Justice et prescription
|On parle beaucoup, ces derniers temps, de prescription. Tout ça parce qu’un oscarisé a été arrêté pour une affaire de mœurs âgée de plus de trente ans. En gros, pour ses (extraordinairement nombreux) défenseurs, la prescription devrait empêcher les poursuites parce que quand même, ça fait trente ans, on peut jamais avoir la paix, il a un talent fou et toute cette sorte de choses.
Je suis pas juriste et, au fond, l’affaire me laisse froid comme la truffe d’un chien bien portant : j’ai pas l’habitude de laisser le comportement d’un artiste influencer ce que je pense de son œuvre (la question s’est déjà posée avec acuïté, je vous assure, lorsqu’un chanteur français a causé le décès de son actrice favorite). Bref, Roman peut finir sa vie en taule, ça ne m’empêchera pas d’apprécier La jeune fille et la mort, et il peut être absous, ça ne m’empêchera pas de trouver La neuvième porte chiant à en crever. Et l’individu me désintéresse totalement : je suis cinéphile, pas polanskophile.
En revanche, du coup, je m’interroge sur la notion même de prescription.
On entend beaucoup parler de “droit à l’oubli”, on entend dire que “la victime aussi doit prendre ses responsabilités et poursuivre dans un délai raisonnable”, tout ça.
En fait, je crois que la raison d’être fondamentale de la prescription n’est liée ni aux coupables (je n’affirme pas que Polanski le soit, je parle ici de manière beaucoup plus générale), ni aux victimes. Elle est liée à la société, retenez bien ce mot.
Au fond, tout dépend du rôle que l’on attribue à la justice. Le choix est fondamental : il existe deux formes de “justice”, qui sont pour une bonne part incompatibles.
La première est la justice punitive. Sa conception remonte à la loi du Talion, vous savez : “dent pour dent, œil pour œil”. Le principe : le rôle de la justice est de punir le coupable, afin que les victimes puissent se dire qu’au moins celui-ci en a autant chié qu’elles. Dans cette optique, il n’est nulle prescription possible, sauf absolution par la victime : si le coupable est retrouvé cinquante ans plus tard (comme un certain Maurice Papon ou le père de l’héroïne de Music box), il doit payer, point. Le verbe n’est pas choisi au hasard : il est bien question de rétribution symbolique des victimes — fondamentalement différente de certaines peines de réparation effectivement prononcées, comme de passer un mois à remettre en état le jardin saccagé un soir de cuite par exemple.
La seconde est la justice protectrice. Plus récente, elle ne vise pas tant à soulager les victimes (on le lui reproche assez souvent) qu’à protéger la société. Dans ce cadre, elle doit se poser plusieurs questions, dont deux fondamentales : le coupable est-il nuisible à la société ? et la punition de celui-ci est-elle potentiellement plus nuisible que l’oubli ?
C’est là qu’arrive nécessairement la prescription. Elle répond à une idée de base : si le coupable s’est tenu à carreau pendant n ans, il a dû s’intégrer en tant qu’individu utile à la société, et l’exclure de cette société pour qu’il purge sa peine est un double risque — l’un, immédiat, de faire disparaître ce qu’il apporte à la société ; l’autre, plus lointain, de le voir se retourner contre elle une fois sa peine purgée, car on sait bien que la prison n’est pas exactement l’endroit le plus adapté pour développer ses capacités sociales et son empathie.
Le but de la prescription n’est pas de punir des victimes parce qu’elles n’ont pas porté plainte à temps. On rappellera d’ailleurs qu’une procédure en cours suspend la prescription. Son but n’est pas non plus d’assurer l’impunité à celui qui aura réussi à se planquer pendant dix ans — là encore, s’il est poursuivi, c’est qu’une procédure est en cours, s’pas ? C’est d’ailleurs pourquoi le mandat d’arrêt de Polanski est encore valable.
Son but est à mon humble avis d’éviter de causer dans l’ensemble (et pas dans l’égo des victimes, des ministres de la culture ou des magistrats) plus de mal que de bien.
Il peut également porter sur une question philosophique : est-on la même personne à cinquante ans que celle qu’on était à vingt ans ? Peut-on juger quelqu’un pour des actes commis par un individu virtuellement différent ? C’est le point de départ du scénario absurde et fendard de L’amnésie des Dalton (de Fauche, Léturgie et Morris) : “votre amnésie fait de vous des hommes nouveaux qui ne sont pas responsables des actes commis par les anciens Dalton ; en conséquence, vous êtes libres” (de mémoire, j’ai pas l’album sous la main).
Conceptuellement : j’ai fait des conneries à vingt ans, comme tout gosse normalement paumé élevé dans une banlieue louche. Je suis passé à travers les gouttes, me suis marié, ai fait des gosses, réfléchi, trouvé un boulot honnête (pas forcément dans cet ordre), et — prenons un cas d’école — suis devenu une des têtes pensantes d’un parti politique, tenant un discours d’autant plus cohérent et censé que, précisément, j’ai été un petit con. Dois-je à quarante ans voir ressurgir les épaves des bagnoles incendiées par mes soins, l’invalidité du tenancier de station-service à qui j’ai pété un genou pour partir avec la caisse ou le cadavre du dealer que j’ai piqué parce qu’il traînait sur mon territoire ? Au risque d’être rayé de la vie politique et de laisser des gens moins compétents, ne profitant pas du recul que je peux avoir parce que eux se sont tenus à carreau dès l’âge de cinq ans, tenter des régler des problèmes qu’ils ne comprennent pas ?
La question est ouverte, je n’ai pas de réponse absolue et définitive. D’ailleurs, les juristes non plus, puisque la durée de prescription varie en fonction du délit commis — certains crimes sont même imprescriptibles, y compris en France. Mais je crois qu’il y a des cas où la prescription est nécessaire à la protection de la société — et j’ai tendance à penser que c’est le rôle essentiel d’un système judiciaire, la fonction punitive étant laissée à l’autre barbu là-haut si jamais il existe, merci pour lui.