— Bonjour, mon fils. Dieu est avec vous.
Je refrène la réponse spontanée : “il devrait mieux choisir ses fréquentations”.
— Loué soit le seigneur.
Je contourne l’ecclésiastique pour entrer dans la demeure de Dieu.
Peu de monde, en ce début d’après-midi. Je suppose que les présents doivent passer la journée ici, à genoux sur une planche, mains jointes, confiant leur existence à un être dont ils ignorent jusqu’à l’inexistence.
Se fondre dans le décor. J’avance au milieu de la travée centrale, m’accroupis brièvement devant une statue crucifiée en esquissant une croix de la main droite, avant de disparaître dans l’ombre, vers le transept.
Finalement, la présence du curé à l’entrée m’arrange. Je ne risque pas de tomber sur lui dans l’arrière-cuisine de son église.
La petite porte n’est fermée que par un cadenas. Je regarde ma montre. Quatorze heures cinquante-huit.
Je place les mâchoires du coupe-boulon autour du cadenas, puis cale une poignée sous mon aisselle gauche. Je retiens le cadenas de la main droite.
Quinze heures. La cloche, trente mètres plus haut, sonne le premier de ses trois coups. Je tire un coup sec, la cadenas éclate et me tombe dans la main droite. Je me glisse vivement derrière la porte et la ramène en position entrebâillée. Coup d’œil par l’ouverture.
Béatement occupés à négocier la guérison de leur petit dernier, les paroissiens ont ignoré le claquement du cadenas. Très bien. Je monte les marches.
Nat aurait détesté me voir là. Mieux vaut rater une occasion que faire du bruit dans un bâtiment silencieux. C’est ce qu’elle m’aurait dit.
Désolé, Nat, il y a des boulots qu’on veut faire soi-même.
Oui, je sais. On ne doit jamais s’impliquer émotionnellement.
L’escalier donne sur une sorte de coursive, qui surplombe tout le vaisseau central. Je regarde rapidement en bas.
Le curé est toujours à l’entrée, discutant avec une paroissienne excitée. D’autres marchent silencieusement, entrant et sortant du bâtiment. La plupart sont toujours agenouillés, devant les cierges ou la statue qui surplombe la chaire.
Discrètement, je me faufile jusqu’à l’ouverture du clocher. La solide construction en pierre de taille gothique laisse la place à une charpente en chêne. Un escalier en colimaçon monte jusqu’au mécanisme de commande des cloches : beaucoup d’électronique, une antenne de réception pour la transmission de l’heure par satellites, des moteurs électriques, qui remplissent un beffroi du dix-septième siècle et commandent une tonne de bronze du quatorzième.
Inutile de monter plus haut. À mi-hauteur de l’escalier de bois, je trouve un pigeonnier et me glisse péniblement dans l’ouverture, mon sac à dos devant moi.
— C’est pas toujours un métier facile, tu sais. C’est beaucoup de préparation, d’entraînement. Tu ne peux jamais te permettre de te relâcher. Ni physiquement, ni moralement.
J’avais souri, quand Nat m’avait dit ça. J’étais jeune, je bossais vaguement dans la sécurité des petits commerçants, mon employeur avait brutalement mis un terme à sa carrière et son gendre voulait lui succéder… Je l’avais aidé, j’avais touché en une semaine plus qu’en un mois, et j’étais convaincu que ça serait toujours aussi facile.
— Arrête de sourire comme un con. J’ai plus vingt ans, moi. J’ai commencé ce boulot alors que tu tétais encore ta mère. Et je peux te dire que c’est pas marrant tous les jours. Tu connais pas encore les mois de préparation méticuleuse, les frousses que tu peux te payer quand tu te retrouves dans la merde à cause d’un détail oublié, et que t’es obligé d’improviser une issue de secours… J’ai payé pour le savoir : on ne prépare jamais assez un coup, et on improvise toujours trop.
Elle m’avait dit ça sur un ton inhabituellement sérieux, avec la pointe d’accent américain qui ressortait lorsqu’elle s’énervait et un voile dans les yeux. Je l’avais interrogée du regard, et elle avait ajouté :
— Mon professeur était le meilleur. Mais le jour où il a dû improviser, il a fait comme tout le monde : il a raté son coup.
Sortant souplement du pigeonnier, je me laisse glisser délicatement sur la pente pour amortir le choc et m’accroupir derrière un alignement de saints.
Ma montre dit quinze heures sept. Le rassemblement n’est pas censé commencer avant seize heures, et l’arrivée du client
Ça me laisse du temps. Je pose mon sac à côté de moi et regarde entre les jambes de Saint François d’Assise. Grâce à lui, je ne suis qu’un détail, presque invisible.
— La position de force, c’est toujours celle où tu vois sans être vu. Si tu te planques sous un escalier, tu es caché, mais tu ne vois pas ce qu’il se passe. Si tu t’installes au sommet de la tour Eiffel, tu vois tout, mais il y a toujours du monde qui te voit. C’est pour ça que je vis au dernier étage sans ascenseur : je vois loin, j’entends les gens monter l’escalier ou marcher sur le toit. Et c’est aussi pour ça que j’ai revu l’aménagement de l’appartement : pas de recoins, pas de rideaux. Personne ne s’y cache, je vois tout.
— Et la salle de bains ?
— Je la vois depuis l’entrée, par le miroir du couloir, depuis le salon par celui de la porte, et depuis ma chambre dans le miroir de la penderie.
— Je sais, mais si quelqu’un se cache dans la douche ?
— Depuis l’entrée de l’appartement, le haut du miroir du couloir renvoie sur le bord de l’applique, au-dessus du rideau. D’ailleurs, tu aurais dû t’en rendre compte depuis longtemps.
Je m’étais tu. Non seulement je n’avais pas remarqué que l’applique jouait le rôle d’une glace déformante, mais je venais de réaliser que j’utilisais cette douche quotidiennement depuis deux mois.
Je regarde autour de moi, patiemment, à l’aide des jumelles. Le temps est beau, mais un léger voile nuageux masque le soleil. Je puis donc prendre mon temps pour le dernier repérage, sans crainte des reflets.
À ma droite, vers l’entrée de l’église, la rivière coule paisiblement entre deux rangées de cèdres. Je regarde attentivement entre les arbres. Une barque, deux pêcheurs… Je zoome sur le fond de la barque.
Pas un poisson, pas un bocal. Pas d’appât donc. Et pas d’eau dans le seau qui les sépare… Agents de sécurité ou policiers, peu importe. Logés.
Un peu plus loin, sur la rue, un pompiste fait les pleins des voitures avec sa salopette trop grande. Sur chaque pompe, un panneau dit que la caisse est ouverte de sept heures à midi trente et de quinze heures à vingt heures. Une caisse et un pompiste, c’est un de trop.
À gauche, c’est un couple qui s’embrasse, regardant soigneusement autour de lui entre deux baisers. À la terrasse d’un café, deux hommes en veste, en plein soleil, qui suent à grosses gouttes et doivent regretter de ne pas avoir mis leur holster sous une chemise. Ailleurs, deux individus qui boivent un café sans quitter leur voiture.
— Plus tu vois de flics, moins tu en vois. Si tu n’en trouves qu’un ou deux, il y a des chances qu’il n’y en ait pas d’autres. Mais si tu en vois dix, tu peux être sûr d’en voir raté douze.
Depuis, je l’ai vérifié : les forces de l’ordre se camouflent toujours mieux sur les gros dispositifs.
— Dans ce cas, la meilleure chose à faire : tu ne vas surtout pas dans le secteur où tu n’as repéré personne. Au contraire, tu en repères deux suffisamment proches et tu passes au milieu. S’il y a un endroit dégagé, c’est là.
Il y a une ruelle qui passe derrière la station-service, à dix mètres du pompiste. C’est par là qu’il faudra que je file. Ensuite, elle longe la place Jean Moulin, mais je ne serai plus repérable lorsque j’arriverai là-bas.
La foule commence à affluer, et le service d’ordre contrôle. Oups, toi, tu as trop une tête à hurler que le fascisme ne passera pas… Dix contre un que tu n’y coupes pas.
Bingo. Mon chevelu est intercepté par deux gorilles en noir, un peu bousculé, on fouille dans son sac. L’un des mâles costumés en sort une chemise, un dépliant, je ne peux pas le lire mais sa tête en indique le contenu. Il sort un briquet, et réalise un autodafé miniature de littérature gauchiste.
Je souris. Voir les donneurs de leçons bobos et les donneurs de leçons fachos se battre entre eux m’a toujours réjoui. Ils ne veulent pas comprendre que la seule vérité qui compte, c’est que chacun fait comme il peut plutôt que comme il veut.
— Je ne connais pas un climatiseur qui ne voudrait pas, à un moment ou à un autre, faire autre chose. En fait, on a une compétence, un emploi, une utilité. Alors, on fait ce qu’on sait faire pour ceux qui voudraient savoir le faire.
» Mais quand ça fait des années que tu fais ce boulot, que tu es seul, que tu n’as jamais su ce que tu allais faire la semaine suivante, ou que tu es planqué depuis deux jours à relever les allées et venues de types interchangeables, ou que tu grimpes sur une échelle de secours sous une pluie battante pour approcher discrètement ton client, tu ne peux pas ne pas vouloir une petite vie pépère avec un mari, un chien et même des gosses.
— On n’est pas seuls, regarde…
— Tu paries ? Si, demain, on se retrouve en concurrence, tu vas me dire que tu hésiteras ? Et même, on peut tous rater un coup… Et alors ? On est peut-être pas seuls ici et maintenant, mais tu es sûr de pas être seul dans une heure ? Je peux te le dire : on n’est jamais sûr de rien. Ça aussi, j’ai payé pour l’apprendre.
Dix ans plus tard, je n’y crois pas, Nat. Même si tu es morte et enterrée. J’ai une femme, une fille… Et je suis en train de merder grave. Et c’est lié.
Le cordon de sécurité est de plus en plus nerveux, et une échauffourée éclate de temps à autres. Dans l’indifférence, la foule grossit sur la place. Jean Moulin doit être bien triste de voir ces gens fouler des pavés qui portent son nom…
— T’as été un peu tendre, tout à l’heure. J’ai cru que tu allais laisser tomber.
Nat avait les yeux gais, à la fois fière et soulagée, comme une mère dont le fils venait de réussir le baccalauréat.
— C’est vrai, j’ai un peu hésité… Je crois que… J’aurais préféré que le gosse ne soit pas là.
— Ça fait partie des impondérables. Mais l’important, c’est que tout ait bien fonctionné. Work without emotion !
C’était son troisième verre de vin, dans ce restaurant où elle m’avait invité pour fêter mon succès. De quoi chambouler ses cinquante kilos abreuvés essentiellement de lait frais.
— Tu n’as vraiment jamais d’émotion ?
— Jamais…
Elle s’était légèrement renfermée, puis avait ajouté :
— J’ai aimé un homme. Il y a longtemps. Ça ne s’est pas terminé comme j’aurais voulu.
Elle ne m’en avait jamais reparlé. Je n’avais jamais rien demandé : sa vie avant moi n’existait pas, et elle ne s’était jamais intéressée à ma vie avant elle.
— Nat, c’est le diminutif de quoi ?
— C’est Nat. Pour toi, c’est Nat. N’hésite jamais à inventer un pseudonyme. Mon vrai nom, je crois que je ne m’en souviens plus. C’est pas une question d’amnésie : c’est une question de volonté. Et tu devrais l’oublier aussi, Marco.
— Je m’appelle pas Marco.
— Si. Comme je m’appelle Nat. Oublie ton autre nom, il ne peut t’apporter que des emmerdes.
Je vide mon sac. Quelques tubes, une crosse, une corde.
Pas le temps de repasser par le goulot du pigeonnier, je tirerai un rappel de vingt-cinq mètres, avant de filer à pied dans les rues pour disparaître au milieu des badauds. Je love soigneusement la corde : ce n’est pas le jour pour faire des nœuds. J’attache soigneusement l’extrémité aux pieds de Saint Paul.
J’assemble délicatement les tubes, vérifiant l’irréprochable propreté de chacun. Pas un grain de sable, jamais. Au-delà du risque, faible, d’endommager la mécanique, il y a une possibilité bien plus concrète de désaxer aussi légèrement soit-il la trajectoire.
Chargeur en place. J’efface encore les empreintes, bien que je porte des gants depuis mon départ de la maison : je vais devoir laisser là mon outil, qui m’encombrerait trop dans les rues.
Je sais bien que je ne devrais pas être là. On me verra probablement descendre en rappel, et il ne sera pas facile de disparaître dans la foule. Nat, du haut de son mètre cinquante, pouvait s’évanouir en plein air, mais je n’ai pas cette chance.
— Tu ne dois jamais te laisser prendre par tes sentiments. La cible peut être détestable, ignoble, la pire ordure qu’il y ait sur Terre, ça n’est pas une raison pour accepter un boulot pourri. Se laisser aller, c’est finir à coup sûr par se faire pincer.
Peut-être, oui. Tu ne t’es jamais laissé prendre par les sentiments, toi. Tu n’as jamais accepté un coup pourri. Tu t’es toujours assurée de positions de force. Tu as soigneusement appliqué tout ce que tu m’as enseigné.
Et tu y es quand même passée. Il y a une chose que tu ne m’as pas apprise de ton vivant : toujours tenir ses commanditaires par les couilles. Il est passé, le temps où “pas de trace, pas de lien” était l’assurance-vie du climatiseur. De nos jours, sans trace, sans lien, on le fait sortir de l’échiquier par “principe de précaution”.
Je sais pourquoi je suis là. Et alors que ce veau ignoble prêche que ma femme devrait être renvoyée en Afrique, alors que cette terreur des beaux quartiers souhaite que ma fille aille retrouver ses ancêtres, les Hommes d’un côté, les Nègres de l’autre, alors que ce déchet de l’inhumanité veut renforcer le contrôle de l’État et supprimer tout ce qui ressemble à une liberté individuelle…
Je suis là parce qu’il a voté un embargo sur les armes expédiées vers un pays en guerre civile. Je suis là parce qu’un riche vendeur de fusils d’assaut a vu fondre de huit pour cent son chiffre d’affaires après avoir dû faire transiter sa production par un pays voisin. Je suis là parce qu’il est le dernier rempart contre la reprise des livraisons officielles, directes, en remplacement de celles qui n’ont jamais cessé mais coûtent toujours plus cher.
J’ai rêvé cent fois de voir son nom sur ma fiche de paye, pour cent motifs différents, et c’est pour une bête histoire de pots-de-vins que mon rêve s’est exaucé.
Du mouvement. Ça y est, les affaires reprennent : le cordon de sécurité s’est ouvert pour laisser passer une voiture.
La Maybach s’avance majestueusement, et un homme bedonnant descend. La foule crie, de chaque côté de la trajectoire, sa joie de nettoyer la France.
Intérieurement, moi aussi.
Je regarde en l’air. Le voile nuageux est toujours là, accompagné d’une légère et agréable brise de mer. Je vérifie l’état du chargeur : cinq cartouches de .338 Lapua. La météo n’annonçant qu’un vent léger, je n’ai pas souhaité m’encombrer de mon bien plus lourd .50 BMG.
En place. Allongé au pied de Saint François, je pointe mon outil dans la direction de la place. Le client vient de prendre place à l’estrade et entonne France. Je me stabilise.
Le télémètre m’indique cinq cent douze mètres. Je reporte cette valeur dans le correcteur de hausse. Ils n’auront le son que près d’une seconde après l’image.
J’évalue rapidement le vent. Une légère brise, toujours, qui vient doucement vers moi, à peine désaxée sur la droite.
— Il n’y a pas trente-six possibilités. On peut te fournir plein de chiffres sur le vent, il est toujours imprévisible. Plus tu es loin, plus tu as de chance d’avoir quelque part sur ton chemin une micro-variation. Pour mesurer avec précision, il faut des outils militaires. Alors, suis ton instinct. Tu l’as ou pas mais, si tu l’as, tu ne seras jamais déséquilibré par le vent. Furlong n’a pas demandé à vingt personnes de lui mesurer le vent, et son premier essai est arrivé à moins de cinquante centimètres de sa cible.
De la main droite, je tire, puis ramène le levier d’armement. Le déclic me confirme que la première cartouche est montée dans la culasse.
Je détourne ma visée, à l’instinct : cinq cents mètres, petite brise presque en face… J’aligne le collimateur cinq centimètres au-dessus de la cible, et soixante centimètres à droite.
Respiration ralentie, avec le seul diaphragme, côtes immobiles. Œil droit à moitié fermé. Doigt sur la gâchette, grossissant délicatement, attendant plutôt que provoquant la détonation…
Une secousse dans l’épaule m’informe qu’un morceau d’acier poli vient de partir à plus de neuf cents mètres par seconde.
(03/08)