Je ne connais pas de pilote qui n’ait jamais eu peur en Australie. Les pistes y sont rapides, larges, et recouvertes de billes à l’adhérence plus surprenante encore que la neige. Et, surtout, le moindre écart se paye cash dans les forêts qui bordent la piste.
En 2008, j’y participais pour la troisième fois. Ou, plus exactement, je me présentais au départ pour la troisième fois.
Le rallye de 2006 s’était conclu sur une victoire de mon équipier Cédric Robert. Pour moi, le petit jeune qui débutait sur ce terrain particulièrement piégeux, ça s’était fini contre un mur, après un rocher qui avait arraché une roue de ma voiture. En 2007, j’avais fini cinquième. Et seul pilote Peugeot à l’arrivée, après une cascade de casses d’amortisseurs: la 207 WRC, apparue deux mois plus tôt en Finlande, n’était pas encore prête à subir ce traitement.
2008 s’annonçait sous de meilleurs auspices. La 207 était maintenant au point et ne craignait plus aucun terrain. Avec cette voiture que j’avais développée à ma main, avec l’aide de Gilles, Cédric et Juuso, j’avais déjà remporté trois victoires, dont deux sur les terrains cassants de l’Acropole et du Kenya. Yoko et moi étions en lutte pour le titre avec Gilles et Hervé et les cousins de chez Citroën, Sébastien et Daniel d’une part, Benoît et Carole d’autre part. Le dernier, quoique improbable, concurrent pour le titre était l’inusable Didier Auriol, qui allait raccrocher à la fin de la saison. Avec dix-huit points de retard sur Séb, il était condamné à gagner les deux derniers rallyes en espérant que Séb n’accroche pas plus d’un point… Mais cela ne suffisait pas: il fallait encore que Benoît ne marque pas plus de onze points, Gilles pas plus de dix, et que je n’en obtienne pas plus de huit.
Avec mes sept points de retard sur Séb, cependant, je gardais mes chances. Faibles, mais réelles. Même si je gagnais les deux derniers rallyes, il suffisait à Séb d’une deuxième et d’une troisième place pour l’emporter; une autre façon de voir les choses était de dire qu’en cas d’abandon de Séb, il me suffisait d’une seconde place pour le rejoindre.
Nous avions passé une semaine sur place pour régler la voiture. J’avais défini, contrairement à d’habitude, des réglages fondamentalement différents de ceux de Cédric. Yoko s’en était inquiétée:
— Tu es sûr de ton coup?, m’avait-elle demandé. D’habitude, Cédric règle à peu près comme nous.
— J’ai réglé pour l’efficacité, pas pour le confort. Cédric a choisi une voie médiane, avec des suspensions encore assez dures et des pneus terre. J’ai décidé de maximiser l’adhérence.
— Tu vas arriver à la tenir à cent soixante?
C’était la première fois que Yoko mettait en doute mes réglages. Et comme, dans un équipage, on a coutume de dire que c’est le navigateur qui est le cerveau, ça m’inquiétait aussi.
— Ecoute, si je règle comme Cédric, c’est sûr que je la sentirai mieux. Mais on ira moins vite. Le but, c’est encore d’aller vite, non?
— Le but, c’est surtout d’arriver… Fram, j’ai pas envie de sortir ici, avec les arbres au ras de la piste. Je comprends que les autres aient gardé une marge de sécurité… Prends au moins les diffs normaux…
Cédric avait choisi des différentiels relativement libres, avec un transfert de couple en cas de patinage relativement limité. Juuso avait fait le même choix et Gilles s’était aligné sur eux. J’avais, quant à moi, choisi une programmation bloquée au freinage et, surtout, bloquée complètement en accélération, comme s’il y avait un arbre rigide à la place des différentiels. Il n’y avait que dans les courbes à mi-charge que je leur avais laissé un peu de liberté.
Résultat, la voiture était d’une efficacité sans égale, et particulièrement d’une motricité à toute épreuve; en revanche, elle devenait instable. Le moindre lever de pied la faisait partir en dérive, l’inscription en virage était laborieuse et le sous-virage laissait brutalement la place à un survirage enthousiaste. Juuso avait essayé de se caler sur mes réglages pour voir. Il avait roulé, et conclu:
— You crazy frog! Wanna die, don’t you ?
De la part d’un pilote comme lui, pourtant finlandais et grand amateur de réglages donnant un comportement oui-non à la voiture, ça en disait long…
Pierrot, lui, m’avait répété à plusieurs reprises:
— Tu es sûr de ton coup? D’après ce que m’a dit Juuso, il y a de quoi s’inquiéter.
— Ne t’inquiète pas, j’arriverai à la tenir. Et tu vas voir, ça va être bon pour les temps.
— C’est pas pour les temps que je m’inquiète…
Par chance, Tsuyu n’était pas là. Elle avait eu cinq ans la semaine précédente, et nous étions montés dans l’avion à peine son gâteau soufflé. Elle était restée en France avec Mona, sa baby-sitter habituelle. Je suis sûr que, à entendre les commentaires de notre entourage, elle serait venue me supplier de reprendre les réglages de Cédric.
Elle n’aurait pas vraiment eu tort, d’ailleurs.
Le vendredi fut une succession et glissades plus ou moins contrôlées. Je nous fis deux frayeurs en tapant des talus avec l’arrière de la voiture, et nous rentrâmes sans bouclier arrière…
Nous rentrâmes, aussi, avec plus de deux minutes d’avance sur Sébastien et Daniel.
Après avoir ramené la voiture au parc d’assistance, j’en sortis calmement. Yoko fit de même, avec un soupir.
— Ca va pas?, demandai-je.
— Heureusement que c’est fini. Tu sais combien de mètres on a fait en ligne droite?
— Pas beaucoup, hein?
— Pas du tout, presque.
— Amusant, non?
— Vachement. J’ai passé la journée à me demander si tu allais réussir à la rattraper encore une fois.
Brusquement, je lus dans son regard un désaccord profond. Elle n’avait pas pris de plaisir à rouler ainsi, sans sentir sous elle des roues accrochées aux billes. Elle avait eu peur.
— Ce n’est pas que je ne fasse pas confiance, ajouta-t-elle en me voyant soudain déchanter. Mais je pense pas que ce soient de bons réglages.
— Demande à Séb ce qu’il en pense.
— J’ai pas dit que c’était pas rapide. Tu te souviens dans l’ES 7, au douzième kilomètre?
— Où ça?
— Le douzième kil de la septième. Gauche-droite mi quatre, pour passage à niveau, attention piège bosse.
— Le passage à niveau où on est passés au ras des barrières?
— Celui-là. Heureusement qu’il y avait une ligne droite après, il m’a fallu trois secondes pour reprendre les notes. J’ai vu passer la barrière à moins de cinq centimètres de ma portière.
— C’est passé, non?
— Fram, la voiture était complètement en travers! Tu pouvais pas savoir que ça passerait! Si on l’avait touchée, il se serait passé quoi? On aurait rebondi pour aller taper de face la guérite? Fram, on était à cent soixante-dix!
Elle vit qu’on nous écoutait et, brusquement, elle bascula:
— Anata ga baka da. Daisuki, demo ontoo janai !
Je mis mes mains sur ses hanches et l’embrassai.
— Je t’aime aussi, ma puce. Même si t’es pas folle.
— Fram, on a survécu et on a deux minutes d’avance. Maintenant, on revient à des réglages normaux et on assure.
Elle n’avait pas tort. Elle avait même raison à cent pour cent, comme la journée du samedi devait le montrer.
— Écoute, ma grande, ce rallye, je veux le gagner. On a une chance d’être champions du monde. Deux minutes, c’est rien… Une crevaison suffirait à ce que Séb et Gilles nous passent devant, au moins. Et s’ils nous passent devant, on aura onze points de retard et on sera fichus. Je veux ce titre.
— Je veux vivre. Fram, on a encore quinze ou vingt ans pour gagner un titre!
— Écoute, on les garde pour demain. Si on arrive à trois minutes, on s’assurera même pour une crevaison. Si on a trois minutes, ou si Séb lâche, on revient aux réglages conservateurs. D’accord?
— Tu promets?
— Promis.
Elle n’était pas vraiment convaincue, mais elle n’insista pas. Elle avait saisi mon excitation de gosse face à ce rendement extraordinaire, et elle ne voulut pas me passer la douche qu’il m’aurait fallu.
S’il fallait, dans nos soixante-dix-sept rallyes mondiaux, trouver une erreur à Yoko, ce serait de n’avoir pas su me ramener sur terre ce jour-là.
Des journalistes m’entourèrent, et je leur répondis joyeusement. À trois mètres de là, Sébastien, bon second, répondait aux siens. Je l’entendis expliquer:
— Pour moi, il n’y a pas de mystère. J’ai vu les images de la 207, et franchement, je n’aimerais pas être dedans! Autant celles des autres sont stables et enchaînent joliment les courbes, autant celle de Fram paraît totalement anarchique. Pour moi, il n’y a pas de mystère: il a choisi l’efficacité absolue, et il se débat tout au long des kilomètres avec une voiture totalement instable. C’est hyper efficace, il a une motricité incroyable, mais la voiture passe son temps en travers. Pas de regret à avoir. S’il arrive à finir comme ça, tant mieux pour lui et chapeau à ses réflexes. Moi, je ne me sens pas de faire un rallye complet avec cette savonnette en guise de voiture.
— Vous pourriez faire les mêmes temps?, demanda quelqu’un.
— On pourrait. À vue de nez, je dirais qu’avec des suspensions encore plus souples, en déconnectant les anti-roulis, en prenant des pneus pour le sable et en bloquant les différentiels, on ferait sûrement à peu près les mêmes temps. Mais j’ai pas envie d’essayer! Vous avez vu ces glissades?
J’eus une longue discussion technique avec Gilles dans la soirée. Lui, le moins glisseur des pilotes, et moi, le plus grand fanatique des luges.
Le lendemain, j’étais prêt à finir mon œuvre. Encore quatre-vingts kilomètres et j’aurais certainement atteint une avance suffisante pour assurer calmement la suite.
Dans l’ES 10, la première de la journée, je fis encore un temps canon. Yoko avait surmonté sa crainte pour m’annoncer les notes avec une régularité absolument parfaite.
Et Séb avait abandonné, sur une sortie de piste sans gravité.
Yoko se chargea aussitôt de me rappeler ma promesse.
— D’accord, ma puce, répondis-je tranquillement. Au prochain parc, on remet tout comme Cédric.
Il restait deux spéciales avant le parc d’assistance.
Et, justement, dans l’ES 12, au beau milieu de la spéciale, il y avait un long droite qui se resserrait à la sortie. Il fallait y arriver tranquillement, en laissant la voiture s’appuyer sur son arrière en perdant sa vitesse, pour prendre une corde tardive avant de réaccélérer tout à la fin de la courbe.
Mais, avec mes réglages de différentiels bloqués, la voiture ne s’assit pas comme je m’y attendais. L’arrière partit d’un coup et tira toute la voiture vers l’extérieur.
— Che!, s’exclama Yoko, tandis que je lâchais le fort équivalent “Oh, merde!” français.
Deux “merde” plus tard, la voiture basculait hors de la piste, prenant élan sur un talus pour partir couper les arbres à un mètre du sol. On vit des troncs ployer, d’autres casser, ralentissant la voiture au fil de chocs tous plus secs les uns que les autres.
Enfin, un arbre plus gros que les autres se présenta à gauche. J’écrasai la pédale d’accélérateur, sans succès: il nous manquait déjà deux roues. L’arbre frappa entre l’aile avant et ma portière. Un gros choc, infiniment plus violent que les autres, qui nous projeta contre les montants de nos baquets.
Enfin, la voiture s’immobilisa. Elle était restée à l’endroit.
— Genki ka?, demanda dans mes écouteurs la voix inquiète de Yoko.
— Hai, genki da. Et toi ?
— Ça va, répondit-elle.
Et, brusquement, elle laissa éclater une colère dont je ne la pensais même pas capable. En français dans le texte, elle commença:
— Putain, t’as rien d’autre à faire que de tenir ce volant, même ça, t’en es pas capable? C’est quoi, ça? T’aurais pas pu rester sur des réglages normaux, non, monsieur veut pas seulement gagner, il veut ses trois minutes d’avance! Un dixième, tu m’entends, un dixième, ça suffit pour gagner! Mais non, il t’en fallait plus! T’es fier de toi, j’espère?
L’engueulade dura deux bonnes minutes. Deux minutes durant lesquelles les Australiens, perplexes, n’osèrent pas trop approcher. Ma portière était bloquée, et je ne pouvais même pas me soustraire lâchement à la tempête.
Enfin, elle se tut, dégrafa son harnais, retira son casque et, après me l’avoir jeté à la figure, sortit de l’épave. Je posais donc son casque dans les filets, derrière les sièges, et la suivis.
En fait, je n’allais pas si bien que ça. J’avais mal à la main droite. Et à l’orgueil.
Lorsque je voulus rattraper Yoko, elle se déroba. C’était la première fois que, après une sortie de piste, son ressentiment dépassait son inquiétude. Et, surtout, elle avait eu peur.
Elle était partie, à pied, vers l’arrivée de la spéciale. Je prévins l’équipe par radio et je partis à sa suite.
Elle marchait vite, dans la forêt, sous les regards amusés des spectateurs. Je la suivais comme je pouvais.
Après trois bons kilomètres, je m’arrêtai. Je n’en pouvais plus. Le sang me battait aux tempes et chaque pulsation me provoquait une déchirante douleur dans la main. Je m’assis et commençai à me lamenter.
Yoko fit demi-tour et se planta devant moi.
— Quoi encore?
— Je crois que j’ai quelque chose de cassé dans la main.
— Pauvre chéri… Tu l’as cherché, non?
— Peut-être, mais j’aimerais quand même bien voir un toubib.
— Et alors? Tu vas quand même pas faire interrompre la spéciale pour une égratignure?
J’étais un peu trop assommé pour répondre. J’avais vraiment très mal. Et j’avais aussi trop honte pour renvoyer à Yoko la moindre part de sa colère. J’avais, depuis la seconde où la voiture était partie en glisse, la certitude de m’être conduit comme le dernier des imbéciles.
Je continuai lentement jusqu’à l’arrivée. Yoko m’y avait précédé de dix bonnes minutes.
Un médecin m’examina. J’avais deux métacarpes cassés.
Après un passage à l’hôpital, je retrouvai mon équipe. La première question qui me fut posée vint de Pierrot:
— Tu pourras conduire dans quinze jours? Si tu gagnes le RAC, tu peux encore être champion…
— Si Séb ne termine pas cinquième, je sais… Non, je pourrai pas conduire, sûrement pas. Et je sais pas si j’aurai une copilote…
— Elle a eu peur, ça lui passera… Rentre à la maison les oreilles basses, fait amende honorable et ça ira… Et promets-lui d’arrêter de déconner.
Je rentrai à l’hôtel. Yoko regardait les résultats de la deuxième étape à la télévision.
— On devrait être là, fit-elle en montrant le haut de l’écran, sans me regarder.
— Je sais… Yoko, je suis vraiment désolé. J’ai agi comme le dernier des abrutis. Tu avais totalement raison dès le début. Cédric avait raison.
J’attrapai ses épaules et embrassai son cou. Elle se dégagea, puis vit mon attelle.
— T’as quoi?
— Fracture de deux métacarpes.
— C’est quoi, ça?
— Les os, là, dis-je en prenant sa main et en lui caressant le métacarpe du majeur.
— Ça fait mal, j’espère?
— Oui.
— Bien fait. Si ça peut t’apprendre à finir les rallyes sur la piste plutôt que dans les arbres…
On appela la France. J’eus ma fille au téléphone. Elle m’accueillit d’un “Oh, Super-bûcheron!” triomphant.
— Pourquoi Super-bûcheron?
— T’as coupé combien d’arbres avec ta super-tronçonneuse à un million de super-euros?
(23/03/03)