Liberté de circulation
|Le truc qui nous sert de ministre de l’Intérieur s’est, tout à l’heure, mis en tête d’expliquer pourquoi il était normal de remplacer des agents de sécurité grévistes par des policiers. En effet, selon lui :
Le devoir de l’État est de garantir la liberté de circulation des voyageurs.
Je crois qu’il y a là une confusion majeure, bien pratique et peu étonnante étant donné le niveau de l’individu, mais tout de même.
La liberté de circulation est une notion opposée à une collectivité qui voudrait interdire à d’autres de passer sur son territoire, ou à des individus souhaitant réguler la circulation sur un territoire qui ne leur appartient pas. Elle fut mise en place pour éviter les péages abusifs, les restrictions arbitraires de circulation, et pour assurer que tout citoyen français a le droit de se rendre comme il l’entend en tout point du territoire public français (qui est, en fait, sa propriété).
Nul n’a le droit de s’approprier une terre publique et d’y interdire le passage d’autres personnes. Nulle collectivité n’a le droit d’interdire à des citoyens de passer sur son territoire.
Le principe a été conçu pour que jamais un Drômois ne puisse dire à un Ardéchois de rester de son côté du Rhône, pour que jamais un escroc ne puisse instaurer de péage pour traverser un pont public, pour que jamais une bande de malfrats ne puisse refouler un citoyen au prétexte que “vous êtes sur notre territoire”.
Il n’a jamais, au grand jamais, été question de la liberté de circuler dans le moyen de transport de son choix, surtout appartenant à un tiers.
Ici, ce que Cloclo veut garantir, c’est la liberté pour des citoyens de voyager en avion, plus précisément dans un avion ne leur appartenant pas. Autrement dit, il n’intervient pas sur une question de circulation dans l’espace public, mais sur l’exécution d’un contrat entre un client et une compagnie de transport aérien.
Jamais, à ma connaissance, les grévistes d’Aéroports de Paris n’ont restreint la liberté de circulation : les passagers ont toujours la possibilité de se rendre librement dans l’ensemble du territoire public, à pieds par exemple. Tout ce que les grévistes ont fait, c’est empêcher ou compliquer l’exécution d’un contrat entre une entreprise privée (ADP est une société anonyme) et des individus.
Si cette liberté de circulation-là était érigée en principe, il deviendrait impossible par exemple de restreindre l’accès de voitures dans les zones piétonnes.
Pis, si l’État a le devoir de garantir la liberté de prendre l’avion à temps pour Noël, cela veut dire que l’État sera en faute pour toute annulation de vol. Imaginons une seconde un QGO général sur l’ensemble du territoire (au hasard : une tempête interdisant tout décollage) : l’État devrait alors indemniser tous ceux qui avaient l’intention de prendre l’avion. Absurde, non ?
Pourtant, Maître Guéant ne s’est pas arrêté à une connerie, c’eût été trop beau. Il a ajouté dans la foulée :
Nous n’avons procédé à aucune réquisition, le droit de grève est donc respecté.
(Cité dans Les Échos)
Je suis le seul à voir là une énorme entorse à la vérité ici ?
Rappel : dès le début du droit de grève, il a été assorti de certaines conditions, et notamment du respect de la sûreté publique. Il a donc été prévu la possibilité de réquisitionner les grévistes pour qu’ils fassent malgré tout leur travail. Le réquisitionné est bel et bien gréviste, mais il réalise la partie strictement indispensable de son travail.
La réquisition a donc une valeur symbolique forte : elle dit au gréviste que son travail est essentiel à la société.
À l’inverse, ne pas recourir à la réquisition et faire faire le travail du gréviste par un tiers, c’est connu sous le principe des “briseurs de grève”, et c’est une avancée majeure du syndicalisme que d’avoir réussi à faire interdire cette pratique. Il n’était pas rare, en effet, aux premiers temps des grandes grèves, que les entreprises embauchassent des intérimaires pour maintenir leur activité, supprimant ainsi tout effet de la grève.
Avec l’utilisation de briseurs de grève, le message symbolique est radicalement différent. On n’est plus dans le “vous êtes indispensable à la société, venez bosser et faire votre devoir”, mais dans le “rien à foutre de vous, n’importe qui peut vous remplacer au pied levé”.
Un salarié gréviste se met dans une situation inconfortable (l’absence de revenus) pour causer une situation inconfortable (l’absence d’activité) pour son employeur. Il s’engage pour faire avancer les choses.
Un gréviste réquisitionné reste dans une situation inconfortable, et les conséquences pour l’employeur sont radicalement diminuées. Mais le gréviste se retrouve dans une position de force dans la négociation : il peut argumenter avec des bases solides que son travail est indispensable, non seulement à l’employeur, mais aussi au reste de la collectivité. La réquisition est, paradoxalement, un soutien de principe de la collectivité au gréviste.
Un gréviste remplacé est, en revanche, totalement baisé : il perd son salaire, sans que cela ne coûte rien à l’employeur et la démonstration est faite du peu d’importance du travail du gréviste, que l’on peut faire sans formation ni préparation particulières.
Donc, Monsieur Guéant, en envoyant des policiers faire le travail d’agents de sécurité, vous ne respectez pas le droit de grève : vous lui crachez précisément à la gueule.
Note importante : je ne soutiens nullement le mouvement de grève des agents de sécurité d’ADP, parmi lesquels j’ai eu affaire, pour une personne efficace et consciencieuse, à dix blasés qui n’avaient rigoureusement rien à foutre de leur boulot et fouillaient les gens sur la base de leur coiffure ou de leurs vêtements bien plus que sur celle de leur comportement ou de leur dangerosité. Et je n’ai jamais vu un agent pousser la vérification jusqu’au fond des poches de mon sac photo, donc je pourrais masquer un kilo de plastic dans un petit télézoom sans que vous vous en rendiez compte. Bref, oui, messieurs, pour ce que j’en ai vu, n’importe qui peut faire votre boulot, et non, vous ne servez à rien à part à faire perdre leur temps aux voyageurs.