Something BIG is ruining
Le 30 juillet dernier, Canon Inde lançait un “teaser”, vous savez, ces trucs conçus pour faire parler sans rien dire. Leur slogan : “Get your camera ready, something BIG is coming”.
Les réactions ont logiquement été nombreuses, chacun y allant de son pronostic : serait-ce enfin l’EOS 7D Mk II ? Ou une nouvelle version de gros télé, genre le 100–400 mm qui a enterré Mathusalem ? Même la presse réputée sérieuse s’y est mise… avant de devoir remballer ses rêves : il s’agissait d’un simple concours photo réservé à l’Inde.
Qu’est-ce que ça nous apprend ? Au moins deux choses : le journalisme est en voie de disparition ; et les marques ont appris à s’en servir.
Le journalisme est en voie de disparition. Oui, je suis sévère. J’explique.
J’ai pas fait d’école de journalisme, mais on m’a toujours dit un truc : “une source, c’est pas une info”. Autrement dit : hors de la communication officielle, il faut au moins deux sources concordantes, qui ne se copient pas l’une l’autre de préférence (AFP, AP et Reuters, par exemple, il y a des cas où ça compte comme une seule source…), pour pouvoir déduire quelque chose.
Donc, si tu as un chef produit qui te laisse entendre que la prochaine fois que tu le verras, tu seras très content d’être venu, et que PhotoRumors annonce un nouvel appareil semi-pro qui déchire pour le lendemain de ce rendez-vous, tu peux te dire que ça commence à ressembler à une info. Mais si tu as Canon Inde qui balance un teaser et que tes autres canaux ne semblent pas même frémir, tu peux partir du principe que c’est juste un truc local sans intérêt.
Que les sites de rumeurs reprennent ce genre de teasing et tirent des plans sur la comète, c’est normal : c’est leur boulot. Certains donnent des notes à leurs rumeurs ou brouillent les pistes en reprenant également les annonces officielles mais, fondamentalement, leur taf, c’est de dégoter des informations non-officielles, non-validées, mais qui peuvent donner une idée de ce qui arrive avant que ça soit confirmé. Les constructeurs ont également appris à les utiliser en lâchant quelques fuites très bien organisées pour faire parler d’eux et augmenter la durée de présence de leurs produits dans le “bruit” ambiant, mais c’est un autre débat.
Là où ça devient inquiétant, c’est quand des sites réputés sérieux se mettent à faire la même chose. Cette fois-ci, ce fut le cas du premier d’entre eux : DPreview.
Dans son article, DPreview indique que “ ‘préparez votre appareil’ suggère que le nouveau produit pourrait être un objectif, plutôt que le 7D Mk II que beaucoup d’entre vous (tout comme nous) espériez sans doute voir”. Prudence, direz-vous ? Non. Fonçage droit dans le chiffon rouge, plutôt. Relisez la phrase : DPreview a annoncé un nouveau produit. En précisant ne pas savoir lequel, certes, mais pas une seconde l’article ne met en doute l’idée que le teaser pré-annonce un produit pour la Photokina.
Pourquoi un médium réputé a‑t-il repris ce teaser ? Je ne suis pas dans leur tête, mais vue l’évolution de la ligne éditoriale du magazine depuis un an ou deux — des news de plus en plus courtes, de plus en plus nombreuses, de moins en moins fouillées —, je pense qu’il y a une course à l’audience derrière. L’objectif : remplir le flux RSS pour montrer sa réactivité et traiter rapidement de nombreux sujets. L’obsession : ne pas prendre le risque de laisser passer un truc qui sera important dans les recherches Google des semaines à venir.
Le problème ? Je l’ai déjà dit : un journaliste, aujourd’hui, n’est pas là pour apporter une information à son lecteur. Celui-ci est déjà submergé d’informations jusqu’à la nausée. Au contraire, le boulot du journaliste est de filtrer, d’améliorer le rapport signal/bruit en quelque sorte : prendre les quelques informations importantes noyées dans la masse, les mettre en valeur, les contextualiser et leur donner du sens.
Certes, ça prend du temps. Ça bouffe une énergie folle, et c’est extrêmement frustrant quand, plus ou moins régulièrement, on vient de passer deux heures à creuser un sujet pour s’apercevoir au bout du compte que l’information que l’on avait crue digne d’intérêt était en fait vide de sens.
Mais à chaque fois qu’un journaliste publie une brève sans creuser, sans chercher à recouper des sources, sans fouiller son sujet, il augmente le bruit ambiant et rend l’actualité encore plus difficile à comprendre. C’est exactement le contraire de ce qu’il doit faire, et qu’un médium sérieux comme DPreview se laisse aller à cela est un symbole d’à quel point la presse est malade.
Les marques ont appris à s’en servir. Oui, parce que ne pensez pas une seconde que Canon Inde soit désolé d’avoir provoqué ces remous.
Quand vous êtes à six semaines du plus gros salon matos photo mondial et que vous êtes un constructeur d’appareil photo, vous le savez. Il n’y a pas chez Canon, Nikon, Ricoh ou Leica un type qui ne se dise pas tous les matins : “la Kina arrive”.
Dans le cas de Canon, c’est particulier : la marque a lancé un appareil semi-pro, l’EOS 7D, il y a cinq ans. On n’avait pas vu une telle durée de vie depuis l’époque argentique — d’ailleurs, bien que les pros soient réputés très conservateurs, l’EOS-1D a vécu deux générations dans le même laps de temps. Cela fait trois ans qu’à chaque fois qu’un responsable de Canon éternue, tout le monde lui demande si ça annonce le remplaçant du 7D. Idem pour le EF 100–400 mm, qui est l’un des objectifs les plus anciens encore au catalogue d’une grande marque (mais pas le plus ancien, comme j’ai pu l’entendre ici ou là : Ricoh-Pentax a aussi quelques cailloux antédiluviens), qui va fêter ses seize ans et qui n’a pas réellement d’équivalent sur le marché.
Canon ne peut pas, à l’heure actuelle, lancer un teaser sans savoir que tout le monde pensera immédiatement à cela. Je n’irai pas jusqu’à dire que la marque a lancé volontairement un rideau de fumée en espérant que la presse se jette dessus, juste pour faire le buzz ; mais l’idée a forcément traversé l’esprit de quelqu’un, sous la forme “Canon Rumors va adorer”. Je ne pense sincèrement pas qu’ils aient imaginé prendre un poisson de l’importance de DPreview : quand on pêche la truite, on ne s’attend pas à choper un espadon. Mais le message est passé : sans doute, la prochaine fois qu’un constructeur voudra faire parler de lui, se souviendra-t-il qu’il est possible d’enfumer jusqu’aux médias de référence…
“La Kina arrive” + “tiens, on a un concours à lancer” = “on va la jouer en deux temps, ça fera causer pendant quelques jours”. C’est un classique de la com’, rien de nouveau là-dedans.
Mais quand le phénomène marche jusque dans la presse institutionnelle, c’est non seulement plus inhabituel, mais surtout beaucoup plus inquiétant. Si nous voulons mériter le titre de journaliste, nous devons plus que jamais nous demander si une info est importante et si elle est valide, et ignorer résolument celles qui ne remplissent pas ces critères. Sinon, nous devenons de simples relais de communication participant au bruit de fond, qui est déjà bien trop fort.