Pré­cé­dent Intro­duc­tion Sui­vant

Dès le pre­mier octobre, cha­cun dans sa grotte, nous déci­dions de nous faire très dis­crets. Nous ces­sâmes nos voyages d’un groupe à l’autre, res­tant autant que pos­sible à l’a­bri de nos ter­riers et n’en sor­tant que le temps de rele­ver les collets.

Les Vanel, les Serf et moi étions dans deux grottes sur Char­vest. Luka Fires­tone était avec nous : Claude tenait à le gar­der à l’oeil.

Le 3 octobre, Mona et moi devions faire la tour­née des col­lets. Luka vou­lut venir.

– Ça fait cinq jours que je suis enfer­mé. Je ne suis pas venu pour man­ger votre nour­ri­ture ter­ré dans un trou.

– Marc, tu veux le prendre ?

Je regar­dai Luka.

– Tu laisses ton émet­teur ici et tu marches devant.

– Ça me va.

 

Nous étions par­tis depuis dix minutes que Luka me demanda :

– Je peux savoir pour­quoi tu es hostile ?

– Hos­tile ?

– Tu est le seul à ne pas avoir cher­ché à savoir qui je suis. Tu ne m’as rien deman­dé depuis que je suis là.

– Tu veux que je demande quoi ?

– Je sais pas. Ce que je fous là, par exemple. Ça ne t’in­té­resse pas ?

– Pas vrai­ment. Si tu es venu pour nous don­ner au gou­ver­ne­ment, tu le diras pas. Et sinon, quelle qu’en soit la rai­son, t’es dans la même galère que nous.

– Je suis venu pour que le monde puisse savoir ce qui se passe ici. Tu t’en fous ?

– Pas for­cé­ment. Mais je ne pense pas que ça puisse chan­ger ce qui se passe.

– Et ce qui se passe ailleurs, ça t’intéresse ?

– Il se passe quoi ?

– Il y a trois semaines, les UN, com­ment vous dites, l’O­NU a deman­dé à la France d’ac­cep­ter une mis­sion d’ins­pec­teurs. Tu le savais ?

– Non. Blo­quée par veto, je suppose ?

– Bien sûr. Et il y a deux semaines, Amnes­ty Inter­na­tio­nal a publié un rap­port spé­cial pour la France. Le gou­ver­ne­ment lui a refu­sé l’ac­cès aux pri­sons et des mil­liers de Fran­çais ont fran­chi la fron­tière pour se réfu­gier en Suisse, en Ita­lie ou en Alle­magne. La semaine pas­sée, la Bel­gique et la Suisse ont dépo­sé un pro­jet de réso­lu­tion à l’O­NU pour que la France soit ins­pec­tée. Elle a aus­si été blo­quée par la France. Et c’est pour ça que le Whis­pe­rer a déci­dé de m’en­voyer ici. On se pose des ques­tions, ailleurs. Les rela­tions entre notre pré­sident et le vôtre n’ont jamais été aus­si bonnes, et il n’y a pas que les gau­chistes du Whis­pe­rer que ça étonne.

– Du coup, on envoie un jour­na­liste sur place pour aug­men­ter les tirages ?

– Don’t be cyni­cal. Pour aug­men­ter les tirages, on a suf­fi­sam­ment de pho­tos de poli­ti­ciens chez des pros­ti­tuées, et ça marche à tous les coups. On vou­lait vrai­ment foutre la merde, mon­trer ce qui se pas­sait chez nos nou­veaux old friends fran­çais. Les réfu­giés nous par­laient d’ar­res­ta­tions arbi­traires, d’exé­cu­tions som­maires, d’a­vo­cats empê­chés de faire leur bou­lot. Ils ont dit que ça tour­nait vrai­ment en guerre civile dans le Ver­cors. J’ai fait mon ser­vice dans les com­man­dos, j’ai fait du para­chu­tisme et je parle fran­çais, alors, je me suis pro­po­sé pour venir. Le patron a pro­fi­té de ses amis pour me trou­ver une place dans un trans­port qui allait de Rome à Londres. Je devais sau­ter sur le Vercors.

– Tu t’es plan­té d’une cen­taine de bornes…

– Une cen­taine de quoi ?

– De bornes. Kilo­mètres. Six­ty miles.

– Okay. On s’est pas plan­té. Mais la chasse fran­çaise est venue nous escor­ter. J’ai sau­té avant que les Mirage nous rat­trapent, et je suis arri­vé ici. J’ai pris contact avec les pre­miers gens armés sans uni­forme que j’ai trou­vés. Main­te­nant, je dois écrire et envoyer mes articles pour racon­ter la vie d’ici.

– Et tu crois que ça va ser­vir à quelque chose ?

– Qui sait ? Les pho­to­graphes embed­ded dans la guerre du Viêt-Nam ont fait beaucoup.

– Les mou­tons infil­tré dans toutes les résis­tances ont fait beau­coup aussi.

– Tu penses que c’est un gros risque que je sois là ?

– I think the best way to be safe would have been to put a bul­let into your head.

– I unders­tand what you say. It would have been safer. But you need the world to know what’s on here. So you need me.

– Why ?

– Do you real­ly hope to stop the army ? You just can’t. Maybe you can fight for a while, but in the end you shall loose. It can’t be any­thing else. The only hope you have is inter­na­tio­nal sanc­tion against France. It is the one and only way your govern­ment might become keener.

– Pour­quoi vous par­lez pas une langue intel­li­gible ?, cou­pa Mona.

– Je vou­lais juste être sûr.

– Quoi ?

– Un accent d’A­mé­ri­cain de l’Ouest comme celui-là, il est vrai. Tu viens d’où ?

– Un pate­lin au Nord-Ouest de Phoe­nix, Arizona.

 

Je m’ar­rê­tai pour sor­tir un lièvre de son col­let. Lorsque j’eus fini, le lièvre dans ma besace, Luka reprit la parole :

– J’ai réus­si le test ?

Mona le regar­da, sévère.

– A ton avis ? Tu res­pires encore, non ?

 

Une patrouille de l’ar­mée nous empê­cha de des­cendre plus bas. Nous rac­cour­cîmes notre tour­née et ren­trâmes directement.

 

Les patrouilles étaient nom­breuses depuis l’at­taque sur Dague. Des dizaines de camions étaient arri­vés dans la région, rem­plis de militaires.

Ces mili­taires n’é­taient pas appa­rus ex nihi­lo. Ils arri­vaient du Ver­cors, pré­ci­sé­ment. Et, désha­billant Pierre pour habiller Jules, l’ar­mée offrait aux maqui­sards du haut-pla­teau un tapis rouge pour agir en toute liberté.

Et, tan­dis que nous avions écla­té en petits groupes et rédui­sions nos dépla­ce­ments au strict néces­saire, nos col­lègues de Vil­lard de Lans, de la forêt de Lante ou de la Cha­pelle en Ver­cors jouis­saient d’une liber­té toute neuve qu’ils met­taient aus­si­tôt à pro­fit pour faire des réserves, détruire les routes d’ac­cès par les Grands Gou­lets et le col du Rous­set et reprendre pos­ses­sion de deux vil­lages occupés.

 

Luka inter­ro­gea lon­gue­ment tous les résis­tants qu’il ren­con­trait. Nos his­toires se res­sem­blaient toutes plus ou moins. Rares étaient ceux qui s’é­taient enga­gés par pure idéo­lo­gie : nous avions presque tous été mêlés direc­te­ment à des évé­ne­ments dou­lou­reux, comme les ten­ta­tives d’ar­res­ta­tion de Mona et Kumi­ko Bres­son, ou des arres­ta­tions de proches, ou pous­sés à bout par l’oc­cu­pa­tion et le com­por­te­ment des militaires.

Il pre­nait des notes, posait des ques­tions et lais­sait les gens se racon­ter. En plus d’un jour­na­liste, nous avions héri­té d’un psychologue !

Je m’é­tais prê­té, de mau­vaise grâce je l’a­voue, au jeu de ses ques­tions. Et mon entre­vue fut la pre­mière qu’il envoya, le 9, par satellite.

– Com­ment tu es arri­vé là ?

– Par hasard. Ils vou­laient arrê­ter une jeune fille qui vou­lait juste aller à l’é­cole. Les gens qui m’en­tou­raient ont pris sa défense, au fusil, et j’ai sui­vi le mouvement.

– Tu le regrettes ?

– Je ne sais pas. Je regrette sur­tout que Ser­gen soit arri­vé au pou­voir. Le reste, c’est secondaire.

– Qu’est-ce que tu vou­drais dire à tous les fran­çais qui subissent en silence, pour les faire venir dans les maquis ?

– Je crois pas que ce soit à moi de leur dire quoi faire. Qu’ils se regardent dans une glace, qu’ils se demandent dans quel monde ils veulent vivre, qu’ils se demandent s’ils sont prêts à mou­rir et à tuer pour défendre ce monde. Je veux pas juger les gens. Tu sais, il s’en est fal­lu d’un rien que je ne sois pas là. Je sais pas vrai­ment pour­quoi j’ai pris ce fusil. Et si je ne l’a­vais pas pris, je cour­be­rais le dos sous le joug de Ser­gen sans rien dire.

– Il faut être prêt à tuer avant de venir ?

– Sûre­ment. Tu vois les gens ici ? Il n’y en pas beau­coup qui n’ont pas tué au moins une fois. Il y en a qui le vivent rela­ti­ve­ment bien, il y en a que ça détruit presque autant que leur vic­time, et il y en a qui n’ont encore jamais réus­si à appuyer sur la gâchette. Petit à petit, la haine et la colère poussent au meurtre, et on y arrive ; et puis, cadavre après cadavre, on s’en­dur­cit, et on n’y pense presque plus. Mais tout le monde ne réagit pas de la même manière.

– Tu aimes ça ?

– Non. Mais je m’y suis fait. Assez vite, d’ailleurs. Il y en a qui pleurent encore tous les soirs parce qu’ils ont tué quel­qu’un. Moi, non. Y prendre goût, ça me fait peur, jus­te­ment. D’a­bord, on le vit mal, puis on s’y habi­tue, on le fait sans y pen­ser quand on est dans le groupe, puis on arrive à tuer tout seul… Et après ? Ça s’ar­rête là, ou dans quelques mois j’y pren­drai goût ? La colère, la pres­sion accu­mu­lée retombent d’un coup quand l’en­ne­mi est mort. Et quand on marche cour­bé, le fusil à la main, en sachant que le pre­mier qui voit l’autre a fait les trois quarts du bou­lot, on res­sent une exci­ta­tion mal­saine et incroyable. C’est comme du saut à l’é­las­tique, une pous­sée d’a­dré­na­line, l’ins­tinct de chas­seur qui res­sort. C’est très fort. Le type der­rière son ordi­na­teur qui joue à Coun­ter Strike connaît ça, mais c’est mille fois plus fort en vrai. J’ai peur d’y prendre goût. Un jour, ça s’ar­rê­te­ra. Après toutes les guerres, il y a des gens qui ne savent plus vivre autre­ment, qui veulent retrou­ver cette exci­ta­tion. Ça, ça me fait peur.

– Com­ment on vit dans un maquis ?

– Tu com­mences à t’en rendre compte : on se lave pas tous les matins ! On mange sou­vent cru, et il faut sup­por­ter les autres. J’ai tou­jours été plu­tôt soli­taire. Ici, on est ensemble, tout le temps. On a pas la pos­si­bi­li­té de se pas­ser des autres. Il y a trois femmes et un homme dans la grotte où je dors. Et comme il com­mence à faire froid, il n’est pas ques­tion de sor­tir du trou pour avoir la paix. La pro­mis­cui­té, le manque d’hy­giène. On y pense pas trop au départ, et puis, au bout d’un mois, on se demande si on ne va pas de rendre parce que, en pri­son, il y a au moins une douche par semaine ! Et encore, on a de la chance. Je dis nous, les hommes. On y pense pas dans la vie nor­male, ça paraît nor­mal d’al­ler ache­ter des ser­viettes ou des tam­pons, mais ici, c’est un luxe ! Dieu mer­ci, depuis quelques années, il y a des femmes dans l’ar­mée. Quand on détourne un convoi, on y trouve aus­si des tam­pax. Mais ici, on a plus de femmes que d’hommes, alors que dans l’ar­mée, il y a une ou deux femmes par bataillon. On manque un peu de tout, mais sur­tout les femmes. Dans le même ordre d’i­dées, on n’a ni pilules ni capotes. Étant don­née la pro­mis­cui­té dans laquelle on vit, ça pour­rait servir.

– On pense encore à la baga­telle1 dans des condi­tions pareilles ?

– Je suis pas le mieux pla­cé pour répondre… Je sup­pose, oui. Quand tu passes la jour­née à cou­rir dans la boue pour ten­ter de sau­ver ta peau, quand tu t’es bat­tu et que tu as peut-être tué quel­qu’un, tu arrives le soir, tu retrouves la femme que tu aimes, je crois que oui, tu essaies de récu­pé­rer les der­nières gouttes de ten­dresse dans cet océan de brutalité.

 

Luka avait cou­pé là, esti­mant que son article se ter­mi­ne­rait ain­si sur une note plus positive.

 

Le 18 octobre, nous vîmes, stu­pé­faits, nos braves sol­dats remon­ter dans leurs camions et repar­tir. Nous ne savions pas que les maqui­sards du Ver­cors avaient redou­blé d’ef­forts. L’ar­mée avait été mobi­li­sée en masse pour ten­ter de reprendre le contrôle du plateau.

Et, trois jours plus tard, un émis­saire de Char­vest vint nous voir. La déci­sion fut vite prise de pro­fi­ter de la baisse de sur­veillance pour reprendre nos acti­vi­tés. La guerre revenait.

1en fran­çais dans le texte ori­gi­nal paru dans le Whisperer.

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