Born to run (né pour courir)¹

de Chris­to­pher McDou­gall, 2009, ***

C’est l’his­toire d’un jour­na­liste spor­tif spé­cia­li­sé en course à pieds qui en a marre d’a­voir mal, d’un cou­reur de fond convain­cu que les chaus­sures sont le mal incar­né, de coaches et de méde­cins qui réflé­chissent à la meilleure façon de cou­rir, d’un ancien boxeur amé­ri­cain par­ti cava­ler dans un coin pau­mé du Mexique, d’une paire de spé­cia­listes des ultra-mara­thons bière-course-bur­ri­tos, d’un vrai ultra-mara­tho­nien inté­res­sé par les vieilles légendes de la course, d’un lot d’in­diens de la Sier­ra Madre qui conti­nuent à cou­rir d’un vil­lage à l’autre, d’une entre­prise qui a fait for­tune en inven­tant des chaus­sures à talon amor­tis­sant, d’un ultra-mara­thon où une femme a bat­tu presque tous les hommes, et d’une course dingue dans les mon­tagnes mexicaines.

L’en­semble peut paraître un peu bor­dé­lique, mais McDou­gall uti­lise en fait cette mul­ti­tude de sujets pour ryth­mer son bou­quin : un cha­pitre sur la phy­sio­lo­gie du pied alterne avec une anec­dote lou­foque sur le cabal­lo blan­co, une hypo­thèse sur l’ap­pa­ri­tion d’homo sapiens est enca­drée par des épi­sodes de course épiques, etc. C’est plu­tôt bien fait et l’ou­vrage reste ain­si équi­li­bré et pre­nant de bout en bout.

Les premiers coureurs Américains de l'ultra-marathon des Barrancas del Cobre, en 2006. photo Luis Escobar
Les pre­miers cou­reurs Amé­ri­cains de l’ul­tra-mara­thon des Bar­ran­cas del Cobre, en 2006. pho­to Luis Esco­bar

Cer­taines consi­dé­ra­tions très inté­res­santes sur notre bio­lo­gie, sur la tech­nique de poser de pied et de pro­pul­sion, sur l’é­vo­lu­tion des chaus­sures et leur impact sur la façon de cou­rir (et les bles­sures qui vont avec) pré­cèdent un sou­tien sans faille à l’hy­po­thèse de la chasse d’en­du­rance, qui dit que l’é­vo­lu­tion d’homo sapiens a été gui­dée par la capa­ci­té à cou­rir de longues durées pour épui­ser un ani­mal et chas­ser sans risque. Hélas, au lieu de pré­sen­ter cette hypo­thèse pour ce qu’elle est (une hypo­thèse, avec des points forts et des cri­tiques, la prin­ci­pale étant que les groupes d’hu­mains res­tés chas­seurs-cueilleurs ne recourent à la chasse par épui­se­ment qu’ex­cep­tion­nel­le­ment, même dans les milieux favo­rables comme le Kala­ha­ri), il la pré­sente comme une cer­ti­tude. S’il ne fait aucun doute que l’homme pré­sente des adap­ta­tions excep­tion­nelles à la course d’en­du­rance, il existe une variante de l’hy­po­thèse selon laquelle la course est née du redres­se­ment néces­saire au guet, puis a été opti­mi­sée pour cho­per les cadavres (repé­rés en obser­vant les vau­tours) avant les cha­ro­gnards cré­pus­cu­laires, contre les­quels l’homme ne pou­vait se battre. Celle-ci est au moins aus­si sédui­sante, mais McDou­gall ne l’é­voque même pas ; il pousse même jus­qu’à pré­sen­ter la course d’en­du­rance comme l’a­van­tage déter­mi­nant qui per­mit à h. sapiens de prendre l’a­van­tage sur h. nean­der­tha­len­sis, ce qui est pour le coup car­ré­ment ten­dan­cieux dans la mesure où celui-ci était éga­le­ment très bien adap­té à la course (il ne souf­frait que d’un ten­don d’A­chille et d’une oreille interne moins développés).

Fabrication de l'ancêtre des sandales Luna, fondées par Barefoot Ted en rentrant de la même course. photo Luis Escobar
Fabri­ca­tion de l’an­cêtre des san­dales Luna, fon­dées par Bare­foot Ted en ren­trant de la même course. pho­to Luis Escobar

L’autre fai­blesse, c’est le récit roman­tique et haut en cou­leurs de tout ce qui a trait aux indiens Tara­hu­ma­ras et à l’ul­tra­ma­ra­thon des Bar­ran­cas del Cobre. C’est un bel exemple de jour­na­lisme gon­zo, mais aus­si de réflexions à la limite de l’hon­nê­te­té. Par exemple, le récit repose sur l’i­dée dingue de Micah True de créer un ultra­ma­ra­thon en ter­ri­toire tara­hu­ma­ra pour per­mettre aux cou­reurs occi­den­taux de se mesu­rer aux cou­reurs indi­gènes ; mais ce n’est que lors de la qua­trième édi­tion que la pre­mière équipe amé­ri­caine, dont McDou­gall fai­sait par­tie, a par­ti­ci­pé à cette course. Au pas­sage, Micah True a éga­le­ment émis des réserves sur sa pré­sen­ta­tion et Jenn Shel­ton a cri­ti­qué une des­crip­tion roman­tique des tara­hu­ma­ras pas­sant sous silence leur extrême pauvreté.

Le compte-ren­du du Lead­ville trail 100 de 1994 est éga­le­ment dis­cu­table : la per­for­mance de Juan Her­re­ra est mise au même niveau que celle d’Ann Tra­son. Sans vou­loir dimi­nuer le mérite du pre­mier, des temps autour de 18 h avaient déjà été faits et son record a depuis été bat­tu (il n’est plus dans le top 10 des meilleurs temps his­to­riques) ; la seconde conserve elle tou­jours son record fémi­nin, avec plus d’une heure d’a­vance sur la deuxième per­for­mance fémi­nine historique !

Enfin, l’ou­vrage peut lais­ser accroire qu’il suf­fit de cou­rir en san­dales (ou en chaus­sures mini­ma­listes) pour ne plus se bles­ser : de l’a­vis géné­ral, il faut pour­tant avant cela se recréer une mus­cu­la­ture adap­tée à la course sur l’a­vant du pied, ce qui demande des mois de réédu­ca­tion. Après dix ans d’u­ti­li­sa­tion de talons amor­tis, ache­ter une paire de Five­Fin­gers ou de Luna et par­tir cou­rir de but en blanc est un excellent moyen de se niquer les guibolles.

L’en­semble est donc un récit basé sur des faits réels, un roman solide, pre­nant et agréable à lire ; mais il ne faut pas le prendre pour argent comp­tant, au risque de se faire une idée fausse de beau­coup de choses.

¹ Le comi­té anti-tra­duc­tions foi­reuses cherche tou­jours pour­quoi la ver­sion fran­çaise a été réduite au sta­tut de sous-titre.