L’homme qui tua Lucky Luke
|de Matthieu Bonhomme, 2016, ****
Froggy Town, ville d’eau. Comme son nom l’indique, cette ville de prospecteurs est plus propice aux batraciens qu’aux hominidés, et rien n’y reste jamais sec très longtemps. C’est là qu’un cow-boy de passage tombe sur une population à cran : un Indien a dévalisé la diligence qui transportait l’or des mineurs, dans un contexte déjà tendu où l’ordre est assuré par un shérif intellectuellement limité et ses frères.
Le “pitch” vous paraît très habituel ? C’est normal, c’est un grand classique du western, américain ou pas : l’album étant un hommage, Bonhomme ne mise pas vraiment sur l’originalité. Cela ne l’empêche pas, sur cette trame ordinaire, de tisser une toile extrêmement solide : dans le climat poisseux des Rocheuses, il monte un polar assumé, avec des rebondissements bien construits, un vrai méchant et de faux gentils, des gens ni plus ni moins corrompus que la moyenne et une Loi bien éloignée de ces contrées reculées.
Lucky Luke était avant tout un hommage parodique au western. Pour lui rendre à son tour hommage, Bonhomme avait deux solutions : la classique, aisée et déjà vue, aurait été de faire une méta-parodie, reprenant les traits de Morris pour les caricaturer ; l’originale, plus difficile mais peut-être plus noble, consistait à revenir à ce qu’aurait été un Lucky Luke sérieux. Cette reprise forte et âpre est donc un vrai western, dans la lignée des L’homme des hautes plaines et Règlement de comptes à OK Corral. L’ambiance, qui n’est pas sans rappeler Open range et un plein bottin d’autres westerns humides et amers, est parfaitement portée par un graphisme sobre, élégant et dynamique, mais plus “dur” que le “gros-nez” morissien. On ne peut pas non plus passer à côté de la similarité avec Mon nom est personne, avec la présence de “Doc”, un pistolero alcoolique et malade au passé trouble qui espère que Luke, contrairement à lui, saura garder propre l’image de justicier solitaire qu’il a fini par acquérir.
Au passage, Bonhomme répond à cette question lancinante qui taraude les fans depuis 1983 : pourquoi Luke, du jour au lendemain, a‑t-il arrêté de fumer ? Les mauvaises langues prétendent que ce serait une question d’adaptation américaine, mais nous savons désormais qu’il n’en est rien — et les esprits joueurs pourront placer cet album en plein milieu de leur collection, juste avant Fingers.
Solide, sérieux, ce western policier pourrait déstabiliser ceux qui s’attendraient à y trouver l’humour d’un Lucky Luke, mais il est taillé pour séduire les amateurs du genre… et pourrait être le dessert parfait pour ceux qui ont grandi avec Luke et sont désormais adultes.