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Que nous l’ayons senti venir, ou que le hasard fit bien les choses, nous reprîmes nos activités combattantes juste à temps pour passer l’hiver.
Après trois semaines de veille, durant lesquelles nous avions limité nos sorties au strict minimum, nous avions un besoin urgent de fournitures. Et, pour la première fois depuis que nous avions pris le maquis, nous méritâmes notre réputation de bandits : l’occasion faisant le larron, et malgré une mauvaise conscience tenace, on attaqua un camion civil.
C’était encore la route du col du Cibrot qui fut le théâtre de cette grande première. Nous attendions l’occasion depuis une heure lorsqu’une semi-remorque d’une chaîne de supermarchés arriva. Le chauffeur préféra ne prendre aucun risque et s’arrêta sans la moindre hésitation en nous voyant armés.
Sitôt stoppé, sans que l’on n’ait rien dit, il ouvrit sa portière et leva les mains.
– Vous transportez quoi ?
– Un peu de tout. Je ravitaille l’Inter de Gresse.
– Vous voulez bien ouvrir ?
Le chauffeur eu un léger rire, puis répliqua :
– Je suis pas payé assez pour jouer au héros !
La remorque était remplie. Nourriture, vêtements, savon, papier et serviettes hygiéniques : notre butin n’était pas le même que celui que l’on avait pu trouver dans des fourgons militaires, mais il était aussi précieux !
J’avoue avoir lâchement profité de n’avoir pas à payer pour prendre une paire de chaussures de montagne à cent cinquante euros. Beaucoup d’autres pensèrent brusquement que leurs propres pieds méritaient mieux qu’ils n’avaient et m’imitèrent, laissant là, à même la remorque, leurs anciennes chaussures usagées.
Je pris aussi un chronomètre d’aviateur, sachant que ma montre avait cinq ans et ne devait sans doute plus en avoir pour longtemps.
Enfin, je me chargeai de douze litres de lait et de deux kilos de chocolat, produit qui n’avait certes rien d’indispensable mais auquel, sevré depuis trop longtemps, je ne pus résister !
Nous étions une trentaine et, au total, nous emportâmes près d’une demie-tonne de marchandises. Nous laissâmes le camion repartir, sachant qu’il lui faudrait une bonne demie-heure, dans le meilleur des cas, pour prévenir les autorités.
Quatre jours plus tard, le Rudeval se recouvrait d’un élégant manteau d’hermine. La dernière semaine d’octobre, une trentaine de centimètres de neige s’accumulèrent en trois jours.
Aussitôt, quelques remords s’effacèrent. Sans chaussures neuves, nous aurions sans doute laissé quelques orteils dans cette neige fraîche. Les températures s’étaient affaissées en une semaine, et, alors qu’à la mi-octobre il était facile de promener sur un sol sec sans avoir trop froid, il devenait impossible de se déplacer sans parkas et il fallait pousser sans relâche ses pieds vers l’avant. La neige n’était pas tombée par un gel très important ; la température avait été proche de zéro et la neige était lourde et pesante.
Il fallait pourtant marcher. Il fallait marcher plus que jamais : les traces devenaient nos ennemies et il fallait en faire et en refaire, multipliant les sentiers et les laies pour en faire des noeuds inextricables.
Il n’y a que le premier pas qui coûte : nous profitâmes d’un moment de calme, après le départ de nos soldats vers le Vercors, pour accumuler un petit butin sur le dos des camions civils. Et, le 2 novembre, un régiment revint s’installer à Furet.
Il y eut quelques assauts de convois, toujours sur le modèle de l’attaque-éclair : forcer les fourgons à s’arrêter, foncer, et surtout repartir avant l’arrivée de renforts et s’égailler dans la nature. Les assauts ne duraient généralement pas dix minutes.
Du coté ferroviaire, en revanche, la surveillance se relâchait. La neige aidant, les militaires qui devaient passer la journée le long des voies avaient tendance à se regrouper et à laisser quelques dizaines de mètres de voies sans surveillance.
La décision fut longue à prendre. Les hésitations étaient nombreuses. Les gardes n’étaient plus aussi vaillants, mais ils étaient toujours là. Et puis, il y eut le 16 novembre.
Les maquis de Rudeval et Léhault étaient en première ligne, Le Fond et Chouinard en couverture. Ainsi, nous devions attaquer un train à l’entrée du tunnel du Cibrot, les gardes devaient nous tomber dessus, et Le Fond et Chouinard devaient les prendre à revers.
Trois personnes, dont Paul Leblond, ancien travailleur du BTP qui avait manipulé des explosifs lors du creusement de routes, furent envoyées miner la voie. Nous avions récupéré çà et là, au fil de nos combats, près de deux kilos de plastic. Paul estima que cinq cent grammes suffiraient.
Il nous fallut jouer la chèvre et faire diversion pour que les mineurs puissent atteindre la voie. Ce n’est pas très agréable. En général, lorsque l’on est face à une personne armée d’un fusil mitrailleur, on évite au maximum de se faire voir ; nous devions exceptionnellement nous faire voir et tenter de nous glisser entre les balles.
Lorsque l’aube poignit, tout était en place. Les quelques gardes qui avaient cru se faire attaquer étaient revenus à leur poste, à l’exception d’un qui était tombé au combat.
Nous connaissions les horaires, par deux Furetois qui avaient été embauchés pour faire le ménage des quartiers des officiers, après avoir fait voeu d’allégeance au pouvoir… en croisant les doigts sans doute.
Aussi, tout était minuté et l’arrivée du train, à huit heures treize, ne fut pas une surprise. Les voies explosèrent sous la deuxième locomotive, dans la pénombre de l’aurore, et les trois premiers wagons déraillèrent et s’enfoncèrent dans le tunnel. Les quatre derniers dépassaient au-dehors. Les gardes s’agitèrent, et nous ouvrîmes le feu ; les gardes s’effondrèrent. Les soldats de protection du convoi commencèrent leurs tirs, les gardes situés plus bas sur la voie aussi, et il y eut quelques minutes de confusion extrême. Nous étions au milieu, entre les soldats du train et les autres. Ceux-ci étaient également pris entre deux feux de maquisards. Je tirai un peu au hasard, dès qu’il me semblait voir quelque chose dans le train ; Mona me dit plus tard avoir tiré au hasard dès qu’il lui semblait voir quelque chose derrière nous. Il est certain que des balles, nous passant au-dessus de la tête, volèrent d’un soldat à un autre ; il est également probable que les maquisards qui avaient pris les gardes en tenaille se soient tiré dessus.
Et puis, comme à l’ordinaire, le combat prit fin presque aussi brutalement qu’il avait commencé. Un sergent sortit du train les mains en l’air, après avoir jeté un FM par la portière, et ses soldats le suivirent après avoir vu qu’il ne s’était pas fait abattre.
Les autres militaires, les gardes de la voie pris entre deux feux et ceux des trois premiers wagons fauchés au fur et à mesure de leur sortie du tunnel, n’étaient plus en état de combattre.
Nous n’eûmes donc pas à faire exploser le train. Les wagons étaient à peu de chose près intacts.
Nous commençâmes par soigner nos blessés ; ils étaient nombreux. Nous autres Rudevalois, qui avions pu choisir soigneusement nos positions lors de la préparation de l’assaut, n’avions que deux blessés légers ; mais les autres, qui avaient dû suivre les mouvements des gardes et n’avaient pu se placer aussi attentivement, relevèrent trois cadavres et une dizaine de blessés.
Quant aux soldats… Les gardes de la voie avaient subi de lourdes pertes : ceux qui étaient sur place avaient été abattus dans la foulée de l’explosion de la voie, et les autres étaient arrivés en courant et avaient dû improviser. Ceux du train, à l’arrière, s’étaient rendus après avoir réalisé qu’ils ne gagneraient pas cette manche. Nous n’avions laissé aucune chance à ceux de devant, fauchés impitoyablement à la sortie du tunnel.
Les blessés soignés, on se répartit la charge. Nous étions près d’une centaine et, en décomptant nos trois morts et notre vingtaine de blessés, nous pûmes emporter les trois tonnes de marchandises intéressantes que nous trouvâmes. Puis l’on détacha les deux wagons de tête, qui avaient franchi la portion de voie détruite, et les locomotives, et celles-ci tirèrent ceux-là jusqu’au milieu du tunnel. Là, on incendia soigneusement ce qui pouvait être incendié avant de ressortir par une galerie d’évacuation.
Des autres wagons, bloqués en aval de la bouche du tunnel, on mina les essieux. Ils s’affaissèrent sur la voie, qui devait rester inutilisable durant de longues semaines.
Deux jours plus tard, nos aides clandestines dans la population étaient bloquées dans leur action par un couvre-feu que nous n’aurions pas osé imaginer : à toute heure du jour ou de la nuit, aucun citoyen de la région n’avait le droit de sortir de chez lui sans escorte des forces de l’ordre.
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