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Quelque chose de gros se préparait.
Pour nous, nous étions un groupe de résistants, et d’autres, çà et là, nous tenaient compagnie au besoin. Claude avait pris une place centrale dans nos décisions ; mais la chaîne de commandement s’arrêtait là. Pourtant, peu à peu, une organisation supérieure s’était mise en place. Il n’y avait pas que nous et nos voisins. Le Vercors, à cent kilomètres au Nord, était couvert de partisans ; le Trièves, le Dévoluy, le Royans, également ; et, plus au Sud, c’étaient les maquis des Alpes Maritimes. De Lyon à Nice en passant par Grenoble et Gap, on pouvait partout tomber sur des résistants.
Et, peu à peu, une organisation s’était mise en place, que nous ne soupçonnions pas, coincés en bordure d’un désert montagneux — à l’Est du Rudeval, on ne trouvait rien ni personne sur près de vingt kilomètres de pics et de rocs.
Il y eut une réunion secrète des chefs de maquis. Claude partit, accompagné de Paul Leblond et des Léhaultins.
Ils partirent le 16 janvier dans la neige. Pour ce que j’en savais, il devait y avoir une rencontre au sommet vers la montagne de Garnasse, qui dominait Dague.
Nous continuâmes nos activités en attendant le retour des chefs. Le 18, nous attaquâmes un camion civil au col du Cibrot. Ainsi devions-nous dégager la région de Garnasse pour ne pas faire prendre en une fois les meneurs de toutes les résistances.
Le 19 au soir, Claude revint. Paul passa la nuit chez nous et rejoignit Lazest le lendemain matin.
La décision n’avait pas été facile à prendre, mais elle avait été prise. Les maquis du Nord de Dague, pour la première fois, allaient travailler avec ceux du Sud. Avec, pour objectif, le poste de commandement militaire de Dague, d’où partaient tous les ordres concernant l’armée dans la région.
C’était une nouveauté à plus d’un titre : nous allions réunir près de sept cents hommes dans une opération unique ; nous allions également, pour la première fois, attaquer pour une autre raison que la libération de prisonniers.
Il s’agissait de montrer notre force, notre détermination, et de désorganiser les militaires.
Lorsque Claude nous expliqua la portée de l’opération, un poids s’abattit sur nos épaules. En tout cas, sur les miennes.
Cette fois, ça n’allait pas être une simple bataille. Cette fois, ce serait la rencontre frontale de deux armées organisées, chacune ayant un avantage flagrant sur l’autre.
Nous avions l’initiative. Nous avions le nombre. Il y avait, en poste à Dague, environ deux cents soldats. En ajoutant ceux qui pourraient venir à leur secours, nous n’aurions en tout cas pas plus de quatre cents opposants, et nous jouerions avec un coup d’avance.
Eux avaient l’armement. Nous avions le même armement léger, ainsi que deux roquettes qui pourraient toujours servir. Mais nous n’avions pas d’armement lourd, tandis que huit chars Leclerc étaient prêts à servir sur la base militaire.
La simple idée de me retrouver nez à nez avec un canon de 125 monté sur chenilles et doté d’un moteur de deux mille chevaux, capable de pointer à cent trente kilomètres à l’heure et de percer sans ralentir trente centimètres de béton, me faisait défaillir.
Bon sang, nous allions réellement faire ça ?
Nous n’avions que deux jours pour peaufiner notre préparation. Deux jours d’activité en perspective.
De toutes les caches de la montagne, nous remontâmes des armes et des munitions.
– Tiens, ça nous fait trois chargeurs par personne ?, s’étonna joyeusement quelqu’un.
Mona me regarda, et je sus qu’elle avait pensé la même chose que moi : nous avions récemment perdu douze camarades, et d’autres les avaient précédés. Et c’est ainsi que nous ne manquions ni d’armes, ni de munitions.
Nous répartîmes le matériel au mieux. Il fallait aussi tenir compte des capacités de chacun. Je pouvais porter plus lourd que Gilles Serf ; Mona pouvait marcher plus vite que n’importe qui — l’attaque devait avoir lieu exactement vingt-huit jours après la catastrophe de Noël, mais elle était confiante : ses règles étaient rarement douloureuses. Et, surtout, tout le monde ne savait pas manipuler le même matériel. Je n’avais aucune idée de la façon d’utiliser le lance-roquettes, tandis que d’autres ne connaissaient pas les VHF dont je maîtrisais le moindre détail. On décida également que ceux des vagues d’assaut auraient droit à un chargeur de plus que ceux qui, en couverture, pourraient prendre le temps de viser.
J’eus droit à un fusil, quatre chargeurs, quatre grenades, une VHF avec micro et oreillette. Ce n’était pas lourd, mais il me faudrait aussi transporter sur une trentaine de kilomètres sac de couchage et nourriture.
Claude n’était pas là depuis vingt-quatre heures qu’un événement survint, qui nous fit tous douter.
Paul Leblond en personne vint nous voir. Il venait pourtant de rentrer voir ses gens et ne devait pas être resté plus de deux heures là-bas. D’ordinaire, il s’en remettait aux sections de liaison comme nous, plus rapides que lui. Mais il n’était pas venu seul : deux hommes et une femme l’accompagnaient. Un des hommes, attaché, était en uniforme blanc d’hiver.
– On l’a capturé ce matin. Il était dans la montagne, en train d’attendre un informateur.
– Quelqu’un le sait ?
– C’est nous qui l’avons pris. Nous n’en avons pas parlé aux autres.
Claude se retourna et fit l’inventaire des gens qui l’entouraient. Puis il nous appela, chacun, par nos prénoms, pour bien faire comprendre que cela s’adressait à chacun d’entre nous :
– Régine, Marc, Mona, Tori. Silence sur toute la ligne. S’il y a un traître parmi nous, il ne doit pas savoir qu’on le sait.
Il revint à Paul.
– Vous l’avez trouvé où ?
– Au-dessus de là où le GR rejoint la piste.
– Il pouvait autant venir pour quelqu’un de chez vous que de chez nous…
– A ton avis, ils ont infiltré quelqu’un ou c’est un de nous qui a retourné sa veste ?
– Sûrement pas un des tous premiers, en tous cas. Même avec toutes les remises de peine, on serait encore condamnés à mort. Mais avec tous ceux qui sont arrivés depuis trois ou quatre mois…
Tout le monde se mit à réfléchir. Sauf le prisonnier, qui paraissait plutôt tranquille.
Paul reprit :
– On fait quoi ? La seule chose sûre, c’est que le mouton n’a pas eu le temps de le voir ce matin. L’autre chose, c’est qu’il sait quand même certaines choses.
– Il sait quoi ?
– Je sais que vous préparez une attaque de grande envergure. Qu’il y a eu une réunion avant-hier sur Garnasse.
– Quelle attaque de grande envergure ?
– Pour mobiliser autant de monde, je ne vois rien d’autre que le PC de Dague.
– Et tes supérieurs le savent ?
– Je fais toujours mon boulot aussi bien que possible.
– Pas vraiment, tu pourrais nous mener en bateau.
– J’ai su pour l’attaque. Si vous attaquez maintenant, vous serez cueillis. Mais on n’a pas intérêt à ce que vous attaquiez : nous devons protéger les civils et on n’a pas le temps de les évacuer. Je devais revenir avec les itinéraires que vous emprunteriez, pour qu’on vous cueille en montagne. Si j’étais pris, on m’a dit de vous dissuader. Vous n’avez pas intérêt à attaquer parce que vous serez pris, et on ne veut pas de grabuge en ville. Pour une fois, nos objectifs s’accordent.
Paul et Claude s’isolèrent une dizaine de minutes. A leur retour, Claude me tendit juste un mot :
– Marc, Mona, vous foncez sur Léhault. Vous donnez ça à Frédéric Marchand. A personne d’autre, compris ? Si on essaie de vous en empêcher, vous dites que c’est pour lui et que c’est un code noir.
– Un code noir ?
– On s’est pas contentés de décider d’attaquer Dague. On a aussi défini des niveaux de confidentialité et les codes qui vont avec. Il n’y a qu’une personne par maquis qui connaisse le code noir et, à Léhault, c’est Frédéric.
Je jetai un oeil au papier. Il était couvert de petits dessins incompréhensibles.
En deux minutes, nous avions récupéré nos besaces et nous étions en train de trotter vers Léhault. Nous devinions que d’autres sections de liaison avaient dû être envoyées avec un message codé dans d’autres directions.
Mona et moi étions cependant les seuls à savoir de quoi il retournait. Claude et Paul avaient pris un risque en nous envoyant ; sans doute fallait-il que le message fasse une cinquantaine de kilomètres en quelques heures.
Nous ne ménageâmes pas notre peine, ni à la descente au-dessus de Furet, ni en remontant vers le Veillard et ses abris.
Il ne nous fallut pas plus d’une heure un quart pour faire dix kilomètres. Nous avions bien géré notre effort : une fringale irrépressible nous prit presque en même temps, comme nous arrivions en vue des Léhaultins.
On nous arrêta et, après les signaux de reconnaissance, nous demandâmes à voir Frédéric Marchand. Il fallut discuter le coup, montrer le papier, et quelqu’un alla le chercher.
– Vous venez de Charvest ?
– C’est ça, haletai-je en tendant le mot.
Il le prit, fronça les sourcils, et s’en retourna en nous demandant d’attendre. Les mains sur les genoux, nous entreprîmes de reprendre notre souffle.
Il revint deux minutes plus tard, livide.
Il avisa deux de ses hommes, des grands maigres d’à peine vingt ans qui devaient courir comme l’éclair.
– Tenez, leur dit-il en leur tendant une copie du mot. Vous amenez ça le plus vite possible aux Chaslois qui gardent Bouquet. Dépêchez-vous. Ça doit être à Garnasse avant la nuit. Sur Bouquet, vous demandez à parler à Angélique Rambuc. Vous le lui remettez en mains propres. Si on tente de vous empêcher de la voir, c’est un code noir. Allez.
Le plus grand des deux prit le mot, et ils partirent au pas de course.
– Vous deux, reprit Frédéric Marchand en s’adressant à nous, restez là. On va vous donner à manger et des vêtements secs. Vous pourrez vous reposer, on viendra vous chercher.
Nos vêtements trempés de sueur commençaient à geler sur nous, et nous reçûmes ceux qu’ils nous passèrent avec gratitude. Ils eurent la gentillesse de nous laisser un trou de petite taille pour que nous puissions nous changer discrètement.
Étant donnée la promiscuité dans laquelle nous vivions depuis des mois, nous avions perdu nos pudeurs d’origine ; sans doute, à leur place, n’aurais-je pas même pensé à proposer une cache. C’est donc avec une agréable surprise que nous accueillîmes ce cadeau supplémentaire.
Il y avait deux sortes de matelas par terre, faits de bouts de tissus élimés tendus les uns sur les autres. Avec les vêtements, une serviette était posée. Elle semblait avoir fait la guerre — et, de fait, elle l’avait faite. La grotte était agréablement chaude ; il devait y faire près de quinze degrés, ce qui en faisait vingt-cinq de plus que dehors.
Mona et moi nous déshabillâmes rapidement et nous séchâmes, tout en grignotant les réserves à notre disposition. Elle était très maigre, avec juste des os, des muscles et de la peau. Je ne valais guère mieux : lorsque, plus tard, je revis une balance, je fus stupéfait de ne peser que soixante-deux kilos pour un mètre quatre-vingts. Elle avait une cicatrice sur l’épaule, une autre sur la hanche droite dont je ne savais même pas comment elle l’avait faite, et ses seins semblaient s’être vidés de leur contenu, tandis que ses hanches ressortaient en saillie en-dessous de sa taille. Elle avait été une très jolie fille ; ses charmes avaient fondu et des petites coupures dues aux courses dans les bois couvraient sa peau. Ses cheveux lisses et longs étaient devenus un assemblage de noeuds inextricables, de longueurs inégales. Elle était de plus couverte de sueur. Pourtant, je me rendis compte que, même ainsi, j’avais envie d’elle. Envie d’une gamine de seize ans… Tu es tombé bien bas, mon pauvre Marc.
Je me rhabillai rapidement — malgré l’impression que j’avais eue en entrant, quinze degrés, ce n’était pas très chaud. Mona fit de même, et nous nous couchâmes sur les matelas. Elle ne dit rien mais elle s’approcha de moi et se blottit dans mes bras. Brusquement, j’eus la certitude qu’elle avait suivi mon regard sur elle. Mais presque aussitôt, elle s’endormit d’un coup ; et je ne devais pas tarder à la suivre.
La nuit était tombée lorsque je m’éveillai. Mona était toujours contre moi et notre chaleur avait réchauffé la grotte. Je commençais à avoir trop chaud et je me demandais comment j’allais pouvoir sortir sans la réveiller ; mais, alors que je retirais mon bras gauche de sous le sien, elle murmura :
– Ça y est, tu es réveillé ?
Alors, nous sortîmes dans la nuit. Le froid était tombé ; les moins dix étaient devenus moins vingt.
Enroulées dans une couverture, avec juste le visage qui dépassait, deux sentinelles montaient la garde. Nous les rejoignîmes.
– Venez donc, à quatre, on aura moins froid, nous invitèrent-elles en nous voyant.
Nous passâmes un long moment à discuter doucement, le froid mordant nos visages, nos corps arrivant à peine à garder chaude la couverture.
Et puis, il y eut du mouvement. Un petit bruit à moitié étouffé par la neige.
Nous nous tûmes, mais les gardes tendirent leur fusils.
Un signal vint, et ils les reposèrent.
– Ce sont les hommes qui sont partis avec votre message.
Effectivement, sortant de la nuit comme des fantômes, les deux visages anguleux que j’avais vus quelques heures plus tôt arrivèrent.
– On va voir directement Freddy, murmurèrent-ils à notre adresse.
Il ne s’écoula pas cinq minutes avant que Frédéric Marchand vienne frapper à notre grotte.
– Par ici !
Il s’approcha de nous.
– Un message à ramener à Claude Vanel. En personne. Toujours code noir. Vous avez pu vous reposer ?
– Sans problème. On y va ?
Je me retournai vers Mona.
– On y va.
Nous retournâmes dans la grotte pour récupérer nos sacs.
– Nos vêtements n’ont pas eu le temps de sécher. On vous les laisse ?
– D’accord. Allez‑y vite.
Nous repartîmes dans la nuit, avec une lune blanchâtre pour nous guider. Nous avions une bonne vue tous les deux, et nos yeux avaient pris l’habitude de chercher des détails insignifiants dans ces lumières blafardes.
Il nous fallut près de trois heures, dans ces conditions de faible lumière, pour arriver à Charvest. Nous réveillâmes Claude pour lui passer le message.
Deux minutes plus tard, il envoyait Anne et Tori vers Lazest.
– Vous devez être assez crevés comme ça, nous dit-il. Allez vous coucher.
Le lendemain, dès l’aube, il fit circuler le mot. L’attaque sur Dague était annulée.
Nous partîmes relever les collets. Nous reprîmes notre vie quotidienne de cueillette et de dissimulation de pistes.
Le 25, lorsque nous revînmes de la tournée matinale, Régine tenait un autre cueilleur en joue.
Claude était en train de l’attacher.
– On l’a eu !, dit-il, joyeux, à notre adresse. J’ai fait suivre tous ceux qui quittaient le camp, Paul faisait pareil de son coté.
C’était un jeune homme de vingt-huit ans, qui avait rejoint les maquis deux mois plus tôt, et à qui l’on avait promis l’amnistie s’il donnait les résistants.
Il y eut une nouvelle réunion au sommet, au cours de laquelle le traître fut livré à ceux qui dirigeaient les maquis entourant Dague.
Cependant, le mal était fait : les militaires s’attendaient à ce que nous attaquions Dague. Il fallait donc passer à autre chose.
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