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Il y eut dix jours de calme plat. Pendant dix jours, nous n’eûmes rien à faire sinon chercher de la nourriture.
C’était heureux. Mona, Anne, Marie et moi n’allions pas très bien. Mes insomnies étaient revenues et j’avais reperdu du poids. Mais la plus touchée était Mona. Depuis l’exécution, elle dormait plus mal encore que moi. Elle restait prostrée de longs moments, la tête sur les genoux. Elle ne pleurait pas, mais restait immobile sans que personne, pas même sa soeur, ne puisse la réveiller de son cauchemar. Puis elle se levait et, résolument, elle s’attaquait à sa tâche, qu’il s’agisse d’aider ou de soigner ou de courir la forêt pour garder le contact avec les autres résistants.
Et, lorsqu’elle avait fini, elle retournait dans son coin et se coupait du monde.
Un soir, en allant nous coucher, je remarquai qu’elle ne faisait pas sa prière habituelle. Elle alla directement s’allonger sur sa couverture pour attendre, immobile, qu’enfin le peu de sommeil qu’il lui restait la prenne.
Je m’assis à coté d’elle.
Elle ne me regardait pas. Je ne saurais pas dire si elle avait seulement remarqué ma présence. Au bout d’un moment, je m’allongeai et finis par m’endormir peu avant l’aube — mais bien avant elle.
Le lendemain, elle rejoignit encore sa couche sans un mot à l’égard de Dieu. J’allai la voir et, comme la veille, elle regardait à travers moi comme si je n’existais pas.
– Je ne t’ai pas vue prier ce soir.
Elle ne répondit pas tout de suite à mon murmure. Au bout d’un moment, sans bouger ni me regarder, elle murmura sur le même ton :
– Dieu et moi, on est un peu en froid ces temps-ci.
– Pourquoi ?
Elle laissa un nouveau silence, puis :
– A ton avis ?
Elle n’avait pas tort : ma question était particulièrement stupide.
– C’est toi-même qui m’avais dit qu’il n’était pas responsable du devenir de ses créatures…
– Tu parles !, s’énerva-t-elle tout à coup. Il est censé être omnipotent, non ? Tu as vu ce qu’il m’a laissée faire ? Tu as vu ce qu’il a laissé faire aux Jeanne et à Dominique ?
Elle se coupa soudain en plein élan. Elle s’était assise et se mit à pleurer. Je m’assis à son coté et passai mon bras autour de ses épaules. Elle se remit à murmurer :
– Dieu n’est pas bon. C’est une illusion. En fait, à supposer qu’il existe, c’est une vieille pute sadique qui aime faire souffrir ses créatures.
Elle se tut de nouveau, se laissa aller contre mon bras pour s’appuyer sur moi.
– Tu as lu Un animal doué de raison ?
Je répondis doucement :
– Et Malevil aussi.
– Je crois que je me sens un peu comme Fa quand il découvre que l’homme prend plaisir à tuer. L’homme est beau, il a des mains et il parle. Et puis, d’un coup, l’homme tue ses semblables. Mon Dieu, il était bonté et amour, même si quelques connards ici et là foutaient la merde malgré lui. Il les laissait faire parce que l’homme devait payer le péché originel. Un peu comme Maman privait Anne de télé quand elle jetait mes affaires par la fenêtre…
Je ne pus réprimer un sourire. Nous avions tous été estomaqués, sur la place du village, un jour où nous avions vu un ours en peluche de Mona voler de la fenêtre du premier étage pour s’écraser lamentablement sur le bitume.
– Ce n’est pas pour autant que ma mère n’aimait pas ma soeur. Au contraire. Mais il fallait placer des limites. Là… J’ai fait quoi pour mériter de devoir vivre avec ça ? Pour avoir sur ma conscience le massacre de cette patrouille et l’assassinat des Jeanne et de Dominique ?
– Les voies du Seigneur sont impénétrables.
– Fous-toi de ma gueule…
Dans les jours qui suivirent, Mona et moi restâmes de plus en plus souvent ensemble. Marie avait l’air de s’y résigner, non pas de bon coeur mais avec bonne volonté.
Environ une semaine après l’exécution, Mona tomba un soir comme une masse et ne se réveilla que quatorze heures plus tard. Elle avait été au-delà de ce que son corps pouvait tolérer comme fatigue. Par la suite, son cerveau à moitié anesthésié ne devait plus s’empêcher de dormir sous aucun prétexte.
Il devait m’arriver la même chose peu après. Je sais que, pour moi, c’était la nuit du 17 au 18 septembre.
Le 18 au matin, des militaires remontèrent la vallée de Chasles pour arriver à Bouquet. Il étaient plus de cent pour mener une battue, tous en tenue de forêt et sans civil.
La fouille fut rapide et méthodique. Ils avaient retenu les leçons de leur battue ratée sur le Rudeval.
Les coups de feu de la face Nord du Veillard nous parvinrent, quatre kilomètres plus loin, aux grottes de Charvest.
On prit ses armes et l’on courut. Je venais de passer une longue nuit de sommeil et, en quelques heures, mon corps avait repris des forces. Il nous fallut moins d’une demie-heure pour être sur le Veillard.
Il était trop tard. Des rescapés du maquis Bouquet arrivèrent face à nous. Dans leur confusion, malgré des croassements acharnés, ils manquèrent nous tirer dessus ; puis ils nous reconnurent.
– Pas la peine d’aller plus loin. On est les seuls libres. Ils nous sont tombés dessus à l’aube, dans les planques, sans qu’on les ait vus venir. Les autres ont été pris ou tués.
On se répartit en éventail sur le col au pied du Veillard, laissant les Bouquetins se reposer à l’arrière.
Les militaires arrivèrent. On les accueillit d’un feu nourrit et, sans insister, ils se replièrent.
On retourna sur Charvest. Seuls six Bouquetins avaient réussi à s’échapper de la nasse. Les seize autres devaient avoir été abattus ou capturés.
Trois jours s’écoulèrent, où le mot d’ordre passa de maquis en maquis. Puis, le 21, on se retrouva au flanc nord du Veillard, là même où le maquis Bouquet avait été détruit.
Nous pensions, avec raison, que les militaires ne s’attendraient pas à nous voir nous jeter ainsi dans la gueule du loup. De fait, alors qu’ils s’étaient installés confortablement dans Bouquet, à moins de deux kilomètres de notre réunion, personne n’en vit un seul.
Les émissaires de Rudeval revinrent avec les nouvelles. Il avait été décidé que le maquis Rudeval prendrait en charge le Sud-Est de Bouquet, Léhault le Sud, Chasles l’Ouest, et Les Mards, du nom d’un petit village de montagne, le Nord. Les Bouquetins resteraient avec nous puisque, avec les grottes de Charvest, nous étions les mieux lotis pour les héberger.
Il fut décidé, surtout, d’attaquer directement et dès le lendemain, pour les prendre en tenaille, les militaires de Bouquet.
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