La réaction plutôt que l’événement

Ça fait un bon moment déjà que, qua­si­ment à chaque évé­ne­ment, j’ai un malaise gran­dis­sant devant les micro-trot­toirs, inter­views de fans, et autres listes de tweets. Tout à l’heure, bru­ta­le­ment, ça m’a sau­té à la gueule : la source de ce malaise tient en une phrase.

Les réac­tions à l’é­vé­ne­ment sont deve­nues plus impor­tantes que l’é­vé­ne­ment lui-même.

Il fut un temps où le tra­vail du jour­na­liste était de prendre connais­sance d’un évé­ne­ment, puis de le pré­sen­ter de la manière la plus expli­cite pos­sible, en indi­quant notam­ment en quoi il était impor­tant (ou pas). Il s’a­gis­sait de rap­pe­ler à l’au­di­teur pour­quoi cette infor­ma­tion devait l’in­té­res­ser, com­ment elle pou­vait avoir un impact sur l’his­toire du monde, en quoi elle était notable. Si l’on inter­ro­geait quel­qu’un, c’é­tait un témoin ou un expert sus­cep­tible de décrire ou d’ex­pli­quer ce dont on par­lait. C’é­tait le règne du “il s’est pas­sé ça, ça vient de là et ça veut dire ça”.

Puis vint l’é­poque des micro-trot­toirs. Après un évé­ne­ment sus­cep­tible de tou­cher l’o­pi­nion publique, on inter­ro­geait une paire de per­sonnes — soit au hasard, soit des indi­vi­dus concer­nés — pour leur deman­der leur réac­tion. Il s’a­gis­sait d’a­jou­ter une part d’hu­main, de relier l’in­for­ma­tion fac­tuelle à l’é­mo­tion qu’elle pou­vait sus­ci­ter. Tout le monde consi­dé­rait que ce n’é­tait pas de l’in­for­ma­tion, mais de la contex­tua­li­sa­tion visant à don­ner une piste sup­plé­men­taire pour com­prendre l’im­pact de l’in­for­ma­tion. On était pas­sé au “il s’est pas­sé ça, ça veut dire ça et voi­là ce que les gens en pensent”.

Aujourd’­hui, on prend l’in­for­ma­tion essen­tiel­le­ment par le biais des réac­tions. On pré­sente très briè­ve­ment l’é­vé­ne­ment puis, comme si cela appor­tait toutes l’in­for­ma­tion néces­saire, on passe aux réac­tions : les amis, les vic­times, les témoins, les simples qui­dams, les gens qui connaissent quel­qu’un qui aurait un vague rap­port avec l’in­for­ma­tion. On n’in­ter­roge même plus les per­sonnes sur l’é­vé­ne­ment, mais juste sur leur émo­tion le concer­nant. Nous voi­là à l’ère du “il s’est pas­sé ça, voi­là com­ment les gens se sentent”.

Je vais prendre un exemple, parce que c’est en regar­dant le 19–20 que ça m’a frap­pé. Hier, le chan­teur David Bowie a ren­du son der­nier soupir.

Le jour­na­lisme à l’an­cienne aurait consis­té à rap­pe­ler qui était Bowie et sur­tout à expli­quer en quoi sa mort était impor­tante. On aurait évi­dem­ment fait l’in­ven­taire de ses œuvres mar­quantes et décrit les grandes évo­lu­tions de ses per­son­nages. On aurait insis­té sur son impact dans l’his­toire du rock, sur son sta­tut d’in­fluen­cé per­ma­nent et d’in­fluence per­pé­tuelle, sur son inépui­sable goût pour l’ex­tra­va­gance. On aurait for­cé­ment par­lé de sa capa­ci­té à se nour­rir de n’im­porte quel style pour en four­nir sa propre réin­ter­pré­ta­tion, et dit com­bien cela peut être vu comme une volon­té com­mer­ciale de sur­fer sur toutes les modes ou comme une curio­si­té insa­tiable pour toutes les expé­ri­men­ta­tions, comme une absence de per­son­na­li­té propre ou comme l’ex­pres­sion d’un refus abso­lu de la mono­to­nie. On aurait signa­lé qu’il fut peut-être l’un des pre­miers (après Claude Fran­çois tout de même) à être obsé­dé par sa pré­sen­ta­tion et sa scé­no­gra­phie autant que par sa musique, ouvrant la voie à des gens comme Michael Jack­son et Prince. On aurait rap­pe­lé qu’il a pu ins­pi­rer des géné­ra­tions de musi­ciens pour le meilleur ou pour le pire, qu’on le retrouve aus­si bien dans les bizar­re­ries capil­laires d’In­do­chine que dans une poi­gnée de riffs de Nir­va­na, que Space oddi­ty a connu plu­sieurs dizaines de reprises jus­qu’à une enre­gis­trée et fil­mée dans la sta­tion spa­tiale inter­na­tio­nale, et que ce n’est même pas son mor­ceau le plus mar­quant. On aurait signa­lé qu’il a pro­duit de manière extrê­me­ment active le meilleur (les méchants dans mon genre diraient même “le seul bon”) album de Lou Reed, et que même quand il a fait de la merde (les années 80 ont pas été bonnes pour tout le monde) ça a nour­ri les musi­ciens qui avaient su gar­der leurs oreilles. Et on aurait évi­dem­ment détaillé sa car­rière au ciné­ma et la rela­tive injus­tice que repré­sente la domi­na­tion de Furyo, qui éclipse une série de rôles hon­nêtes, quand bien même il n’a jamais été un très grand acteur.

On aurait évi­dem­ment inter­ro­gé quelques per­sonnes, mais ç’au­raient été ses anciens cama­rades de musique (enfin, les sur­vi­vants, com­ment vont Mick et Iggy d’ailleurs ?), des musi­co­logues pré­sen­tant ses errances et ses trou­vailles, des gra­phistes déco­dant les uni­vers suc­ces­sifs de ses clips, ou même des cou­tu­riers détaillant son influence sur les robes des­si­nées pour des man­ne­quins en forme de portemanteaux.

(NB : les para­graphes pré­cé­dents peuvent être bour­rés de conne­ries, la musique est très très loin d’être ma spé­cia­li­té et pour être hon­nête, j’ai décou­vert ce matin que l’ex­cellent mor­ceau chan­té par Nir­va­na The man who sold the World était une reprise de Bowie.)

Le jour­na­lisme des années 90 aurait un peu moins détaillé, aurait zap­pé son impor­tance dans la genèse de Trans­for­mer et aurait par­lé de Jack Cel­liers sans évo­quer un seul de ses autres rôles. Il aurait conclu avec deux minutes de micro-trot­toir deman­dant aux gens de chan­ter un mor­ceau de Bowie et de trou­ver trois adjec­tifs pour le qualifier.

Le “jour­na­lisme” moderne, si j’en crois ce que j’ai vu tout à l’heure, c’est plu­tôt un truc du genre : “Bowie est mort, c’é­tait un musi­cien très impor­tant”. Puis, dix minutes de fans éplo­rés, un tour d’ho­ri­zon des tweets le concer­nant de celui des Rol­ling Stones à celui du minis­tère de la culture en pas­sant par la carte de France Inter (his­toire de s’of­frir une mise en abîme sur le sujet), et pour finir une série d’in­ter­views de n’im­porte qui dans la rue à Brixton.

Information_moderne

Il aura fal­lu la mort de Bowie pour que je com­prenne bru­ta­le­ment ce qui me gênait déjà il y a des années, et qui m’a­vait par­ti­cu­liè­re­ment frap­pé le 13 novembre der­nier, lors des inter­mi­nables inter­views de gens cho­qués qui délayaient une infor­ma­tion fac­tuelle qua­si­ment absente.

On est pas­sé de l’é­poque où l’on pré­sen­tait et expli­quait l’in­for­ma­tion, par­fois en com­men­tant l’é­mo­tion qu’elle sus­ci­tait, à celle où l’on pré­sente et détaille l’é­mo­tion, par­fois en expli­quant l’in­for­ma­tion qui la suscite.

On ne m’ô­te­ra pas de l’i­dée que per­sonne n’y a gagné.