Jeremiah
|de Hermann, depuis 1979, ****
Jeremiah est jeune, niais et idéaliste. Kurdy est plus âgé, retors et franchement cynique. Pourtant, inséparables, ils traînent leurs guêtres à travers ces lambeaux d’États-Unis détruits par une guerre raciale et un champignon atomique.
Le monde où ils vivent n’est pas fait pour Jeremiah. Et peut-être est-ce pour ça que Kurdy accompagne ce jeune con donneur de leçons : mi-cyniquement amusé (qu’est-ce que ce couillon va encore déclencher comme catastrophe avec ses bonnes intentions larmoyantes ?), mi-sérieusement responsabilisé, c’est un peu un rôle de grand frère qu’il va endosser, tandis que Jer’ apprécie autant cette compagnie qu’il déteste le mépris qu’affiche Kurdy envers la société, les humains et les valeurs morales. Leur relation est complexe, paradoxale, et évolue constamment entre énervement réciproque et indestructible amitié.
Ce point de départ étant donné, Hermann va faire évoluer petit à petit ses personnages. De temps à autres, le j’m’en-foutisme désabusé de Kurdy se craquelle ; c’est souvent entre les cuisses d’une demoiselle à la vertu allégée, mais c’est aussi parfois un vrai cri viscéral et hautement moral lorsqu’il est confronté à plus cynique et injuste que lui. Quant à la morale bien chrétienne de Jeremiah, elle aura du mal à survivre au quotidien dans un univers post-apocalyptique où jouer réglo est le moyen le plus efficace de se faire démolir, et il devra lui-même convenir que ses poings lui sont plus utiles que sa gentillesse.
Ça devait être dans l’air du temps : la même année, George Miller sortait Mad Max. Et il est difficile de parler de Jeremiah et Kurdy sans passer par ce parallèle : comme Max, il ne sont pas de grands héros au grand cœur qui vont sauver la veuve et l’orphelin — les premiers temps, Jer’ aurait tendance à faire des conneries comme ça, mais Kurdy est là pour veiller à leur intérêt. Ils redressent les torts ? Oui, mais plutôt parce qu’ils n’ont pas le choix, embringués accidentellement dans des histoires louches au fil de leurs déplacements.
Et ils ne redressent pas tous les torts, loin s’en faut : le monde est bien aussi pourri à la fin d’un album qu’il l’était au début. Ils tracent leur route, tentant avant tout de survivre dans un monde qui ne fait de cadeaux à personne.
Comme autres références, on peut penser à Hombre (BD d’Ortiz et Segura, 1981–92) ou aux premiers tomes des Chroniques des temps à venir (romans de Le May, datant de… 1979, tiens donc !).
Auteur à la fois des textes et des dessins de l’œuvre, Hermann en profite pour mettre les deux en adéquation. Sur un trait de base réaliste et anguleux, il projette des taches de couleurs agressives soulignant le glauque de l’univers. Qu’il s’agisse des forêts de Louisiane, des villes du Nouveau-Mexique ou des déserts du Colorado, les décors ont un point commun : c’est sale, triste et surtout dangereux. Évitez de vous attacher aux personnages : ils pourraient bien ne pas faire de vieux os face aux autres, gourous, bandits, pervers, maniaques du pouvoir, arrivistes, chasseurs de trésors et consorts, et la bonne volonté (parfois toute relative) des personnages principaux risque de ne pas changer grand-chose… La justice, direz-vous ? Relisez la phrase précédente et voyez dans quelle catégorie vous souhaitez ranger flics et juges, il n’y a que l’embarras du choix.
Pour parler de Jeremiah, il faudrait aussi toucher un mot des femmes. En bref, on peut dire qu’elles sont vraies : plastique de rêve et caractère effacé ne seront pas au rendez-vous. Elles peuvent être charmantes, bigotes, prostituées (et plutôt valorisées dans ce rôle, d’ailleurs), intéressées, cyniques, naïves jusqu’à la niaiserie, sauvages ou douces (avec parfois des griffes rétractiles…), mais elles sont à peu près les seuls personnages qui ne laissent pas indifférents Jereremiah et Kurdy — les autres étant les gosses, rares symboles positifs de la série, et logiquement régulièrement victimes des adultes.
L’ensemble est à la fois très perturbant, Hermann n’hésitant pas à aborder les thématiques les plus sordides et à démolir soigneusement toute velléité de happy end, étonnamment attachant, fort prenant et passionnant. Une très grande œuvre, toujours en cours, qui ne vous donnera sans doute pas foi en l’humanité mais vous changera agréablement des Bisounours.