S’il te plaît, dessine-moi une brebis
|J’aime pas l’absurde.
C’est un de mes grands manques en matière d’humour : je ne comprends pas ce qu’il y a de drôle à voir des mecs en armure faire “cataclop” avec des demi-noix de coco avant de débattre pendant deux minutes de la possibilité qu’une hirondelle les ait apportées. Ce qui, soit dit en passant, me vaut parfois de grands moments de solitude, vu qu’une proportion impressionnante de la population semble compter ce film parmi les œuvres-cultes-qu’on-ne-peut-pas-ne-pas-aimer.
J’aime pas l’absurde, j’aime pas les anachronismes, j’aime pas les trucs incohérents.
C’est peut-être le truc le plus admirable de F’murrrɾ1 : il a réussi à me faire aimer son œuvre.
Son œuvre, où un agneau demande à une brebis dont l’avion est en panne : “dessine-moi un berger”, où un Saint-Bernard hésite à donner de son tonnelet à un aviateur parce que quand même, c’est du très bon calva, où un avion parti traverser le Léman se perd, le niveau de l’eau étant monté parce qu’une brebis a coincé son canard en celluloïd dans la bonde de la baignoire.
Celle où un sphinx se fait embaucher comme aide-chien de berger, où des girafes débarquent dans les Alpes, où Galilée, des Indiens et des moines bouddhistes remplissent les arrière-plans.
Celle où une vipère tombe amoureuse d’une chaussette, celle où un bélier dépressif arrive à vaincre la mort par un poème — PAN.
Bien sûr, le fait que cette œuvre parlât directement aux bergers, à une époque où mon père l’était (j’ai su écrire “transhumance” avant “déménagement”), a dû jouer. C’est une des premières œuvres qui m’ont donné l’impression que je faisais partie du club, à ce moment où j’ai découvert que certains camarades ne comprenaient absolument pas ce qu’il y avait de drôle à compter les touristes lynchés. “Ben si t’avais dû courir deux heures pour réunir ton troupeau après qu’un débile à vélo soit2 passé au milieu, tu comprendrais.” La phrase magique de mes neuf ans, qui me vengeait de toutes les discussions sur Les chevaliers du zodiaque auxquelles je ne comprenais rien.
Mais ce n’est pas tout.
Le génie des alpages, puisque ce de ça qu’on parle, allait bien plus loin. Les références littéraires, artistiques et culturelles au sens large étaient innombrables : c’est par exemple là, au détour d’une page, que j’ai appris qui était Alfred Einstein, tant éclipsé par son homonyme que même Google aime à parler de celui-ci lorsqu’on l’interroge sur celui-là.
Les clins d’œil politiques et sociaux sont également bien présents dans l’œuvre, qu’il s’agisse des questions de manipulation des masses, de racisme, d’escroquerie ou d’agression, de santé mentale et de psychologie, de virilité et de sa remise en question (avec les bannes de Romuald qui deviennent molles et tombantes…), de religion et de métaphysique, de hiérarchie et de mafia… Sous une apparence absurde, légère et stupide, c’est une vraie finesse de pensée qui est parfois déployée au détour d’un phylactère — je pense par exemple à l’histoire du Parapluie cosmique, qui pourrait intéresser bien des pastafaristes et autres analystes critiques des religions.
Ce n’est évidemment pas tout ce qu’a fait F’murrrɾ, mais je dois à ma grande honte avouer que je n’ai pas relu Jehanne au pied du mur ou Tartine de clous depuis l’adolescence. J’ai tout de même, jusqu’à ce que les hasards de la vie m’envoient me perdre dans la basse et plate contrée parisienne, pris quelques minutes, tous les mois de mai, pour examiner les affiches de la Fête de la transhumance, qui égayaient alors la ville la moins éloignée de la maison familiale. Chaque année, c’était un petit enchantement que de retrouver son trait dynamique et expressif, entre ligne claire (épaisseur régulière, couleurs unies et ombres réduites voire absentes) et ligne bordélique (avec quantité de détails et de bouclettes), ainsi que ses idées délirantes et sa façon extrêmement cohérente de les mettre en scène.
F’murrrɾ, nous dit-on, a rejoint la multitude de touristes qui avaient croisé ses brebis cinglées. Il ne nous régalera donc plus de ses aphorismes délirants ni de ses mises en scène loufoques.
Dommage, parce que vous savez, j’aime bien l’absurde.
- Interrogé sur le fait qu’il avait parfois écrit son pseudo “F’murr” et parfois “F’murrr”, F’murrrɾ avait répondu que ça prenait “trois r et demi”. Voilà qui est donc fait — et merci à la battue alvéolaire voisée pour m’avoir permis de retrouver mes r.
- Soit dit en passant, vous avez ici un bel exemple de “après que” suivi d’un subjonctif à bon escient : le passage du débile à vélo n’est pas présenté comme un fait, mais comme une éventualité.