Nul ne guérit de son enfance

(titre piqué à Jean Fer­rat, loué soit son nom)

(billet intros­pec­tif que je pré­sume chiant, z’êtes pas obli­gés de lire)

Tout a fini avant d’a­voir com­men­cé. C’est un peu l’im­pres­sion que je peux avoir en ce moment, où quel­qu’un fait remon­ter plein de sou­ve­nirs enfouis — en psy­cha­na­lyse, on appelle ça “refou­lés” — qui me sautent à la gueule un peu comme une nova bouf­fe­rait Mercure.

Remon­tons très loin. En 1987, plus pré­ci­sé­ment. Année où je sors du cours pré­pa­ra­toire, et où un démé­na­ge­ment pater­nel m’a­mène en Ardèche, de l’autre côté du fleuve. Déra­ci­ne­ment ini­tial, diraient ceux qui ne sau­raient pas que j’ai vécu quatre démé­na­ge­ments dont je n’ai aucun sou­ve­nir, entre ma nais­sance et l’âge de quinze mois.

J’ai six ans, je débarque dans un pays bizarre où l’on ne parle pas tout à fait fran­çais (tom­ber est un verbe pro­no­mi­nal conju­gué avec l’auxi­liaire avoir : “je m’ai tom­bé”, reprit une mère à son gosse qui venait de choui­gner un “je me suis tom­bé” lamen­table), et je quitte une classe unique de la sec­tion enfan­tine au CM2 pour un assem­blage hété­ro­clite assem­blant CE1 et… mater­nelles dans la même classe. L’an­née sui­vante, démé­na­ge­ment à une demi-dou­zaine de kilo­mètres, a prio­ri pas de chan­ge­ment de classe, mais quand même : de CE1/maternelle, je passe à CE2/CM. Chan­ge­ment de mai­son, ni eau ni élec­tri­ci­té, bien enten­du pas de télé et radio avec par­ci­mo­nie : c’est le temps où Jules Verne et Paul-Jacques Bon­zon deviennent mes meilleurs amis, me four­nis­sant un peu de dis­trac­tion et d’aventures.

Deux ans plus tard, re-démé­na­ge­ment. Débar­que­ment dans la Drôme plu­tôt que retour, tant mes sou­ve­nirs sont désor­mais éloi­gnés. Télé, boaf, Asi­mov, cool. CM2, décou­verte : les bipèdes sont des ani­maux bizarres. Autre décou­verte : y’a des bipèdes très bien, un ch’­tite blon­di­nette notam­ment, E. Pas de démé­na­ge­ment pour la sixième, mais un chan­ge­ment sévère d’en­vi­ron­ne­ment tout de même : arri­vée au col­lège, E. est tou­jours là, en-dehors de ça, je connais per­sonne ou presque. Nais­sance d’une impres­sion qui ne me quit­te­ra plus : je suis bizarre, et carac­té­riel. J’es­saie de cacher ça, d’être nor­mal, après tout, elle est plu­tôt posée et bien, faut que je me contrôle, tout ça. Je me mine. Et c’est que le début.

Fin d’an­née, “je t’aime”. C’est elle qui l’a dit, d’un ton bizarre. Mon cer­veau plante, s’ac­croche à cette convic­tion stu­pide (et peut-être erro­née) : elle se fout de ma gueule. Ça fait des mois que je suis là, je démé­nage (eh oui !) le mois pro­chain, elle ne peut pas ne pas le savoir, elle se moque. Ana­lyse a pos­te­rio­ri : sur le moment, le cro­chet du droit est par­ti avant que mon cer­veau ne fonc­tionne et l’a tou­chée entre les omo­plates. Sa meilleure amie me crache à la gueule très exac­te­ment la chose la plus dou­lou­reuse qu’elle pou­vait m’en­voyer : c’est une plai­san­te­rie. Je mets des années à com­prendre que ce n’en était peut-être pas une… et encore plus long­temps à com­prendre que, que c’en fusse une ou non, j’ai dra­ma­ti­que­ment mer­dé ce jour-là. Quant à me par­don­ner cet écart inad­mis­sible, si ça doit venir un jour, ça se conju­gue­ra au futur.

Sans doute, ce jour-là, tout s’est-il ter­mi­né avant même que j’eusse conscience que ç’a­vait commencé.

Démé­na­ge­ment, à nou­veau. Je ne compte que les vrais, ceux où il faut par­tir pour de bon, pas les trans­hu­mances où je sui­vais mon ber­ger de père tous les ans : mon­tée en estive à la fin des vacances, redes­cente début sep­tembre… Démé­na­ge­ment donc, direc­tion Die, nou­veau col­lège, nou­velles têtes. J’ai eu deux ans pour ten­ter de rat­tra­per mon retard de télé, mais soyons clairs : je n’ai jamais accro­ché aux pauvres Olive&Tom, Prin­cesse Sarah, Alba­tor, et autres sous-merdes du club Doro­thée et d’ailleurs. Curieu­se­ment, ou pas, les séries qui m’ac­crochent alors, j’y trouve encore mon compte aujourd’­hui : ce sont Les mys­té­rieuses cités d’or, Ulysse 31, Nicky Lar­son (dont je ne connais pas encore, ou le devi­né-je ?, le côté obs­cène si jouis­sif des ver­sions non cen­su­rées, car cette série japo­naise pour adulte arri­va dans le club Doro­thée au simple pré­texte qu’un des­sin ani­mé, c’est pour les enfants…). Bilan : certes, je sais de quoi ils parlent, mais je ne com­prends tou­jours pas la langue de mes cama­rades. De mon côté, j’ai décou­vert Hein­lein — ou re-décou­vert, mon père m’ayant lu dix fois L’en­fant tom­bé des étoiles quand j’a­vais cinq ou six ans –, éten­du ma connais­sance d’A­si­mov, un peu mis de côté Jules Verne, admi­ré Saint-Exu­pé­ry, eu un choc avec Bar­ja­vel (mer­ci à ma prof de fran­çais de qua­trième), ado­ré Molière et ten­té Rabelais.

Nais­sance éga­le­ment d’une forme légère de schi­zo­phré­nie : arri­vée d’un com­plexe de supé­rio­ri­té (putain, ils doivent vrai­ment être cons pour s’in­té­res­ser à Gol­do­rak) et du besoin de se fondre, encore plus. J’ai rete­nu la leçon E., j’ai peur de faire fuir M. Sur­tout, ne pas lais­ser le monstre prendre le contrôle. Lis­ser, poli­cer. Les filles bien ne doivent pas appré­cier les bombes ambu­lantes, ou alors c’est que le monde est absurde — il m’au­ra fal­lu quinze ans pour com­prendre que oui, le monde est absurde. J’ap­prends à me contrô­ler, à m’enfouir.

De temps en temps, ça explose, comme ce jour où la conjonc­tion d’une classe tur­bu­lente, d’un ven­dre­di de 16h30 à 17h30 et d’un prof inca­pable de faire res­pec­ter le moindre calme me font sau­ter phy­si­que­ment sur un cama­rade de classe, dont les lunettes se retrouvent curieu­se­ment dés­équi­li­brées après que mon cro­chet du droit l’a cueilli à la pom­mette, après qu’il s’est moqué de la remarque que je lui fai­sais sur le bor­del ambu­lant et la migraine consé­cu­tive. Un redou­blant et deux baraques me sautent des­sus, me neu­tra­lisent, me calment, et le prof note enfin qu’il se passe quelque chose, mais c’est la cloche et le bus attend, ciao.

Mais glo­ba­le­ment, je maî­trise. Ne pas sau­ter à la gueule de tous les connards devient un prin­cipe de vie, au point que le gosse bagar­reur que je fus ne s’est plus réel­le­ment bat­tu depuis ses onze ans… Il a bien bous­cu­lé un cré­tin de 120 kg à l’IUT, qui a recu­lé de deux mètres sous l’ef­fet d’une simple pous­sée, il a bien hur­lé un jour de ter­mi­nale contre les pro­blèmes d’ ”orga­ni­sa­tion” (guille­mets obli­ga­toires, déso­lé) de son bahut au point que ceux de l’é­tage d’en-des­sous lui ont rap­por­té des pans entiers de sa dia­tribe, mais c’est tout.

15 ans, double évé­ne­ment : je me rends compte que je n’ai aucune envie d’être comme les autres, M. se trouve un mec. Bonne sur­prise : je ne suis pas jaloux. Il est bien, gen­til, et elle a vrai­ment l’air heu­reux quand elle est avec lui… Pen­dant que je fais vir­tuel­le­ment des trous dans les murs avec ma tête, j’ap­pré­cie de me rendre compte que j’ar­rive encore à faire un pas en arrière et à pen­ser à elle, et à appré­cier son bon­heur nais­sant. Cet heu­reux phé­no­mène ne se repro­dui­ra hélas pas : quelques années plus tard, B. choi­sit un type char­mant… avec ses amis, qui se révèle un sale con avec sa petite amie — oh, il a sans doute des cir­cons­tances atté­nuantes, je ne dis pas le contraire. Qui n’hé­site pas à lui balan­cer au milieu du repas, à elle et à son (ses ?) amou­reux transi(s) qui bavardent tran­quille­ment : “elle est bien nulle votre conver­sa­tion”… On par­lait jalou­sie ? La voilà.

Mais les méca­nismes de sécu­ri­té, soi­gneu­se­ment mis en place près de dix ans plus tôt, sont là. Pas ques­tion, ce jour-là, de sor­tir de table à sa suite pour lui écla­ter joyeu­se­ment la tronche contre les esca­liers de secours du res­tau­rant… Non. Ça ferait de la peine à B., et même s’il est plus que temps qu’elle s’en rende compte, ce n’est pas à moi de lui dire que son mec est un connard. Vais me conten­ter de bou­der en ron­geant mon frein pen­dant pas loin de 9 mois… C’est le moment où je choi­sis, pour la pre­mière fois de ma vie, de démé­na­ger — oh, je ne change pas de chambre, j’ha­bite tou­jours dans la même cité uni­ver­si­taire, mais mes amis n’exis­te­ront plus tant qu’ils fré­quen­te­ront cette sous-merde, B. dis­pa­raî­tra, j’ar­rê­te­rai d’al­ler en cours pen­dant plu­sieurs mois, finis­sant mira­cu­leu­se­ment une maî­trise à 5/20 de moyenne alors que j’ai eu la licence avec men­tion les mains dans les poches…

J’au­rai donc, pour la toute pre­mière fois de ma vie, appli­qué moi-même la stra­té­gie apprise de force dans mon enfance : par­tir. Tout pla­quer. Chan­ger de tra­vail — c’est l’é­poque où je passe d’in­for­ma­tique à… langues étran­gères –, chan­ger d’a­mis même si cer­tains revien­dront, chan­ger de vie, tout sim­ple­ment. Après avoir mis en appli­ca­tion cet autre prin­cipe enre­gis­tré dans mes pre­mières années : inutile de s’at­ta­cher aux gens. Don’t let your­self get atta­ched to any­thing you are not willing to walk out on in 30 seconds flat if you feel the heat around the cor­ner, comme disait de Niro dans Heat. De toute manière, tout atta­che­ment ne peut se tra­duire que par une souf­france au démé­na­ge­ment sui­vant… Car le chan­ge­ment de vie, sou­hai­té ou hon­ni, fait par­tie des phé­no­mènes natu­rels inévi­tables de cette vie de merde : il arrive de toute façon, irré­gu­lier et rare­ment pré­vi­sible, et vient de toute façon détruire les rela­tions qu’on aurait pu créer. Ce ne sont pas que les amis d’a­vion ou de train qui sont à usage unique, ce sont tous les amis, toutes les amours. (Là, y’a un contre-exemple qui va sans doute lire ça et se deman­der com­ment le prendre… >_<)

B. fut cepen­dant à l’o­ri­gine d’un phé­no­mène inté­res­sant : la nais­sance du pare-feu. Don’t let your­self get atta­ched… Décou­verte un jour : une fille me plaît, stop. Fer­me­ture de ports dans la méta­phore du pare-feu, verouillage des portes maî­tresses dans la méta­phore du mur. Départ, fuite, évi­ter le sujet et toute dis­cus­sion sus­cep­tible d’y mener. Déso­lé, tu n’au­ras pas une chance de m’ac­cro­cher, que tu le veuilles ou non. Mon enfance m’y avait-elle pré­pa­ré ? Aucune idée. Encore que c’est peut-être la consé­quence directe du reste.

Sept ans. Ça aura tenu sept ans… Sept ans d’heu­reuse soli­tude, d’ab­sence totale de rela­tion trop émo­tion­nelle et en par­ti­cu­lier amou­reuse. Sept ans de bon­heur, en somme.

Puis vint M2, qui la joua sur le mode che­val de troie : no wor­ry, juste une copine. Pare-feu désac­ti­vé, ou pas besoin de fer­mer les mas­sives portes en chêne, selon votre méta­phore pré­fé­rée : elle n’est pas plai­sante, juste sym­pa, pas besoin de mettre en place les sécu­ri­tés… En gros, j’ai été le der­nier être humain pari­sien à ne pas savoir qu’elle me plai­sait, pas vrai ? À ne pas me rendre compte qu’elle était là, à bouf­fer du temps pro­ces­seur / à se pro­me­ner à l’in­té­rieur des murs… Le der­nier des cons, en somme.

Elle est là, et n’en a rien à foutre. Apprendre de ses erreurs ? Tu parles ! C’est tou­jours la même his­toire, oui, plu­tôt. Nul ne gué­rit de son enfance : si à 13 ans j’ai­mais une fille qui m’ai­mait bien, si à 20 ans j’ai­mais une fille qui m’ai­mait bien, pour­quoi donc serait-ce dif­fé­rent à 28 ans ? On croit gué­rir, dans le meilleur des cas. On s’offre plu­sieurs années de tran­quilli­té. Mais fon­da­men­ta­le­ment, ça reste la même merde — je parle pour moi, pas pour les vei­nards qui ont trou­vé la fille de leur vie et qui devraient se dépê­cher de s’ins­tal­ler et de faire des gosses avant d’être vieux et aigris comme moi…

1990 — 2009. Dix-huit ans, à quelque chose près, durant les­quels j’au­rais tra­vaillé très atten­ti­ve­ment à maî­tri­ser mes émo­tions, à ne pas me lais­ser aller, à res­ter fiable, calme et posé… Dix-huit ans pour entendre, en gros, ce que je n’a­vais pas vou­lu entendre il y a dix ans : “t’es trop lisse, trop posé, pas assez fantaisiste/déjanté/capable d’improvisation/imaginatif”… M. l’a­vait dit à sa façon, M2 l’a répé­té à la sienne, plus trash, plus brute, plus intel­li­gible. 18 ans pas­sés à se maî­tri­ser pour pas faire fuir les filles, suite à ce qui reste sans doute le der­nier trau­ma­tisme de l’en­fance — ou le pre­mier de la vie adulte ? — mer­veilleu­se­ment conclus par une fille qui vous affirme sans détour que vous avez trop bien réus­si à contrô­ler vos débor­de­ments, vos émo­tions, et à blin­der toute cette merde de salo­pe­ries à la con qui empêchent d’être vous et, qui sait, empêchent peut-être des gens qui vous aime­raient au natu­rel de vous appré­cier pour ce que vous êtes…

Le Spock qui habite dans un coin de ma tête est mort de rire de consta­ter l’i­ro­nie de la situation.