélectionné des neige large à gomme tendre — deux choix logiques dans la mesure où les WRC usaient plus leurs pneus que nous —, et les deux autres pilotes des Super 1600 s’étaient fixés sur des neige et verglas larges.
Dans les deux premières spéciales, à côté de Veynes et sous Super-Dévoluy, je tenais le rythme des meilleurs 1600. Je sentais bien ma voiture ; elle bougeait un peu, mais pas trop. Le moteur avait toujours tendance à faire patiner les roues plus que de raison, mais je corrigeai ce défaut en changeant de rapport à cinq mille tours au lieu de sept mille.
D’autres pilotes, fondamentalement plus rapides que moi, firent de moins bons temps. Mal chaussées, leurs voitures devenaient imprévisibles. Ils ne pouvaient plus attaquer comme ils l’auraient voulu sans risquer la sortie de route.
Elles furent nombreuses, d’ailleurs. Au matin, à Gap, cinquante-quatre voitures, dont vingt-deux 1600, étaient sorties du parc fermé ; à l’entrée de Valence, nous n’étions plus que trente-et-un, dont huit 1600. Avec seulement quatre abandons, toutes catégories confondues, pour cause mécanique !
Et puis, il y eut la troisième spéciale. N75-Châtillon en Diois via le col de Menée. Arrivé au CH de départ, je descendis de voiture. Yoko m’accompagna ; elle savait et partageait ma jouissance esthétique. Nous avions cinq minutes d’avance. Juste le temps de regarder toute la splendeur du Mont Aiguille en robe de mariée, avec sa traîne de nuages s’étirant dans le ciel.
J’appris plus tard que j’étais le seul à m’être arrêté sur cette vision. En 2008, pour la première fois, la Monte-Carlo revint au col de Menée ; j’y arrêtai Séb de force et il m’avoua, vaguement honteux :
— Il y a trois ans, on m’a dit qu’un jeunot s’était arrêté pour regarder le Mont Aiguille pendant cinq bonnes minutes. Je regrette de pas avoir fait comme lui.
Les yeux remplis de toute cette splendeur, Yoko alla pointer. Puis on s’installa.
— Tu veux des notes ?, demanda-t-elle à tout hasard.
— Pas la peine. Sors juste le lecteur de CD.
Ébahis, les commissaires me regardèrent installer tranquillement un baladeur, avant de le brancher à l’interphone.
Un petit coup sur le pare-brise. Un doigt tendu. Une minute.
Deux doigts croisés. Trente secondes.
Main ouverte deux fois. Dix.
Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. La main disparaît, et c’est parti !
Au milieu de la ligne droite, je lançai la lecture du CD. Il commençait par Stairway to heaven, de Led Zeppelin. Morceau doux au départ, qui s’excite après quatre minutes. Quatre minutes… Juste la durée du long enchaînement de lignes droites et de virages rapides qui précède un petit hameau. Le rythme même de la spéciale s’accélère un peu ensuite, sur un solo de guitare. Une minute plus tard, le chanteur revient une octave plus haut — et l’on entre dans le vif du sujet : la montée vers le premier col, enchaînements rapides, beaucoup de travail au volant.
Yoko, silencieuse, regardait le boulot d’un gars qui, quatre ans durant, avait fait cette route toutes les semaines.
Premier col. D’ordinaire, il fallait une vingtaine de secondes de moins. Le merveilleux morceau touchait à sa fin tandis qu’il aurait pu tenir trois virages de plus.
Aussitôt, en rentre dans le vif du sujet. La montée. La vraie. Celle qui va au col de Menée. La route perd un mètre en largeur, devient plus bosselée et encore plus tordue. Et Queen entame le deuxième morceau du CD : Princes of the Universe. Les coups de guitare rythment les virages. Je sais ce que je fais. Cette route, je la connais par cœur. Je l’ai faite toutes les semaines, pendant les quatre années que j’ai passées à Grenoble. Le profil même du goudron, là, sous la neige, je le connais. Je sais où, sous le manteau mou et lisse, il y a un trou ou une bosse. Je sais où je peux compter sur une accroche, où les roues vont s’enfoncer dans la poudreuse. Je sais aussi comment va réagir la voiture. Deux spéciales du Dévoluy pour prendre la voiture en mains, et je la sens enfin parfaitement. Je sais ce qu’elle fait.
Alors, je sais ce que je fais. Le pied droit sur l’accélérateur, le pied gauche sur le frein. Les mains volent sur le volant, pas toujours très logiquement. Là, j’ai pris le volant en bas, provoquant un instant de doute chez Yoko ; mais le virage, qui paraît léger, se resserre et, ramenant mes mains face à face, presqu’à l’horizontale, le volant se trouve exactement dans la bonne position, la voiture sur la bonne trajectoire. Les mains prêtes à surbraquer en cas de glisse de l’avant, ou à débraquer si l’arrière part. Le pied pèse trois grammes, donnant juste ce qu’il faut de gaz, juste ce qui va faire patiner un peu, juste ce qui va arracher la couche superficielle de poudreuse pour aller chercher l’accroche dans la neige tassée.
Passage du pont. Je pointe le nez sur la rambarde. La voiture glisse de quelques centimètres, et contourne l’obstacle. Yoko a eu peur. Pas moi. Je savais où nous allions.
Enfin le tunnel. Et, comme par miracle, c’est le moment que choisit Freddy Mercury pour passer la main à Jim Morrisson. 20th century fox, c’est plus calme et c’est un bon rythme de descente.
Après une montée en ubac, la descente est en adret. C’est là que les autres pilotes ont fait une erreur. Ils s’attendaient à ce que ça ait fondu.
Je connaissais bien la route. Cet adret-ci était particulier : toute la matinée, il était à l’ombre d’une montagne. Il ne fondait qu’en début d’après-midi.
Et, mis à part sur les cinq cents premiers mètres exposés au soleil, la neige restait régulière et couvrait l’ensemble de la route.
Croisement d’Archiane. Épingle gauche en descente. Puis pont à droite et longue enfilade bosselée jusqu’à un hameau. Un gauche où les traces de mes prédécesseurs m’annoncent que je vais gagner du temps : ils ne savaient pas, manifestement, que le goudron était effondré à la corde. Je plonge, sans ralentir, les roues dans le trou, et la voiture tourne autour, tandis que les autres, restés sur la zone plane, ont dû freiner.
I just shot John Lennon, jouent les Cranberries dans l’enchaînement ultra-rapide qui suit. Trois minutes d’énergie pure, jusqu’au village de Menée, et enfin ! la route redevient un peu plus large et plane. De quoi calculer un peu plus.
La piste suivante devait être Bloody sunday de U2, mais Yoko la juge inadaptée : elle tape les touche du lecteur pour le caler sur Piece of my heart. Bonne idée. Je me cale sur la musique et… Elle a raison, ma copilote. Enfin, voici l’arrivée.
Au point stop, Janis Joplin le chante encore : take another little piece of my heart… Yoko se retourne vers moi, et je l’embrasse ; notre temps apparaît au tableau…
C’est ce jour-là, paraît-il, que Pierrot s’est mis à me surveiller de près. Il m’a dit plus tard : “J’avais déjà vu ce scénario-là. C’était les débuts de Jean-Luc Thérier.” La comparaison était pour le moins flatteuse.
Toujours est-il que j’ai obtenu ce jour-là ma toute première victoire de spéciale au scratch. Devant treize WRC, entre autres.
Ce n’était pas réellement une première : Gilles Panizzi avait déjà remporté des scratches sur neige avec une 306 Maxi à la fin des années quatre-vingt-dix. Mais, ma modestie dût-elle en souffrir, je crois pouvoir dire que ma conduite, ce jour-là, a été proche de la perfection.
Cette route de montagne tordue, qui mena tant d’autres aux enfers, fut pour moi une véritable autoroute vers le paradis.