Note au lecteur

En 2023, Fram Neeck, cham­pion du monde des ral­lyes en 2009 et 2010, déci­dait de publier ses mémoires. Des mémoires sur­pre­nantes dans leur forme: loin d’un mono­tone inven­taire chro­no­lo­gique de pal­ma­rès, il s’a­gis­sait plu­tôt de notes, d’a­nec­dotes, de remarques en vrac.

Bien plus que Fram ou même que le ral­lye, c’é­tait la famille Neeck, qu’il for­mait avec sa femme Yoko et leur fille Asat­suyu, qui était au centre du récit.

La pre­mière édi­tion fut rapi­de­ment épui­sée. Hélas, pen­dant la pré­pa­ra­tion de cette seconde édi­tion, un drame frap­pa l’au­teur: sa fille et sa bru, Alice Rebuf­foi, ont été tuées dans une sor­tie de piste en Aus­tra­lie. Fram n’a pas sou­hai­té annu­ler le reti­rage du pré­sent livre, ni modi­fier sa remarque finale joyeuse du der­nier cha­pitre ci-des­sus. Il n’a pas non plus vou­lu ajou­ter un cha­pitre consé­cu­tif à cet accident.

A Fram, à la famille Rebuf­foi éga­le­ment bien connue dans le milieu du ral­lye, et à Mona Baquon, tutrice de Asat­suyu, nous expri­mons nos sin­cères condoléances.

Nous repro­dui­sons ici l’ar­ticle de Jeff Ban­jo publié dans L’heb­do­ma­daire de l’au­to­mo­bile du 23 octobre 2024, rela­tant cet accident.

L’hy­po­thèse évo­quée en fin d’ar­ticle a depuis été confir­mée: c’est bien en ten­tant d’é­vi­ter des spec­ta­teurs que le drame s’est produit.

Asat­suyu Neeck et Alice Rebuf­foi ont décro­ché, à titre post­hume, le titre de cham­pion du monde des ral­lyes 2024.

Le noir est mis

Les acci­dents mor­tels sont rares en ral­lye. Per­sonne n’é­tait mort en cham­pion­nat du monde depuis Yoko Neeck, copi­lote de Fram Neeck, au Monte-Car­lo 2011. Aujourd’­hui, le des­tin s’a­charne sur la famille puisque s’est leur fille, Asat­suyu Neeck, et sa com­pagne Alice Rebuf­foi qui ont trou­vé la mort.

Le parc d’as­sis­tance est calme, ce 20 octobre, pour le ral­lye d’Aus­tra­lie, onzième manche de ce cham­pion­nat du monde des ral­lyes 2024. Les méca­ni­ciens vaquent à leurs occu­pa­tions. Chez les construc­teurs de pointe, Sub­aru, Hyun­dai, Peu­geot, Citroën, les pilotes doivent arri­ver bien­tôt. On pré­pare les nou­veaux pneus, les outils, le maté­riel néces­saire, selon les der­nières infor­ma­tions trans­mises par radio par les pilotes.

Et puis, brus­que­ment, une rumeur part de chez Hyun­dai. Le grand patron est sor­ti du motor-home pour par­ler à ses ingé­nieurs, qui ont trans­mis aux méca­ni­ciens. L’a­gi­ta­tion gagne, s’é­tend dans l’é­quipe, puis conta­mine l’é­cu­rie à coté. Chez Peu­geot, beau­coup tendent l’o­reille. Pas de doute, on parle de Asat­suyu Neeck, la fille de leur ancien pilote…

On parle de quoi … La rumeur part, s’af­fole. On parle d’ac­ci­dent, d’une Hyun­dai détruite, de bles­sés… On ne sait pas exac­te­ment, mais il paraît que c’est grave, il paraît que…

Fina­le­ment, c’est un cibiste de la sécu­ri­té radio qui prend la parole, dans les hauts-par­leurs de la direc­tion de course.

La Hyun­dai numé­ro 3 est sor­tie dans la dix-hui­tième spé­ciale, au troi­sième kilo­mètre, annonce-t-il. L’é­quipe de sécu­ri­té envoyée sur place a trou­vé une voi­ture détruite. La spé­ciale a aus­si­tôt été stop­pée, les secours envoyés. Asat­suyu Neeck et Alice Rebuf­foi sont coin­cées dans la voi­ture, broyées par les arbres, après une sor­tie par­ti­cu­liè­re­ment vio­lente. Nul ne sait exac­te­ment où en sont les secours. On attend…

On attend long­temps. On voit pas­ser l’hé­li­co­ptère de la sécu­ri­té. La peur s’ins­talle, le silence aussi.

Le plus vieux pilote du pla­teau arrive enfin. Il est troi­sième du ral­lye et s’est élan­cé juste der­rière Tsuyu et Alice. Sébas­tien Loeb range sa Peu­geot sous la bâche. L’é­quipe com­mence l’as­sis­tance. Séb des­cend de sa voi­ture. Aus­si­tôt, il s’a­dresse aux jour­na­listes. Son visage est défait, pâle et triste, et il y a du sang sur son gant.

“Je sais pas ce qu’il s’est pas­sé”, com­mence-t-il. “Je suis par­ti juste après elles. On a dis­cu­té un peu avant le départ, tout allait bien. Elles étaient sou­riantes, appa­rem­ment, pas de pro­blème. Et puis, quand je suis arri­vé dans le virage, des spec­ta­teurs m’ont fait des grands signes et je me suis dit qu’il y avait eu un acci­dent. J’ai levé le pied, et juste à la sor­tie du virage, il y avait une épave à cinq mètres de la route, dans les arbres. On s’est arrê­tés, on a été voir…”

“La voi­ture …”, demande quelqu’un.

“De la bouillie. C’est un virage que j’a­vais noté ‘sixième à fond’, donc on arri­vait nor­ma­le­ment vers deux cent trente. Elles ont fau­ché des troncs d’un mètre de dia­mètre, j’a­vais jamais vu ça. C’est à peine si on recon­nais­sait une voi­ture. Mal­gré l’ar­ceau, c’é­tait tout écra­sé. On est arri­vés à droite, Alice nous a vus. Elle m’a pris la main, elle avait du sang sur tout le bras, sur la tête et la poi­trine. Daniel est retour­né à la voi­ture pour appe­ler les secours par la radio, le cibiste est arri­vé en même temps et le départ a aus­si­tôt envoyé une ambu­lance. On a eu un mal fou à ouvrir la por­tière d’A­lice, on a déta­ché son har­nais pour qu’elle res­pire, mais on a pas pu voir Tsuyu. Les secours sont arri­vés, on a pas­sé le relais et on est partis.”

Les ques­tions fusent, mais Sébas­tien les évite. Il a dit ce qu’il savait. Il repart vers son équipe, hésite, voit Benoît Rebuf­foi… Les anciens adver­saires se trouvent réunis. Ils se regardent un moment en silence. Pas besoin de mots. Benoît ne sait pas dans quel état est sa fille, mais il n’en deman­de­ra pas plus.

C’est Sébas­tien qui prend la parole : “Je t’emmène à l’hô­pi­tal”. Tant pis pour le ral­lye, tant pis pour la course. On se serre les coudes et on s’allie.

Et, devant la direc­tion de Peu­geot stu­pé­faite, Séb et Daniel partent vers l’hô­pi­tal avec Benoît.

Le pre­mier bilan médi­cal arrive deux heures plus tard. Deux heures pen­dant les­quelles, mal­gré tout, cha­cun aura ten­té de faire son boulot.

Tsuyu et Alice forment l’é­qui­page le plus appré­cié du pla­teau, pas seule­ment parce qu’elles sont des femmes, mais aus­si parce qu’elles sont gen­tilles, intel­li­gentes et ouvertes autant que redou­tables sur la piste.

Aus­si, lorsque, à qua­torze heures, la nou­velle se répand offi­ciel­le­ment, c’est un choc. Les visages se figent, les outils tombent des mains grais­seuses des méca­ni­ciens, puis les gens s’embrassent et pleurent ensemble.

À l’ar­ri­vée des secours, Asat­suyu Neeck était déjà morte, et Alice Rebuf­foi devait décé­der dans l’hélicoptère.

Sou­ve­nirs, souvenirs…

Je me sou­viens du pre­mier ral­lye d’A­sat­suyu et Alice. Elles pilo­taient une 207 Gr.N au ral­lye Terres du Diois et, déjà, Tsuyu avait mar­qué les esprits. À seize ans à peine, elle avait mené une course pleine d’in­tel­li­gence et de régu­la­ri­té. Bon sang ne sau­rait men­tir : ce sont là pré­ci­sé­ment les qua­li­tés qui avaient fait de son père un double cham­pion du monde ! L’é­qui­page com­plet était d’ailleurs héri­tier d’une tra­di­tion fami­liale, puisque Benoît Rebuf­foi, le père d’A­lice, avait été cham­pion de France la même année que Fram Neeck avait débu­té en cham­pion­nat des ral­lyes sur terre.

J’a­vais ren­con­tré Tsuyu et elle avait répon­du tran­quille­ment à mes ques­tions. Ouverte et gen­tille, déjà.

Je me sou­viens de sa pre­mière vic­toire en cham­pion­nat de France, au même ral­lye, l’an­née sui­vante. Avec un peu de chance, certes, mais sur­tout pas mal d’in­tel­li­gence, elle était deve­nue le plus jeune vain­queur d’un ral­lye national.

Et puis, lors de son arri­vée en mon­dial, il y a deux ans, pour finir deuxième du cham­pion­nat junior FIA.

Enfin, le grand bain chez Hyun­dai, l’an­née pas­sée, sur la nou­velle Singh WRC.

Nous avions titré, à cette occa­sion : “Une étoile est née”. La Hyun­dai numé­ro 28 venait de finir le ral­lye de Monte-Car­lo avec une très belle dixième place. Par un éton­nant hasard, c’é­tait déjà Hyun­dai qui avait don­né sa chance au père de Tsuyu, en 2005…

Depuis, la pro­gres­sion fut régu­lière. La pre­mière vic­toire, l’an pas­sé, au San Remo, prou­va que Tsuyu était capable d’al­ler vite sur cette sur­face, ce que son père n’a­vait jamais réus­si. La seconde, cette année en Argen­tine, mon­tra qu’elle avait cepen­dant héri­té de sa vitesse sur terre. C’é­tait d’ailleurs pour elle la pre­mière occa­sion de por­ter le numé­ro 3, syno­nyme de pilote recon­nu et nomi­né par le constructeur.

Tsuyu et Alice, plus vite encore que leurs pères, devinrent des réfé­rences. Au point que, à l’aube de ce ral­lye d’Aus­tra­lie et âgées d’à peine vingt-et-un et vingt-trois ans, elles étaient en passe de réa­li­ser ce que même Michèle Mou­ton n’a­vait pas réus­si à faire : deve­nir les pre­mières femmes “cham­pion” du monde des ral­lyes. Un rêve qui peut encore deve­nir réa­li­té, pour peu que leur der­nier rival, Timo Hir­vo­nen, ne gagne pas les trois der­niers ral­lyes. Ce serait alors la pre­mière fois qu’un titre de cham­pion du monde post­hume serait décer­né en ral­lye — Jochen Rindt (F1, 1970) reste le seul exemple d’un titre mon­dial post­hume en automobile.

Idées bien arrêtées

On gar­de­ra aus­si de Tsuyu l’i­mage d’une jeune femme calme, réser­vée comme l’é­tait sa mère, mais capable comme son père de sur­pre­nants coups de gueule et d’en­ga­ge­ments déci­dés. On se sou­vien­dra ain­si avec émo­tion de ce jour où, sur le podium du ral­lye de Tur­quie, elle embras­sa lon­gue­ment Alice pour pro­tes­ter contre le sort des homo­sexuels dans ce pays. Un bai­ser qui avait beau­coup fait par­ler, preuve que cer­tains tabous, même en France, ne sont pas encore tombés.

On se sou­vien­dra aus­si de ce jour où Tsuyu et Alice avaient, ensemble, déclen­ché une grève des pilotes pour pro­tes­ter contre l’é­ven­tuelle sup­pres­sion du Tour de Corse, cri­ti­qué pour sa sécurité.

“Si on veut pas prendre de risques, on reste dans son lit”, disaient-elles alors. “Oui, c’est ris­qué de tom­ber au fond d’un ravin du Tour de Corse. Mais pas plus que de se payer un mur dans un vil­lage du San Remo, de faire vingt ton­neaux après une bosse en Fin­lande ou de se man­ger des arbres après un virage en Australie !”

On appré­cie­ra la funeste jus­tesse de ce cri du cœur…

Une famille dure­ment touchée

“Si elle avait vou­lu faire de la Nas­car, j’au­rais sans doute refu­sé. En Nas­car, ça fait par­tie du bou­lot de taper à plus de trois cents. Mais elle vou­lait faire du ral­lye… Yoko est morte lors d’un ral­lye, et on sait qu’il y a tous les ans trois ou quatre morts dans les ral­lyes fran­çais, mais c’est quoi, par rap­port aux mil­liers de par­ti­ci­pants ? Le ral­lye est une dis­ci­pline sûre, aujourd’­hui. Il faut se rendre compte qu’il a fal­lu que l’on tombe de quatre-vingts mètres de hau­teur après être sor­tis à cent soixante et que la voi­ture prenne feu pour que Yoko soit tuée et que je perde l’u­sage de mes jambes. D’ailleurs, il n’y a pas eu de tué ni de para­ly­sé en mon­dial depuis nous. Bien sûr, quand je vois Tsuyu prendre le volant, j’ai un pin­ce­ment au cœur, je repense à sa mère… Mais bon, je sais qu’elle n’est pas un chien fou. Elle conduit sage­ment, régu­liè­re­ment. Elle est plu­tôt plus pru­dente que les mecs. Et puis, Alice et elle veulent adop­ter un enfant, donc je ne pense pas qu’elles soient par­ties pour faire des conneries.”

C’est ce que nous avait répon­du Fram Neeck, il y a deux ans, lorsque nous lui avions deman­dé s’il n’a­vait pas peur que sa fille ait un accident.

Aujourd’­hui, il n’a pas dési­ré répondre à nos ques­tions. Tout comme, il y a treize ans, il avait reje­té les jour­na­listes pen­dant plu­sieurs mois après l’ac­ci­dent qui l’a­vait pri­vé de l’u­sage de ses jambes et de sa femme adorée.

Cet acci­dent remet-il en cause la sécu­ri­té du ral­lye actuel… Sans doute pas. Comme le disait Alice, “le règle­ment actuel est un bon équi­libre. Quand nos pères ont com­men­cé, ils étaient un peu trop en sécu­ri­té, avec des voi­tures d’une tonne deux bri­dées à trois cents che­vaux. Quand mon grand-père a com­men­cé, lui, c’é­tait l’é­poque des Groupe B de six cents che­vaux et, là, c’é­tait vrai­ment trop dan­ge­reux. Le WRC actuel, avec envi­ron quatre cents che­vaux et des trains rou­lants adap­tés, est un com­pro­mis raisonnable.”

Reste, peut-être, à mieux contrô­ler les spec­ta­teurs. Si rien n’est cer­tain pour l’ins­tant, il semble qu’un homme ait tra­ver­sé la piste au moment où la Singh arri­vait, et Tsuyu aurait per­du le contrôle en ten­tant de l’éviter…

(15/12/02)