Ni justice, ni égalité
|Lu dans Le Monde :
Enfin, de manière massive (80 %), c’est sur les droits de succession que se concentrent les plus fortes réprobations : le “droit” à l’héritage s’affranchit des barrières sociales.
Le reste du sondage est intéressant aussi. Mais c’est ce point-là qui attire le plus mon attention et qui interpelle brutalement mon détecteur à conneries.
“Les gens” (concept un peu foireux, mais qu’on va utiliser quand même) reprochent à l’impôt de ne pas être assez progressif et soutiennent massivement l’impôt sur la fortune. Il est donc permis de supposer qu’ils souhaitent une forme de politique égalitariste : l’impôt serait avant tout payé par les plus riches, et massivement, pour limiter les écarts entre population la plus favorisée et population la plus miséreuse.
Pourtant, cette théorie est détruite par le final : les gens détestent l’impôt sur les successions.
Petit rappel : une fortune peut être due au mérite personnel. Elle peut être juste. Elle peut récompenser une personne exceptionnelle qui a apporté beaucoup à ses contemporains. C’était Ferré, si j’ai bonne mémoire, qui vivait très bien et aimait les belles voitures mais expliquait qu’il ne voyait pas comment on pouvait comparer la fortune d’un patron à la sienne : l’un contrôlait la source de subsistance de ses employés et en profitait pour devenir riche de leur travail, l’autre fournissait un disque et donnait des concerts que chacun était libre d’écouter ou non.
L’héritage, lui, n’est jamais dû au mérite personnel. Il est éventuellement dû au mérite des parents, ce qui n’a rien à voir. L’héritage est une fortune due au seul fait d’être né, comme la noblesse avant la Révolution française. L’héritage est une source d’inégalités, qui s’ajoute à l’environnement social pour s’assurer que jamais un enfant de riches, aussi stupide et improductif soit-il, ne devienne pauvre (non seulement il connaît les bonnes personnes et est introduit dans les bons milieux, mais en plus il récupère les possessions familiales).
L’impôt sur la succession est donc l’impôt juste et égalitaire, par essence. Au contraire de l’impôt sur la fortune, qui est potentiellement injuste puisqu’il peut frapper des gens qui sont riches par un mérite exceptionnel ; au contraire de l’impôt sur le revenu, pour lequel on a dû déployer des trésors d’ingéniosité afin de s’assurer qu’il soit un minimum progressif et taxe un peu plus les plus favorisés ; au contraire de la TVA, qui touche tout le monde sans discernement.
L’impôt sur la succession, d’abord, touche exclusivement les héritiers, donc les plus favorisés, parce que les pauvres n’ont rien à léguer ; ensuite, il ne touche jamais la personne responsable des gains et la question du mérite ne s’y applique par conséquent pas.
Le fait que cet impôt soit le moins bien accepté montre qu’au fond, les gens ne veulent absolument pas d’égalité, et ne veulent pas non plus que chacun touche selon son mérite. Ils veulent pouvoir transmettre, autrement dit décider eux-mêmes qui touche quoi (ce qui nie l’idée d’égalité) et ce, après même leur mort (un fantasme de continuer à exister par-delà le Styx, peut-être ?). Et ils veulent pouvoir profiter gratuitement du mérite de leurs parents, nonobstant leur propre médiocrité éventuelle.
La vérité, c’est que tout le monde rêve de devenir riche sans rien branler. Et l’impôt sur la succession remet en question le seul espoir qu’ont beaucoup d’avoir un jour un gain non négligeable, sans avoir à être préalablement dans une misère noire et sans mettre en jeu le moindre mérite ni même effort personnel.