Débris d’information

Alors voi­là : on a trou­vé un fla­pe­ron de Boeing 777 à côté d’une petite île de l’o­céan indien. Et du coup, toute la presse en parle, en essayant d’ex­pli­quer ce qu’est un fla­pe­ron (mot pas très cou­rant dans les conver­sa­tions mon­daines), et en se deman­dant si c’est un débris de 9M-MRO, un Boeing 777 dis­pa­ru alors qu’il assu­rait le vol 370 de Malay­sian Airlines.

Et ça me fatigue d’en­tendre des conne­ries, donc voi­là, je blogue.

 

Pre­mier point : c’est quoi un flaperon ?

Beau­coup de mes cama­rades ont dit que c’é­tait “un bout d’aile”, “qui sta­bi­lise l’a­vion”, “qui sert au décol­lage et à l’at­ter­ris­sage” et autres approxi­ma­tions. Ça m’a vrai­ment aga­cé, vu que l’ex­pli­ca­tion n’a rien de com­pli­qué : un fla­pe­ron, c’est un élé­ment qui joue à la fois le rôle de “flap” (volet en fran­çais), c’est-à-dire qu’il est bra­qué à basse vitesse pour aug­men­ter la por­tance, et d’ai­le­ron, c’est-à-dire qu’il com­mande l’a­vion en rou­lis (ça peut être pour le sta­bi­li­ser dans les tur­bu­lences, comme dans la vidéo ci-des­sous, mais aus­si pour le faire tourner).

Sur le 777, les fla­pe­rons sont situés au milieu de la ligne de volets ; si j’ai bien sui­vi, ils servent de volets à basse vitesse (le contrôle en rou­lis est alors assu­ré par les aile­rons nor­maux, en bout d’aile) et d’ai­le­rons à haute vitesse (le bras de levier des aile­rons pour­rait sou­mettre l’aile à des efforts inutiles). C’est pas une logique nou­velle : le 707 avait déjà des aile­rons basse vitesse en bout d’aile et des aile­rons haute vitesse plus près de l’emplanture.

Men­tion spé­ciale aux soi-disant jour­na­listes qui ont dit que ça éli­mi­nait la piste d’un avion léger. La taille de la pièce l’é­li­mine en effet, mais il y a bien des avions légers qui ont des fla­pe­rons, notam­ment des modèles qui n’ont pas de volets et qui braquent les deux sur­faces vers le bas à basse vitesse (dans ce cas, les fla­pe­rons agissent simul­ta­né­ment comme aile­rons et comme volets) : c’est le cas du Cri-Cri par exemple.

Deuxième point : est-ce qu’on est sûr que c’est un 777 ?

Réponse : oui. De nom­breux confrères se sont deman­dé si c’é­tait pas un Air­bus dis­pa­ru dans le même sec­teur il y a quelques années. S’ils avaient un peu sui­vi, ils sau­raient qu’on a retrou­vé une réfé­rence sur la pièce, et des méca­nos aéro­nau­tiques se sont occu­pés de véri­fier dans le manuel d’en­tre­tien du 777 à quoi cor­res­pon­dait cette réfé­rence chez Boeing. Et ben figu­rez-vous que c’est bien un fla­pe­ron, qui en plus a les dimen­sions, la forme et les fixa­tions de celui qu’on a trou­vé. Il pour­rait y avoir un doute si cette pièce était uti­li­sée sur plu­sieurs modèles (le pre­mier concur­rent du 777, l’Air­bus A330, a la même aile que l’A340, par exemple ; chez Boeing, il y a aus­si pas mal de pièces com­munes entre les 757 et 767). Mais le 777 a été conçu à part et son aile lui est réser­vée. Cette pièce vient d’un 777, point.

Troi­sième point : est-ce 9M-MRO ?

On ne peut pas pro­mettre que oui, mais c’est extrê­me­ment pro­bable. D’a­bord, une chose est cer­taine : ça ne vient pas d’un autre 777 acci­den­té. Le 777 a fait une très belle car­rière avec très peu d’ac­ci­dents : deux atter­ris­sages ratés dont un seul a fait des morts (seule­ment trois, et encore faut-il comp­ter une bles­sée qui a été écra­sée par un camion de pom­piers…), et une des­truc­tion en vol (9M-MRD, abat­tu par un mis­sile au des­sus de l’U­kraine). À part 9M-MRO, tous les 777 qui ont sur­vo­lé l’o­céan indien se sont posés peu ou prou indemnes.

L’un d’eux aurait-il pu perdre un fla­pe­ron et arri­ver entier ? Tech­ni­que­ment, ça n’est sans doute pas une pièce cri­tique : tel que l’a­vion est conçu, perdre un fla­pe­ron devrait per­mettre de pour­suivre le vol. En revanche, c’est pas une dis­pa­ri­tion qui va pas­ser inaper­çue : dès son atter­ris­sage, l’ap­pa­reil va être immo­bi­li­sé le temps que la pièce soit rem­pla­cée. Donc, si c’é­tait arri­vé, on le sau­rait sans doute déjà.

Reste l’hy­po­thèse d’une pièce per­due en tran­sit, par exemple un conte­neur tom­bé d’un car­go. Boeing et les com­pa­gnies aériennes s’en seraient ren­du compte, mais c’est pas for­cé­ment le genre d’in­ci­dent qui est soi­gneu­se­ment réper­to­rié ; néan­moins, je pense qu’en 24 h, quel­qu’un qui aurait per­du un fla­pe­ron de 777 aurait déjà dit “ah tiens, c’est peut-être à moi, ça”. En prime, le spé­cia­liste des coquillages inter­ro­gé par France 2 (mer­ci pour cet exemple de bonne ques­tion, au pas­sage) estime que ceux qui sont accro­chés au fla­pe­ron auraient “quelques mois, peut-être un an, un an et demi” : si la pièce vient d’ailleurs, elle aurait donc été per­due en même temps ou peu après la dis­pa­ri­tion de 9M-MRO, ce qui serait une sacrée coïncidence.

Donc, à ce stade, on peut mettre une main à cou­per qu’on a bien enfin retrou­vé un mor­ceau de cet avion pré­cis : le risque de se plan­ter est infinitésimal.

Du coup, je trouve très sur­pre­nant que toute la presse répète en boucle qu’on ne peut être sûr de rien, qu’il ne faut pas aller trop vite en besogne et qu’il faut bien éli­mi­ner toutes les autres pistes. D’au­tant plus sur­pre­nant qu’elle n’a pas hési­té à par­ler d’a­gres­sion reli­gieuse pour une rixe entre ado­les­centes ou à annon­cer qu’une poli­cière avait été écar­tée sur demande du roi saou­dien, deux cas où le doute était infi­ni­ment plus éle­vé et com­man­dait une bien plus grande prudence.

Ma conclu­sion, c’est que la presse moderne est très inquiète à l’i­dée de se plan­ter sur l’o­ri­gine d’un bout d’a­lu­mi­nium (ou de car­bone, je sais pas) qui ne change pour l’ins­tant rien à ce qu’on ne sait pas sur une dis­pa­ri­tion d’a­vion qui reste tou­jours aus­si mys­té­rieuse. En revanche, elle flippe beau­coup moins de se plan­ter sur une ques­tion de socié­té en bros­sant les xéno­phobes dans le sens du poil.

Et fran­che­ment, entre nous, je trouve ça affligeant.

Ah oui, je vous avais pas pré­ve­nus : c’é­tait un billet sur la presse, pas sur l’aviation. 😉