Génération perdue ?
|À la Ferté-Alais, le week-end dernier, j’ai entendu un commentateur qualifier le Rafale de “chasseur de cinquième génération”. Et depuis, je me rends compte d’un truc, un truc tout bête : cette fameuse cinquième génération, et bien… elle n’existe pas vraiment, et il n’est pas certain qu’elle devienne un jour la “génération courante” de chasseurs.
D’abord, reprenons brièvement, pour les non-spécialistes qui n’auraient pas encore décidé de sauter ce billet, la notion de “génération” de chasseurs. Elle vient d’un constat simple : certaines évolutions marquantes dans la technologie ou la doctrine (le mode d’emploi à grande échelle, en quelque sorte) ont entraîné l’apparition massive et simultanée d’appareils apportant de nouvelles capacités. Notons que par un abus de langage qui n’est pas réservé aux journalistes, on dit couramment “cinquième génération de chasseurs” pour “cinquième génération de chasseurs à réaction”, comme si on n’avait pas armé d’avions à hélices…
La première génération (de chasseurs à réaction) désigne les appareils issus de la Seconde guerre mondiale. Ils font grosso modo la même chose que les chasseurs à hélice, et leurs performances ne sont d’ailleurs pas spectaculairement supérieures. Pendant la guerre de Corée, F‑86 Sabre et MiG-15 annoncent pourtant un changement radical : ils deviennent supersoniques au moins en piqué, et leurs canons deviennent des armes relativement inutiles — voire dangereuses : en 1956, un F11F Tiger, un appareil à la charnière des deux premières générations, a rattrapé ses obus et s’est descendu lui-même, façon cartouche “Pandan-Lagl” de Franquin…
Dans la foulée de la guerre de Corée vient donc la deuxième génération, celle qui passe le mur du son avec une relative aisance (la loi des Aires a été découverte) et utilise le missile comme principal armement — le F‑86D, dépourvu de canons au profit d’un panier de roquettes ventral, avait amorcé le mouvement. Rapidement, le radar embarqué s’impose également, permettant aux chasseurs de suivre et d’intercepter une cible trop rapide et lointaine pour être suivie à l’œil. Les performances progressent et certains avions de seconde génération servent encore ici et là (l’exemple le plus spectaculaire étant le Hawker Hunter ci-dessus à gauche, qui était comme le F‑86D et le F11F un peu à cheval sur les deux premières générations et fête ses soixante ans de service actif grâce à l’obstination de l’armée de l’air libanaise et d’opérateurs civils).
La troisième génération est apparue avec la demande d’avions moins spécialisés et plus maniables, accompagnés d’une amélioration de l’avionique : commandes de vol électriques et suivi de terrain font leurs balbutiements, de même que les radars capables de suivre des cibles en rase-mottes. Des appareils peuvent ainsi se livrer non seulement à l’interception, mais aussi à l’attaque au sol et au bon vieux “dogfight”, remis au goût du jour pendant la guerre du Vietnam — le F‑4 Phantom II, sans doute l’archétype de la génération, a servi à tout, de même que le Mirage F1. C’est aussi la fin de la recherche de vitesse, le passage de Mach 2 à Mach 3 compliquant beaucoup les choses (le “mur de la chaleur” exige des matériaux différents et coûteux) pour un intérêt tactique limité — seul le MiG-25 a une vitesse maximale sensiblement supérieure à ceux qu’il remplace.
La quatrième génération désigne les appareils de la fin des années 70, en service dans les années 80, comme l’emblématique F‑16 Fighting Falcon ci-dessus. Multirôles, tout temps, ils profitent de la révolution informatique pour devenir instables et gagner en maniabilité — mais en cas de panne électrique totale, il ne reste que le siège éjectable : ils sont impossibles à piloter à la main. Leur rayon d’action augmente également à quantité de carburant égale, grâce aux améliorations aérodynamiques et à l’efficacité accrue des réacteurs.
La cinquième génération, enfin, n’apporte pas réellement de performances brutes supérieures, mais ajoute la capacité à pénétrer discrètement les défense adverses, autrement dit la furtivité face aux radars et autres détecteurs, grâce à une structure en matériaux peu réfléchissants et un stockage des armes en soute fermée. Elle peut également suivre des cibles dans des situations plus complexes grâce aux radars à balayage électronique et intègre des liaison de données informatisées pour faire de l’avion un élément d’un ensemble stratégique complexe, dont le fonctionnement est parfaitement intégré avec les autres appareils, les véhicules terrestres ou maritimes et les troupes au sol, afin de donner au pilote, au contrôle aérien et à l’ensemble des opérateurs de terrain une vraie vision d’ensemble instantanée de la situation.
Bien, ceci étant posé, regardons le marché des chasseurs actuels.
La cinquième génération a été annoncée au début des années 90 et devait être celle des chasseurs des années 2000. Les bombardiers F‑117 et B‑2 avaient montré l’intérêt d’un appareil furtif et, à l’époque, il paraissait clair que l’avenir était aux multirôles dotés des mêmes qualités. À l’époque, certaines voix se sont mêmes élevées pour dire que la France devait cesser de financer le développement du Rafale pour passer directement à l’avion suivant : comment un appareil à la furtivité limitée, héritier direct du Super Mirage 4000 et par là même de la lignée des Mirage, pourrait-il avoir un intérêt, alors que sans nul doute les Russes et les Chinois développaient comme les Américains des appareils qui pourraient frapper n’importe où sans être vus ? Je suppose que l’Eurofighter et le Gripen ont eu leur lot de critiques analogues, et outre-Atlantique tous les yeux étaient tournés vers le tout-furtif, avec le remplaçant dans un premier temps du F‑15 Eagle côté Air force et celui du vénérable A‑6 Intruder (un vrai “troisième génération” toujours en service dans les années 90, comme l’étaient le Super Étendard ci-dessous et le F‑8 Crusader chez nous) côté Navy, avant de s’occuper du cas des F‑16 Falcon et F‑14 Tomcat.
Aujourd’hui, où en est-on ? Le F‑22 Raptor remplace effectivement l’Eagle dans le rôle de chasseur de supériorité aérienne (le Strike Eagle, dérivé multirôle de l’Eagle, n’est en revanche pas près de lâcher la rampe), et c’est indéniablement un chasseur de cinquième génération.
Et c’est à peu près tout.
Le A‑12 Avenger II, qui devait remplacer le A‑6, a été abandonné, ce bon vieil Intruder ayant laissé la place au F/A‑18E Super Hornet, une version agrandie du F/A‑18 Hornet, donc un design des années 80 typique de la quatrième génération.
Le F‑35 Lightning II, lui, devrait remplacer quasiment tout le reste : c’est à la fois un chasseur léger façon Falcon, un avion d’assaut à décollage et atterrissage vertical héritier du AV‑8 Harrier, un chasseur embarqué léger relevant le F/A‑18 Hornet classique, et il a même été envisagé de s’en servir en appui-feu dans la lignée du “tueur de chars” A‑10 Thunderbolt II. Ses prédécesseurs ayant été des succès à l’export, le Lightning II a également fait l’objet d’un large programme de partenariats internationaux ; il doit du coup relever ou compléter en vrac les Harrier britanniques et italiens, les Falcon israéliens et les Hornet canadiens, et entrer en service dans une dizaine de pays.
Le résultat ? Pour résumer : ce programme a déraillé il y a des lustres, avec des budgets hors de contrôle, un abandon progressif de certains partenaires internationaux entraînant des réductions des commandes et une hausse du prix unitaire, et des reports réguliers de l’entrée en service. Prévue pour 2012, elle n’a toujours pas eu lieu, l’avion étant toujours en tests alors même qu’une centaine de cellules a été produite ! Depuis 2010, pas une année ne passe sans que les membre du Congrès américain ne s’écharpent sur l’avenir du programme, dont le coût a doublé par rapport aux projets initiaux — et ce sans compter le coût de la prolongation de vie des appareils que le Lightning II devait remplacer.
Enfin, dans le reste du monde, il n’y a qu’un vrai programme solide de chasseur de cinquième génération en cours : le Sukhoi PAK FA, un chasseur lourd équivalent au Raptor développé en partenariat avec l’Inde. La Chine a également fait voler des prototypes du Chengdu J‑20 et du Shenyang J‑31, mais on ignore l’avancée réelle de ces programmes ; les autres projets sont encore plus flous.
Et pendant ce temps, que se passe-t-il du côté des pays qui souhaitent effectivement acheter des chasseurs modernes, et devraient par exemple vouloir du Lightning II en masse ? Et bien…
Dans notre hémisphère, ils sont tiraillés entre les dernières moutures des Hornet et Eagle américains, le Gripen suédois, le Rafale français, le Typhoon européen ; plus à l’est, ils étudient les JF-17 et J‑10 chinois, ou les évolutions des MiG-29 et Su-27 ex-soviétiques.
Tous ces appareils ont un point commun : techniquement, ils intègrent des technologies typiques de la cinquième génération (radars à balayage électronique, vol contrôlable sous très forts angles d’attaque et systèmes d’échanges de données tactiques complexes), mais dans des structures de la quatrième, d’ailleurs souvent plus ou moins directement issues d’appareils développés dans les années 80. On les qualifie de “4,5è génération” ou de “génération 4+”, leur conception a été lancée en même temps que les appareils de cinquième génération (voire plus tard, puisqu’il s’en crée encore comme le Tejas indien !), mais ils utilisent des solutions techniques éprouvées et se contentent de nouveautés tactiques. Sur le plan de la construction, ils intègrent tout de même quelques panneaux en composites pour réduire leur écho radar, mais sans l’étendre à toute la structure ou masquer les armes dans une soute comme sur les “vrais” appareils de cinquième génération.
Le résultat, c’est qu’ils apportent l’essentiel sur le plan tactique : leur seul vrai handicap, c’est en combat aérien ou en pénétration d’un territoire bien équipé en systèmes de détection. Mais ils sont plus simples et moins coûteux que les appareils de cinquième génération.
Or, les derniers conflits l’ont montré : une armée évoluée ne se heurte que rarement à une autre grande armée évoluée. Elle affronte plutôt de petits groupes. Peu importe qu’un Rafale (ou un Typhoon, ou un Su-35) soit plus visible au radar qu’un Lightning II (ou un Raptor, ou un PAK FA) : que ce soit en Afghanistan ou au Mali, ses adversaires n’ont pas de station de détection de grande envergure. L’important, dans les conflits modernes, est que le Rafale soit capable de s’insérer aussi efficacement dans la stratégie mise en œuvre, d’apporter des informations de la même qualité et le cas échéant de tirer des armes aussi efficaces avec la même précision. La leçon des opérations en ex-Yougoslavie, puis en Afghanistan, c’est que les Mirage F1 et 2000 manquaient cruellement de détecteurs optiques de qualité et de liaisons tactiques permettant de synchroniser efficacement leurs opérations avec les appareils alliés ; ces manques ont été partiellement corrigés sur les dernières évolutions du 2000D (avec l’ajout de la Liaison 16, qui a changé la vie des équipages participant à des opérations de l’Otan ou de l’Onu) et plus largement résolus sur le Rafale.
Et même lorsqu’une pénétration discrète est nécessaire, finalement, il existe d’autres vecteurs : les drones ont une signature radar, infrarouge et sonore largement inférieure à celle des meilleurs chasseurs furtifs. Pour la reconnaissance et récemment même pour la frappe, ils deviennent au moins aussi efficaces, quoique plus lents, et beaucoup moins chers — quant à la frappe “surprise”, il y a longtemps qu’elle doit bien plus aux missiles balistiques qu’aux avions.
En fait, la cinquième génération de chasseurs a été imaginée comme la quatrième : pour préparer un conflit entre deux grandes puissances équipées de moyens de détection pointus, il fallait des appareils de pénétration rapide et discrète et, pour les arrêter, des intercepteurs dotés de radars embarqués extrêmement pointus et eux-mêmes discrets. En gros : le A‑12 devait permettre aux Américains de frapper Moscou depuis un porte-avions, le F‑22 devait empêcher les Russes de frapper Miami depuis la Havane.
Mais aujourd’hui, ce cas de figure paraît très limité : c’est le type de conflit auquel on s’attendait pour la première guerre du Golfe ou plus récemment en Libye, mais dans les deux cas la maîtrise du ciel a été rapidement acquise, laissant l’aviation se concentrer sur un rôle d’attaque au sol et de support des troupes sans réelle crainte d’interception. Échapper à la chasse adverse pourrait redevenir essentiel en cas de guerre contre l’Iran (qui dispose peut-être d’une flotte de très bons chasseurs de quatrième génération, puisqu’il fait toujours défiler les F‑14 Tomcat du chah et s’est offert des MiG-29 dans les années 90) ou contre la Chine, mais les conflits modernes sont de plus en plus souvent “asymétriques”, une armée organisée s’opposant à des petites structures indépendantes. Or, pour faire des démonstrations de force et plus rarement des frappes ciblées contre des petits groupes de partisans armés de fusils d’assaut, un bon multirôle de quatrième génération équipé d’un radar amélioré et de liaisons tactiques efficaces est aussi performant, tout en étant moins cher et en posant moins de défis techniques.
La cinquième génération pourrait donc bien être la génération sacrifiée, celle qui ne naîtra qu’au compte-gouttes et à laquelle on ne trouvera jamais de vraie utilité, enterrée d’un côté par les mises à jour des équipements de ses parents et de l’autre par ses cousins sans pilotes encore plus discrets et bien moins coûteux.