Premier rapport
Devant l’accumulation des conneries sans nom de la part de mes “cons frères“¹, le BEA a avancé la publication de son premier rapport préliminaire sur l’accident de F‑GZCP, Airbus A330 disparu au dessus de l’Atlantique il y a deux ans.
Bonne nouvelle : on sent que ce rapport a été rédigé dans l’optique “même un crétin de journaliste incompétent doit pouvoir comprendre”. Du coup, comme vous êtes probablement plus intelligent que les journalistes de la presse quotidienne, je vous engage à le lire vous-même pour vous faire votre propre idée. Ça fait trois pages, c’est très simplement expliqué, il manque juste un petit glossaire pour certains termes mais si vous savez que PF veut dire pilote en fonction et PNF, pilote non en fonction, vous devriez pouvoir suivre.
Après, c’est le style des rapports préliminaires du BEA : résumé très clair des faits, et seulement des faits. Les conclusions viendront à la fin de l’enquête, et même Libé et Le Monde réunis arriveront pas à les énerver suffisamment pour faire avancer cette étape finale.
Je tente le coup : voilà ce que je retiens de ce rapport.
D’abord, c’est rapide : tout s’est joué en 4 minutes trente. Le premier problème est signalé à 2:10:05 et “les enregistrements s’arrêtent à 2:14:28”, ce qui est la version en langage boîte noire de “l’avion a percuté et s’est disloqué”.
Ensuite, le facteur humain semble fondamental, mais la clarté des indications techniques pourrait être mise en cause. Ça ne serait pas une première : les principales causes du crash de F‑GGED (dit “du mont Sainte-Odile”) sont des erreurs humaines, mais au moins une de celles-ci est liée à une erreur ergonomique où deux modes de descente sont programmés avec les mêmes commandes, mais donnant des résultats différents.
Concrètement, le truc qui me paraît à retenir : les tubes de Pitot tombent en panne. Le pilotage de l’appareil revient en manuel, le PF en est conscient puisqu’il le dit au PNF. Les vitesses affichées deviennent incohérentes ; là encore l’équipage le comprend rapidement puisque le PNF l’annonce dix secondes après le dés-enclenchement du pilote automatique.
L’appareil passe en mode de vol dégradé (“alternate law”) dans lequel les protections contre l’incidence excessive, donc contre le décrochage, disparaissent, remplacées par une simple alarme de décrochage.
L’avion cabre, l’alarme de décrochage retentit. Le PF donne du manche à piquer, le roulis est important mais l’appareil se calme et revient en ligne de vol. Après quelques secondes, la vitesse affichée remonte à 215 nœuds, ce qui est étonnamment cohérent : l’appareil volait à environ 275 kt avant la panne des sondes, et son cabré temporaire lui a fait prendre de l’altitude, donc perdre de la vitesse. L’incidence à 4° n’est pas un problème.
L’alarme de décrochage se remet en route. Le pilote met les gaz sur TO/GA, position censée assurer une poussée suffisante pour se sortir d’une situation merdique (Take-Off/Go Around, c’est notamment utilisé pour interrompre un atterrissage) en laissant à l’équipage le soin de manœuvrer l’avion, et demande à cabrer.
Ça peut paraître bizarre. Avec une alarme de décrochage, normalement, surtout si on a une réserve d’altitude (et l’avion est aux environs de 35 000 pieds à ce moment), on rend la main. Mais remontons d’un paragraphe : le pilote a déjà rendu la main il y a trente secondes. Dans son esprit, il est probablement déjà en piqué plus ou moins prononcé. Il n’a aucun repère extérieur (le milieu de l’Atlantique une nuit nuageuse, c’est pas lumineux) qui pourrait lui indiquer qu’en fait il est plus ou moins stable, voire déjà en montée. Il sait aussi qu’il n’a aucune indication de vitesse valable, même si ironiquement à cet instant la vitesse affichée sur son poste est probablement assez proche de la vérité. Il vient de demander à piquer, l’alarme qui s’était éteinte se remet à sonner. Donc, il cabre pour calmer l’avion, tout en demandant une poussée de sécurité aux réacteurs, c’est pas incohérent sur le plan psychologique : si j’ai une alarme dans un sens, et une alarme dans l’autre, je vise au milieu pour plus avoir d’alarme.
Environ une minute trente après le début du problème, et une vingtaine de secondes après avoir demandé à cabrer, “toutes les vitesses enregistrées deviennent invalides”. Le PF ne leur faisait déjà plus confiance, mais ça a une conséquence sur les alarmes : l’appareil considère qu’il ne peut plus avoir une valeur d’incidence fiable s’il n’a pas assez de vitesse. Donc, l’alarme de décrochage s’arrête.
À première vue, il me semble raisonnable d’imaginer que c’est le nœud du problème : le PF vient de cabrer l’appareil pour réagir à ce qu’il suppose être un piqué, tout en restant plein gaz. Il a augmenté l’incidence au delà de 40°, largement hors du domaine du “volable” pour un avion de ligne : à cet instant, l’A330 a la finesse d’une pierre, mais l’alarme s’arrête, confirmant au pilote qu’il a bien fait.
Pis : lorsque, quelques seconde plus tard, il coupe les gaz et rend la main, les vitesses mesurées redeviennent valides et l’alarme de décrochage se remet en marche. En réalité, l’incidence a diminué, ce qui est logique étant donnés les ordres envoyés à l’avion ; F‑GZCP prend le chemin de retrouver une portance correcte, quitte peut-être à faire une abattée et perdre encore quelques milliers de pieds d’altitude. Mais l’alarme se réactive, donnant à l’équipage une indication contraire.
Une minute plus tard, il n’est plus qu’à 3000 mètres du sol : en trois minutes, il a perdu neuf kilomètres d’altitude. Il continue sa chute et s’écrase quasiment à plat (assiette cabrée à 16°), avec une vitesse verticale de presque 11000 ft/min (180 km/h !) et une vitesse horizontale de moins de 200 km/h, avec une incidence de plus de 35° et donc une pente de descente de l’ordre de 100%. C’est cohérent avec les traces relevées sur l’épave, qui avaient surpris les enquêteurs (une des principales questions en suspens était “comment un appareil de cette masse a pu se poser quasiment à plat ?”).
Alors, faute de pilotage ? Ça reste à démontrer, pour plusieurs raisons.
La première, c’est qu’il faudrait comparer les actions de l’équipage avec les procédures prévues chez Air France dans ces conditions. Peut-être la procédure elle-même n’avait-elle pas prévu ce cas de figure et l’appliquer correctement a‑t-il aggravé la situation de l’appareil.
La deuxième, c’est que le rapport préliminaire montre plusieurs incohérences d’alarmes. L’élément le plus important dans mon esprit est celui-ci : quand le pilote a cabré l’appareil au delà de ses limites, l’alarme s’est éteinte, et quand il a rendu la main elle s’est remise en route. Coup de pas de bol (les sondes dégèlent au mauvais moment) ou erreur de conception (la perte d’incidence elle-même aurait remis le binz en route), ça reste à déterminer, mais c’est sans doute fondamental pour expliquer pourquoi, dans un avion décroché, le PF a tiré sur le manche et coupé les gaz comme pour neutraliser un piqué en survitesse.
Bien entendu, il faut maintenant attendre le rapport final, qui ne sortira que dans plusieurs mois. Mais on voit se dessiner un scenario cohérent sur le plan psychologique et pas absurde sur le plan technique, et c’est souvent l’alliance de petits pépins techniques et d’incompréhensions psychologiques qui cause les accidents…
¹ Mention spéciale au “après premier dépouillement des données, nous n’avons pas de recommandations particulières à faire à nos clients” d’EADS, devenu “Airbus mis hors de cause” dans la presse, au point que l’avionneur lui-même a publié un communiqué pour dire en gros : “on a pas dit qu’on était hors de cause, personne peut rien conclure pour l’instant ; on n’a juste pas trouvé de problème évident à corriger d’urgence”.