Murs blancs. Plafond blanc.
Bip — bip. Seul bruit ambiant. Bip — bip, régulier.
Je vois flou. Les murs se confondent avec le plafond. Je n’ai aucune idée de ma position.
Bip — bip. Un peu moins d’un à la seconde. Ça me dit quelque chose. Pas en état de réfléchir…
J’essaie de bouger doucement la tête. Une douleur terrible me traverse le cou, j’abandonne. J’essaie de faire le point sur le plafond. Après un temps, j’y arrive difficilement. Il n’est pas nu : deux néons le traversent. Tout est blanc.
Je bouge un doigt, puis deux, sans problème. Mais quand je veux bouger tout le bras, la douleur revient. Je suis où ?
J’essaie de nouveau de bouger la tête, de l’autre coté, et la douleur me transperce, et je manque m’évanouir. Je ferme les yeux, une seconde, une éternité.
Peu à peu, les sensations me reviennent. Je suis allongé, sur le dos. C’est revenu par en haut, d’abord la tête, les bras, le tronc. Je ne sens toujours pas mes jambes, mais ça va revenir. Je sens mon dos appuyé. Je dois être dans un lit. J’ai des draps sur la poitrine, que je commence à peine à distinguer au fur et à mesure que je vois plus près. Il y a une potence au-dessus de moi, d’où part un tube. Il sort de mon champ de vision, et je ne le vois pas jusqu’en bas.
Bip — bip. Je ne sais pourquoi, ça me rappelle quelque chose.
Je n’ai mal nulle part, tant que je n’essaie pas de bouger plus que les doigts. Je respire sans difficulté, je me sens bien. Mais, je ne sais pourquoi, j’ai comme une sensation d’oppression, d’écrasement.
Bip — bip. Je sais ! Mon coeur. Mon coeur bat à ce rythme-là, quand je suis bien reposé. Bip — bip. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi mon coeur fait-il ce bruit-là, au lieu du battement sourd dont il me gratifie d’habitude ?
Soudain, je comprends. Je suis dans un lit d’hôpital. Bon. Donc, on doit s’occuper de moi. Ça doit aller.
Mais qu’est-ce que je fous là ?
J’essaie encore de bouger, mais j’ai trop mal pour faire le moindre mouvement. Immobile, ça va. Je me rendors.
Je vois net, maintenant. J’arrive à bouger les yeux, à faire le point en à peine quelques secondes. Je peux aussi bouger le poignet sans souffrir le martyre. Mes sensations sont revenues.
Il n’y a que mes jambes que je ne sens toujours pas. Mais ça va sûrement revenir.
J’essaie de comprendre où je suis, et surtout pourquoi. Suis-je malade ? Blessé ? Un accident ?
Je revois vaguement quelque chose…
Ça ressemble à l’arrière d’un camion.
Ça y est, je me souviens. Je m’appelle Fram Neeck. Je suis pilote de rallye. Il y avait un camion sur la spéciale…
Je l’ai percuté ? Impossible de me souvenir. Peut-être… En tous cas, j’ai dû avoir un accident.
Juste cette image de camion…
Je m’endors.
Je m’éveille en sursaut. Je me souviens. Je n’ai pas percuté le camion. J’ai tourné avant. Mais alors ?
Le muret ? Pas assez solide pour me faire si mal…
Je commence à pouvoir bouger la tête. Pas grand-chose, quelque millimètres. Mais mon dos me fait toujours mal dès que j’en contracte un muscle.
J’arrive enfin à faire le point presque instantanément.
Du coin de l’oeil, je vois un carré sur le mur. J’aimerais pouvoir le voir, mais mon cou est encore trop douloureux.
Mais ce n’est quand même pas ce petit muret qui m’a envoyé là ?
Je m’endors.
Yoko !
Je crois que j’ai crié. Je n’en suis pas sûr, je dormais.
Elle était à mon coté, bien sûr. Elle lisait les notes.…
Qu’avait-elle dit ? Ça me revient : droite bas cinq triple long, cinquante pour gauche à fond corde…
Et après ? Le camion, que j’ai évité. J’ai tiré à gauche. Je crois que j’ai tapé le muret. Mais après ?
Je ne pense pas qu’il ait été assez solide pour plier la voiture au point de m’envoyer ici.
Je l’ai tapé à gauche. Yoko doit donc avoir été moins touchée que moi.
Rassuré, je me laisse couler.
Je ne sais combien de temps j’ai dormi. Je suis réveillé par une voix douce, féminine, qui demande :
— Vous avez crié ?
J’essaie de répondre, mais ma gorge est douloureuse. Il en sort un espèce de râle qui meurt bientôt dans l’amorce d’une légère toux. Mes côtes me tiraillent horriblement lors de la toux, la douleur m’élance, j’arrête d’essayer de parler.
J’entends des pas s’approcher. Un visage apparaît dans mon champ de vision. Une femme, jeune, qui parle doucement avec la voix qui m’a réveillé. Elle touche la potence, y change un sac incolore presque vide par un autre, plein. J’essaie de bouger la tête vers elle. Millimètre par millimètre, ça vient.
— Vous ne devriez pas bouger, me dit-elle. Je mets plusieurs secondes à mettre un sens sur ce qu’elle vient de dire.
J’arrive à voir le carré sur le mur. Il dit : 24 qonuror 2011. Je n’arrive pas à lire le mois. Et, de toute manière, je n’ai aucune idée de la date que je m’attendais à voir.
— 24 janvier 2011, il est 18 h 40, me dit l’infirmière, qui avait suivi mon regard. Allez, cessez de tordre votre minerve et restez calme, d’accord ?
Elle a une telle façon de le dire que je me rendors presque aussitôt.
Lorsque je me réveille, je l’entends qui s’affaire du coté opposé à la porte, celui où je n’ai encore pas pu regarder. J’essaie de tourner un peu la tête de ce coté. Je vois le sommet d’un paravent, je me dis que ce n’est pas la peine d’essayer de le voir en entier, je laisse ma tête revenir.
Le muret n’a pas tenu. Je me vois maintenant fonçant à travers un vol de pierres. Pas de doute, le muret a lâché. Et derrière, alors ?
Je l’entends ressortir de derrière le paravent. Elle passe à la limite de mon champ de vision.
J’arrive à tirer un peu sur mon dos, à faire descendre ma tête. Comme je le pensais, le tube qui sort du sac rentre dans mon bras.
— Arrêtez de bouger, vous allez vous faire mal, me dit-elle doucement. Je laisse ma tête revenir.
Soudain, je revois le vide. Derrière le muret, un trou immense, interminable. De la verdure au bout, au fond, loin, si loin. J’ai dû voler jusque là…
Soudain, je réalise que la pente, en bas, descend sur ma gauche. Alors… J’ai dû taper du coté droit ?
— iiiiooookoo… J’entends à peine le râle qui doit pourtant sortir de ma bouche. L’infirmière se retourne.
— Non, moi, c’est Florence. Calmez-vous et ça ira. Vous avez eu de la chance, vous savez ?
— Je peux voir un docteur ? J’articule avec difficulté, lentement, et j’ai l’impression d’être inaudible et incompréhensible.
— Je suis docteur, me répond-elle. Je sais, on me prend pour une infirmière…
— Yoko ?
— Qui ?, demande-t-elle, sérieusement.
— Yoko… Kazeami… Où est…
Je crois pouvoir finir ma phrase, mais, au beau milieu d’un mot, je m’endors.
Lorsque je me réveille, Florence est encore là. J’ai l’impression d’aller beaucoup mieux.
Je me souviens du choc, au fond du trou. J’ai dû faire au moins cinquante mètres de chute libre, avant de m’écraser. Du coté droit.
Je ne sens toujours pas mes jambes, alors que je sens maintenant bien le reste de mon corps. Mais je n’y pense pas.
— Yoko ?
Je m’étonne, ma voix est presque normale, à peine plus rauque.
— Votre navigatrice ?
— Copilote.
Je ne sais pourquoi, je la corrige brutalement. Aussitôt, je m’en veux. Elle a toujours été calme, même quand je m’arrachais le cou sur la minerve pour essayer de regarder autour de moi.
— Excusez-moi. Je ne sais pas. Elle n’est peut-être pas dans ce service. Vous voulez que je me renseigne ?
Je hoche de la tête, doucement, sans forcer sur la minerve.
Elle part, et je m’endors.
Je me réveille. Elle n’est pas là. Je commence à m’inquiéter pour mes jambes, que je ne sens toujours pas.
Elle arrive bientôt.
— Ça va ?
— Yoko ?
En une seconde, je vois son sourire disparaître.
— Je me suis renseignée. Je n’ai pas l’habitude de mentir aux patients…
Elle laissa passer un silence, puis elle prononça son verdict :
— Elle a été tuée sur le coup.
D’un coup, je me retrouve presque assis, ne sentant plus la douleur.
— Et Tsuyu ? Qui s’occupe d’elle ? Elle est où ? Qui s’en occupe ?
Elle tente de me calmer, sans succès. Je m’énerve, je crie…
Elle sort une seringue, en injecte le contenu dans le tube. Une vague brûlure envahit mon bras droit, je me rendors.
Au réveil, elle est là. Du coin de l’oeil, je vois une autre tête, à hauteur de la mienne. Une jeune fille brune, de vingt ans, la peau mate, avec des yeux noirs profonds comme un abîme. Anne.
— Ça va ?
— Tsuyu ?
— Mona s’en occupe. T’inquiète pas, repose-toi.
Je me tourne vers le docteur.
— Et moi ?
— Vous avez eu de la chance.
Anne poursuit :
— T’es cassé un peu partout, mais ça va.
Elle a un vague sourire triste, ses yeux sont plus noirs encore qu’à l’accoutumée.
— Tu sais, pour Yoko ?…
— Morte. Je sais.
Florence intervient :
— Bon, vous pouvez le laisser, maintenant ?
— J’y vais. Fram, tu veux voir Tsuyu ?
— Je sais pas. Si elle veut…
Anne sort. Elle me laisse avec Florence.
— Vous vous sentez comment ?
Je réfléchis. Je fais rapidement le tour de mon corps. Je n’ai mal nulle part, tant que je ne bouge pas et que je ne respire pas trop fort. Je sens normalement tous mes membres, à part mes jambes, toujours absentes.
— Je sais pas… J’ai l’impression de ne pas avoir de jambes.
— Bougez votre pied gauche, pour voir… Pas le droit, il est immobilisé.
J’essaie de bouger le pied qu’elle m’indique. Je ne sens rien.
— Il a bougé ?
— Non. Vous voyez ma main ?
Je vois son bras, tendu vers ma jambe, mais ma minerve m’empêche de le voir au-delà du coude.
— Non, elle est trop bas.
— Je suis en train de vous pincer la cuisse de toutes mes forces. Vous ne le sentez pas ?
— Non.
Je réfléchis un moment, pendant qu’elle prend des notes sur ses fiches.
— Je suis paralysé ?
— C’est possible.
Curieusement, cela ne me fait pas grand-chose. Yoko est morte… J’y pense et y repense. Et si… Si j’avais essayé à droite, j’aurais pris le camion, mais elle ?
Mes jambes… C’est quoi, par rapport à elle ? Yoko…
Neuf ans de vie commune, de rallyes, de voitures partagées, onze victoires en championnat du monde, deux titres, une fille adorable…
Neuf ans rayés par une seconde d’inattention d’un baliseur.
Je l’avais connue au sortir de l’adolescence. Elle avait deux ans de moins que moi, nous aimions les rallyes et en avions fait notre métier. Elle avait deux ans de moins que moi, aimait les enfants et nous en avions faite une.
Tsuyu. Sept ans, sept mois de karting, déjà une terreur sur les circuits de la région. Une poupée aussi jaune que sa mère, aussi jolie, avec les mêmes cheveux noirs, et des yeux bleus dénotant seuls son métissage.
Deux prénoms qui tournent dans ma tête. Yoko morte, qui va s’occuper de Tsuyu ? Je suis bien incapable de faire grandir une môme de sept ans. Surtout si je perds mes jambes.
Yoko morte, qui va s’occuper de moi ? Je suis incapable de faire cuire un steak, de repasser une chemise, de remplir une déclaration d’impôts.
Et puis, Yoko morte, c’est le monde entier qui s’effondre.
J’ai fait du rallye à haute dose, j’ai fait soixante-dix-sept rallyes de championnat du monde, et toujours elle a été là. Elle était là quand Tsuyu mettait ses dents, pleurant à longueur de journée, et que je ne tenais plus. Elle était là à chaque fois que je pétais un plomb, elle était là et savait me contrôler. Elle était là pour la cuisine, pour le ménage, et surtout pour Tsuyu et moi.
Sans elle, que serais-je ? Fou dans un asile, solitaire aigri, rêveur inconsistant ?
Elle m’a fait moi, autant qu’elle a fait Tsuyu.
J’ai toujours su que l’on pouvait avoir un accident, que je pouvais mourir en course. Mais pas elle. Une fois sanglée dans son baquet, je la voyais indestructible. Elle m’annonçait la route, et je la suivais aveuglément. Ou bien, lorsqu’elle conduisait, je lui lisais les notes en lui faisant entière confiance pour les interpréter et en tirer le meilleur parti.
Du jour où elle est entrée dans ma vie, elle a toujours été là. Et maintenant ?
On m’a retiré Yoko, on m’a retiré une moitié de moi. C’est comme si l’on m’avait coupé les bras.
Et je ne sens déjà plus mes jambes…
Florence est partie. Et je craque. Je pleure ma compagne de tant de kilomètres, de tant de temps. Je pleure la mère de ma fille. Je pleure la mère de Tsuyu. Je pleure une coéquipière indéfectible et irremplaçable.
Je lâche tout. Puis, après plusieurs minutes, je tombe et m’endors.
— Otôsan ? Genki da ka ?
C’est Tsuyu qui me réveille. Elle est là, sa tête à ma hauteur, son regard allant de moi à l’électrocardiogramme, à tous les tubes qui me rentrent dedans, au plâtre que j’ai sur la jambe droite.
Mona est à coté d’elle. Elle lui tient la main. Elle pleure, silencieusement. Pas Tsuyu.
— Ça va ? Tu vas comment ?
Je balbutie :
— J’ai mal quand je bouge, quand je respire fort, je ne sens pas mes jambes.
— Maman te manque ?
Je reste interdit. Tsuyu, comme moi, avait toujours appelé ses parents par leurs prénoms. Au moins en français. Fram et Yoko. En japonais, Otôsan et Okâsan, papa et maman.
— Je sais pas… Je crois que j’ai pas bien réalisé…
Mona prend la parole :
— Tu es resté réveillé moins d’une heure depuis l’accident, d’après le docteur. Elle, ça fait trois jours qu’elle le sait.
— Fram, tu reviens quand ?
Yoko est devenue Maman, mais je suis resté Fram.
— Je sais pas, ma puce.
Je vois son oeil qui commence à briller. Elle s’en retourne, sort, droite.
Je demande à Mona :
— Elle le prend comment ?
— Fièrement. Je crois qu’elle pense que, maintenant, c’est à elle de s’occuper de toi.
— J’aimerais qu’elle se trompe…
— Je lui ai promis de ne pas t’en parler, mais elle a sérieusement craqué lundi soir. Elle a passé toute la nuit à pleurer… Ne lui en parle pas, hein, c’est entre nous… Mais ne va pas t’imaginer qu’elle est solide et qu’elle tient le coup.
— Elle va devenir quoi ? Je veux dire, si je me retrouve dans un fauteuil roulant… Dans nos régions…
— Pour l’instant, je m’occupe d’elle. Ça plaît pas trop à la DDASS, mais tout le village leur a dit que c’était ce que tu voulais.
— Vous avez bien fait. Tu me les envoies, s’ils râlent.
— Tu sais, je peux la garder un moment, si il faut… Je peux l’emmener à l’école et la nourrir, j’ai le temps…
— Merci… On verra quand je serai remis, mais pour l’instant, je pense que c’est bien comme ça.
D’un coup, je ne vois plus rien, j’entends à peine Florence expliquer que je m’endors souvent comme ça, après quelques minutes, sans prévenir, et c’est le noir.
Au réveil, j’ai un mal de tête horrible. Je vois flou, toute la pièce ondule autour de moi. Florence est là, calme, elle dit des mots incompréhensibles dans un brouillard épais. J’entends qu’elle parle, je reconnais sa voix, mais tout est flou. Je ne comprends rien. Je ne vois plus la potence, plus de tube, les néons sont devenus une barre blanchâtre floue sur le plafond blanc, Florence n’est qu’une vague ombre rose et jaune.
Peu à peu, tout s’éclaircit, lentement. Les néons se découpent à nouveau sur le plafond, mon mal de tête s’estompe, je distingue la potence et son tube. La tache rose devient visage, la jaune cheveux. Elle sourit.
— Ça va mieux ?
Je commence à sortir du brouillard, les mots qu’elle prononcent se détachent et prennent un sens. J’essaie de bouger le tête, mais je n’arrive qu’à faire osciller mes yeux.
— Mal à la tête ?
De nouveau, je bouge les yeux. Toujours impossible de faire un autre mouvement.
— Vous vous êtes enfoncé après le départ de votre amie. On a dû vous opérer encore une fois la tête.
J’essaie d’articuler, mais je n’arrive qu’à proférer des sons inarticulés. Le miracle ne se reproduit pas : cette fois, elle ne comprend pas.
Elle s’en va, me laissant seul avec mon angoisse.
Ma tête ? Pourquoi ma tête ? Elle allait bien, ma tête. Ce sont mes jambes. Mes jambes, qui ne vont pas. Ma tête, pas de problème. J’ai mal…
Pourquoi ont-ils opéré ma tête ?
Ce doit être mon voisin qui a allumé la télé. Je l’entends qui hurle, ce doit être une série américaine débile, à en croire les voix. Les bruits me pénètrent le crâne et y résonnent comme dans un tambour. Mal…
J’ai l’impression que ma tête va exploser. Je me rendors.
Ça va mieux. Je ne me souviens pas bien… Florence m’a-t-elle réellement dit qu’elle avait opéré ma tête ? Pourquoi ? J’ai l’impression de l’avoir rêvé. Tout était flou…
Il n’y a que ce souvenir qui me revient : le sol, on fonce dessus, sur l’herbe, on va taper à droite, sur le toit. J’ai eu peur pour Yoko, voyant que l’on allait s’écraser de son coté. Je sais maintenant qu’elle est morte, mais ma peur pour elle n’en disparaît pas pour autant. Je vois venir le choc, je me cale dans mon siège.
Je ressens les sangles s’enfonçant dans mes épaules, je revois l’arceau plier.
M’a-t-elle dit m’avoir opéré la tête ?
Elle arrive.
— Ça va mieux ?
— Un peu… Vous m’avez opéré ? La tête ?
— Oui, je vous l’ai dit tout à l’heure, quand vous vous êtes réveillé.
— Pourquoi ?
— Après le départ de… Mona, vous avez brusquement plongé. Le caillot que l’on vous avait retiré était réapparu. Il a fallu vous rouvrir le crâne pour l’enlever à nouveau.
— Quel caillot ?
— Ah, oui, excusez-moi… Quand vous êtes arrivé, nous avons passé trois heures sur la table d’opération à vous retirer un caillot sanguin qui s’était formé près de votre cervelet. Il s’en est fallu de peu, vous savez. D’ailleurs… Vous ne sentez toujours pas vos jambes ?
Je n’y avais plus prêté attention. J’essaie de bouger la jambe gauche, elle ne bouge pas.
Elle me pince le genou, et je sens comme une caresse floue sur toute la jambe. Je lui dis.
— Bon, donc ça peut encore revenir. Le caillot a compressé votre cervelet, et votre paralysie peut venir de là. Il faudra faire des examens supplémentaires si vous ne bougez toujours pas dans quelques jours.
— Et le caillot… Il risque de revenir ?
— Je ne pense pas. La première fois, on avait juste recousu le vaisseau, mais il formait une boucle un peu serrée. Avec vos fractures ouvertes à la jambe droite, aux côtes, votre épaule démise, toutes vos blessures au ventre, on avait d’autres choses à faire. Là, on a pu prendre le temps de remettre le vaisseau en place.
— Au ventre ?
— Vous aviez des débris dans le ventre. Notamment, des morceaux de tableau de bord vous avaient perforé l’intestin. Sinon, vous aviez ce caillot dans la tête, sans doute parce que votre casque a été s’écraser sur l’arceau. Une grosse fracture de la jambe droite, le tibia et le péroné étaient sortis sur plusieurs centimètres, l’épaule gauche démise, et huit côtes cassées, dont trois ouvertes. Vous avez quand même eu de la chance…
Soudain, je pense que Yoko n’a pas eu la même chance. Je commence à sangloter, mais mon ventre me fait mal.
Discrètement, Florence s’éclipse.
*
* *
Je m’endors moins souvent. Le 28 janvier, trois jours après mon réveil, je n’ai dormi que dix-neuf heures. Anne passe presque toutes ses journées à mon chevet. Elle m’a dit que Tsuyu avait repris l’école. Elle veut se montrer forte. Ce qui ne l’empêche pas de passer ses soirées à pleurer dans les bras de Mona, de ne pas arriver à s’endormir, de faire des cauchemars sitôt le sommeil venu.
Je sens mieux mes jambes, je puis maintenant faire la différence entre une caresse et un pincement, entre la cuisse et le mollet, mais je n’arrive toujours pas à bouger.
Florence dit que ça peut s’arranger ou se stabiliser. Qu’on ne sait pas exactement comment fonctionne cette partie du cerveau. Qu’il faut garder espoir. Que je peux me réveiller un matin en marchant, ou finir mes jours dans un fauteuil roulant.
Le 29 janvier, des journalistes sont venus me voir. Rallye Magazine a fait un article sur moi. Trois lignes sur Yoko.
J’ai lu l’article. Je leur ai fait remarquer. Ils m’ont dit que Yoko n’était pas connue du public, que c’était une copilote, que la star était le pilote. Je leur ai dit de foutre le camp, je leur ai interdit de dire un mot de plus sur moi. Je suis de mauvaise humeur. J’ai envie de dormir, pour oublier, mais je n’y arrive pas. Je n’ai pourtant dormi que quinze heures sur les vingt-quatre précédentes.
Florence me dit que c’est bon signe, que cela signifie que mon organisme va mieux.
Dans l’après-midi, le maire de mon village est passé, il m’a demandé quand Yoko serait enterrée. Je me suis dit, tristement, qu’il y avait décidément des jours à oublier.
Je demande à Florence quand je pourrai sortir. Elle me répond que je suis en assez bon état pour être ramené dans l’hôpital de chez moi, et que je pourrai sans problème en sortir une demi-journée pour aller enterrer Yoko. On décide de me transférer lundi et d’inhumer Yoko mercredi.
Quand il sort, Mona entre, avec Tsuyu. Je leur dis que je vais rentrer.
— Tu vas avoir besoin d’aide ?, me demande Mona.
— Sûrement. Je vais prendre une aide…
— Je ne peux pas le faire ?
— Je ne voudrais pas abuser…
— Ça fait une semaine que je m’occupe de Tsuyu, et comme on s’entend bien…
Tsuyu l’interrompt :
— Otôsan, elle est bien, Mona.
Je regarde Mona.
— Tu veux bien ?
— Bien sûr. Elle est bien, Tsuyu. Et puis, vu comme tu cuisines, il vaut mieux que je m’en occupe…
Elle sourit, Tsuyu rit. A voir avec quel bon coeur elle rit, je me dis que cela doit faire un moment que ça ne lui est pas arrivé. Entendre ton rire, qui lézarde les murs, qui sait surtout guérir mes blessures… D’un coup, je me sens mieux. J’oublie le maire et son enterrement, les journalistes et leur feuille de chou, Tsuyu rit et ça suffit à remettre un peu de couleur dans cette chambre blanche.
Je sens mes joues tirer sur mes lèvres, je me sens sourire, et je me dis que ça fait du bien, et que j’ai de la chance d’avoir une fille comme Tsuyu.
Je suis assis dans un fauteuil. Début février, il neige. Deux jours plus tôt, quand j’ai changé d’hôpital, il faisait grand soleil et trente degrés. Aujourd’hui, il gèle à pierre fendre et la neige tombe à gros flocons. On voit presque la couche s’épaissir de seconde en seconde.
Tsuyu est à mon coté. C’est la première fois que je la vois pleurer.
Mona est derrière, elle pousse mon fauteuil. A son coté, Anne tient mon cathéter, qui ne me quitte plus. J’ai toujours un gros plâtre sur la jambe droite, un bandage serré autour de la poitrine. Pour le reste, ça va.
Devant moi, il y a Yoko, dans une voiture noire qui roule au pas. Il n’y a pas de fleurs, pas de luxe particulier. Juste cette voiture noire qui avance dans la neige, et nous qui marchons derrière.
Dans la montée vers le cimetière, le maire s’est joint à nous. Le corbillard patine, s’arrête.
Le chauffeur en descend. Il met dix minutes à attacher péniblement les chaînes aux roues. Puis il repart, patinant toujours un peu, mais avançant.
Tsuyu a posé sa main dans la mienne, et j’ai resserré mes doigts sur les siens. Elle ne m’a pas regardé. Elle a continué à pleurer, les yeux fixés sur le coffre de la voiture.
Je me sens vide. Plus de mère, un demi-père…
Tsuyu a passé plus d’une semaine avec Mona, maintenant.
J’en suis content pour elles. Elles se ressemblent comme le feu et l’eau : Mona, conductrice sûre et efficace, châtain, les yeux marrons, très jolie femme de vingt-trois ans, amoureuse par-dessus tout des forêts et de tout ce qui y court, chante et vole, incapable de répondre sûrement à 7 fois 8 mais imbattable sur la manière de tailler le pied de brebis ; Tsuyu, chien fou au volant, brune, les yeux bleus, magnifique gamine de sept ans, passionnée de circuits et de tout ce qui y court, roule et fume, première de sa classe en tous domaines mais faisant à peine la différence entre une brebis et une chèvre…
Elles s’entendent comme jamais je n’avais vu ma fille s’entendre avec quiconque.
Le dernier habit de Yoko est sorti de la voiture. Une caisse simple, sans grand chichi. Yoko a demandé, dans son testament, d’aller au plus simple et de répartir le reste de l’inévitable enveloppe destinée à l’enterrement entre des associations caritatives. Les chèques sont arrivés du monde entier pour nous “aider dans cette épreuve”, comme le dit la formule consacrée, qui ont aussitôt été transmis aux restos du coeur, aux paris du coeur, à perce-neige, …
Coluche, Balavoine, Lino Ventura. Trois personnes qui avaient participé à l’envie de Yoko de connaître la France.
Au collège, elle avait fait du français comme elle aurait fait n’importe quelle langue. Et c’est en étudiant Gugusse, Frappe avec ta tête et Cent mille dollars au Soleil qu’elle était tombée amoureuse de ce pays, à l’autre bout du monde, où avaient vécu ces trois-là.
En me rencontrant, elle avait été émerveillée de trouver chez moi tout Balavoine et une bonne dizaine de films de Ventura, qu’elle avait dévorés en moins de trois jours.
Et c’est par moi et par Balavoine, en même temps, qu’elle était venue au rallye.
Je venais juste de récupérer ma première Visa GTi quand je l’ai connue. J’étais presque fauché. Elle avait participé avec moi à la recherche de sponsors, aux longues discussions pour essayer d’expliquer aux gens que le rallye était bien vu,…
C’est sans doute grâce à son sourire que nous avons pu faire quatre rallyes en 2002.
C’est elle qui a convaincu Michelin de miser sur nous et de nous débloquer un budget.
Puis, quand elle a été enceinte, c’est elle encore qui m’a dégoté un volant en auto-cross pour aiguiser mon sens de l’attaque.
C’est grâce à son soutien que j’ai remporté le volant rallye jeunes, fin 2003, alors que l’on venait juste de rentrer du Japon avec une Tsuyu flambant neuve.
Elle était ma navigatrice, dans la voiture, mais aussi et surtout dans la vie. Elle m’indiquait la route, et je suivais. Elle m’a toujours indiqué la bonne.
Je me souviens que, prévenue par je ne sais quel instinct de copilote, elle avait levé la tête, avant le camion. Elle a juste eu le temps de dire “A gauche !”. J’ai suivi, une fois de plus. Ou précédé ? Enfin, j’ai fait le même choix.
Maintenant, j’avance dans la neige, sans bien savoir où je vais. Mona me pousse, elle semble savoir. Tsuyu me tient la main, elle semble aussi. Ou alors, elles font semblant ?
C’est une moitié de ma vie qui passe dans la petite boîte, qui descend dans le trou déjà enneigé, et à qui l’on dit adieu…
Kazeami-san, sayonara.
Tsuyu pleure encore. Elle ne sanglote pas ; ce sont juste deux filets de larmes qui s’écoulent de ses yeux sur ses joues pour disparaître sous son cache-nez.
La voiture redescend, nous laissant seuls. Alors, doucement, nous la suivons. Nous rejoignons la route, nous remontons vers chez nous. Mona nous suit, Anne nous laisse. Le maire nous a quittés en route.
Les médecins m’ont autorisé à rester chez moi, à condition de revenir à l’hôpital tous les jours. J’ai vraiment eu beaucoup de chance de m’en tirer aussi bien, disent-ils. En fin de compte, je suis presque remis, je digère normalement, il ne reste plus qu’une jambe et des côtes cassées et une épaule démise.
Et encore, l’épaule s’est remise très vite : cela me tire un peu, mais je peux déjà passer de mon fauteuil dans le canapé du salon, à la force des bras.
Je me cale comme je peux. Mona s’assied à mon coté. Tsuyu monte sur ses genoux.
A peine rentrée, elle a cessé de pleurer. Mona m’a répété de ne pas m’y laisser prendre. Elle m’a dit que Tsuyu est comme une huître : dure à l’extérieur, mais toute fragile à l’intérieur.
Mona serre Tsuyu dans ses bras, la berçant un peu.
Je me dis brusquement qu’elles sont bien, toutes les deux. J’ai l’impression de ne pas être à ma place. J’ai envie de partir.
*
* *
Cela fait un mois que Yoko est en terre. Cela fait trois semaines que je ne suis pas sorti, sinon pour aller à l’hôpital. On m’a retiré les bandages et le cathéter, et le plâtre devrait suivre sous peu.
Mona vit quasiment avec nous. Elle s’occupe de la maison, de Tsuyu, et un peu de moi.
Elle dit que je devrais aller me promener. Le printemps est en avance, et je devrais me changer un peu les idées, plutôt que de rester seul dans cette maison, déserte dès qu’elle part s’occuper des brebis avec sa mère.
Je ne réponds pas. Que pourrais-je dire ? Elle sait déjà que je n’ai pas envie de parler, ni de sortir. Je reste là, toute la journée, à m’abrutir en regardant à la télé des séries débiles où tout le monde est jeune et beau, en descendant verre de rhum sur verre de planteur jusqu’à trois heures — ça me permet d’avoir l’esprit à peu près clair quand Tsuyu rentre.
Je ne m’ennuie même pas. Je suis amorphe, vautré devant ces débilités navrantes du matin au soir…
Hier, Mona a voulu me secouer, me forcer à sortir. Je l’ai insultée, je lui ai dit qu’elle n’arriverait jamais à remplacer Yoko et qu’elle m’emmerdait. Elle est partie en pleurant.
Aujourd’hui, je m’en veux. Après tout, depuis un mois, elle dépense son énergie sans compter pour nous. Elle a pris son rôle de tutelle de Tsuyu très à coeur, et, sans elle, je ne sais pas comment j’aurais fait.
Le soir, elle a fait la cuisine et dîné avec nous comme d’habitude ; ce matin, elle a emmené Tsuyu à l’école, mais elle n’est pas revenue. Elle m’a laissé. Je ne peux pas lui en vouloir. Je me pose devant une série débile, une bouteille de planteur à la main. Finalement, je m’endors.
— Otôsan, baka da ! Shinsetsu janai !
Il me faut un moment pour émerger et me rendre compte que Tsuyu me parle.
Je vois Mona qui s’éclipse, avec un sourire à l’adresse de ma fille. Elle sait que, si Tsuyu me parle en japonais, elle est invitée à faire un tour. Celle-ci reprend aussitôt, en français :
— Pourquoi t’as été méchant avec Mona ?
Et, comme je ne réagis pas, elle s’approche. Voit la bouteille.
— Tu es saoul ?
J’essaie de dire non, mais je suis trop embrumé pour y parvenir.
Tsuyu s’en va. Je sombre presque aussitôt, pour être réveillé une minute plus tard par un jet d’eau glacée. Je crie, il s’arrête.
— Ça y est, tu es réveillé ?
Je regarde l’heure. Neuf heures.
— Tu devrais être en cours.
— Mona n’avait pas l’air d’aller. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas. Pourquoi t’as été méchant avec elle ?
Je la regarde un moment. Les yeux fixés sur moi, elle ne sourcille pas. Ce n’est pas le moment d’essayer de négocier.
Comme je ne dis rien, elle reprend :
— Pourquoi tu es saoul ? Ça t’avance à quoi ?
J’ai mal à la tête. Et plus encore à l’amour-propre.
— Tu peux parler moins fort ?
— Pourquoi ? Ça te fait mal ? Tant mieux ! Ça te fait du bien ! Tu crois que tu lui as pas fait mal, à Mona ? Tu crois que tu pourrais t’occuper de moi sans elle ? Tu crois pas qu’elle mérite un peu mieux ? Elle est déjà bien gentille d’être revenue ce matin pour moi ! Évidemment, elle ne sera jamais Yoko ! Elle ne sera jamais aussi intelligente, mais elle, au moins, elle s’occupe de moi. Elle vit, pas comme toi ! Tu es…
Elle cherche ses mots un moment, puis hurle :
— Tu es mort !
Je vois une larme perler sur sa paupière. Aussitôt, elle se retourne, s’en va, sort. Je reste là, sonné, essayant de comprendre ce qui s’est passé.
Une heure plus tard, Mona arrive. Elle ne dit rien, ne me regarde pas. Tsuyu passe aussi, m’ignore superbement, attrape juste la bouteille en passant et la dépose plus loin, dans la poubelle. Elles vont toutes deux dans la cuisine. Mona se place aux fourneaux, Tsuyu met deux couverts. Dix minutes plus tard, elles se mettent à table.
Je pousse sur mon fauteuil, jusqu’à la cuisine.
— Si tu veux manger, tu te démerdes.
Ce n’est pas Mona qui a dit cela. Elle est trop gentille, et ne sait pas être méchante même quand elle le devrait. Tsuyu, si.
Alors, je retourne dans le salon, passe d’un jeu débile aux infos et regarde l’horreur ordinaire d’un monde que la mort de Yoko n’a pas bouleversé.
A une heure, elles sortent. Juste comme elle passe la porte, j’attrape le bras de Mona. Elle fait une geste rapide pour se dégager, mais j’ai le temps de lui dire que je voudrais qu’elle repasse après avoir déposé Tsuyu.
Vingt minutes plus tard, Mona revient. Je coupe la télé.
Elle s’assied en face de moi, sans me regarder ni rien dire. Je prends la parole.
— J’ai été nul, hein ?
Elle ne dit rien, ce qui vaut toutes les réponses.
— Je suis désolé… Je peux pas le faire moi-même, alors, je vais te demander de mettre tous les alcools sur les étagères que je ne peux pas atteindre.
Elle se redresse d’un coup, me regarde enfin.
— Je vais finir par dégoûter Tsuyu si ça continue… Et puis, j’ai vraiment été trop minable hier. Je crois qu’il vaut mieux réagir maintenant que d’attendre que Tsuyu demande à être déchargée de la garde de son père…
Mon sourit presque. Je vois les coins de ses lèvres se retrousser un peu. Elle n’est pas très intelligente, c’est vrai, mais elle n’est pas idiote et comprend l’ironie.
Elle se lève, et commence méthodiquement à ranger les bouteilles des étagères basses sur les étagères hautes.
Quand elle a fini, je la remercie. Elle s’en va. Elle n’a rien dit, mais ça a suffi.
Quand elle revient, avec Tsuyu, il est six heures passées. J’ai pris un bain, il m’a fallu plus d’une demi-heure pour me coiffer, tellement mes cheveux s’étaient emmêlés, et j’ai coupé ma barbe à trois centimètres, comme avant, avant de la peigner elle aussi soigneusement. Je me suis habillé, ce qui m’a pris aussi pas mal de temps, surtout pour enfiler le pantalon lorsqu’on ne contrôle pas ses jambes et que l’une d’elles est encore dans le plâtre.
Elles, en revanche, en ont profité pour se mettre sales. Elles reviennent de la bergerie, sentent la brebis, ont de la boue plein les vêtements et du suint sur les mains.
Tsuyu me regarde bizarrement. Visiblement, elle ne s’attendait pas à me voir comme ça.
Elles prennent une douche, puis Mona revient, prépare le repas. Tsuyu met la table.
Pour trois personnes.
(23–26 /04/2001)