Jet privé
|Depuis hier, on voit fleurir çà et là cette information : l’État français louerait un jet privé de la compagnie Twin Jet pour déplacer des migrants d’un centre à un autre.
Bon, là, déjà, j’ai une chose à dire, claire et nette : Twin Jet n’a aucun jet dans sa flotte. Et pour cause, celle-ci est monotype, ses dix avions étant tous, sans exception, des Beechcraft 1900D. Celui-ci est le plus gros de la grande famille des biturbopropulseurs Beech, lancée en 1964 avec le très élégant Beech 90 King Air de 8 places. Le 1900, qui ne fait pas partie des King Air mais en dérive étroitement, est déjà beaucoup trop long, et le 1900D est dans mon top 10 des machins les plus hideux qui volent vraiment. Mais, comme tous les King Air, 99 et 1900, c’est un avion à hélices, pas un jet.
Tous mes cons frères qui ont parlé de “jet privé” pour cet avion à hélices sont donc disqualifiés d’entrée : ils n’ont pas fait une vérification de base élémentaire, soit le B‑A BA du journalisme. Ce qui veut dire, malheureusement, qu’il ne reste aucun article raisonnablement documenté sur le sujet.
Le deuxième point, c’est que quoiqu’on pense du principe, déplacer des gens en avion affrété spécialement n’a rien de nouveau. En fait, ça arrange pas mal de monde : pour eux, c’est plutôt plus confortable que le bus ou le train ; pour les flics qui les accompagnent, ça évite d’être mélangé à une foule (dont on sait qu’elle est d’humeur très variable : selon l’actualité, les mêmes flics accompagnant les mêmes migrants pourraient être applaudis ou lynchés) ; et pour l’État, ça permet de faire ça discrètement.
Du coup, ça fait des lustres que l’État utilise des avions pour déplacer des migrants d’un centre à l’autre. Si vous avez un peu de mémoire (ce dont, manifestement, mes confrères qui ont traité le sujet sont plutôt dépourvus), vous vous souvenez que lors de l’achat des deux Bombardier Q400 de la Sécurité civile, il y a dix ans, le ministre de l’intérieur (un certain Nicolas Sarkozy) se félicitait du choix de cet appareil qui, hors de la saison feux, pourrait servir à d’autre tâches du ministère de l’intérieur… comme l’expulsion de personnes en situation irrégulière.
Pourquoi, cette fois, recourir à un prestataire privé dans le cas qui nous occupe ? C’est simple : un Q400, ça coûte une fortune à faire voler. C’est un avion de ligne qui, en haute densité, peut accueillir jusqu’à 78 passagers. Les services de l’État ont quelques avions plus petits (Beechcraft 200 notamment), mais de temps en temps, il est plus pratique de louer un charter, comme n’importe quel client.
Ce qui nous amène au troisième point : le prix. Le contrat avec Twin Jet représenterait, nous dit-on, 1,5 M€ par an, auxquels s’ajouteraient 23 000 € par jour d’utilisation. Ce point mérite d’être décomposé.
D’une, Gilles Platret, maire LR de Chalon-sur-Saône, dit dans une vidéo publiée par 20 minutes que le coût atteint 23 000 € par voyageur. Cela signifierait que l’appareil ne ferait qu’un trajet par jour, avec un seul voyageur par trajet. Je pense que la vérité est un peu moins spectaculaire : d’abord, on nous dit en même temps que l’appareil transporte cinq migrants par trajet, plus deux policiers par migrant (soit un total de 15 voyageurs) ; ensuite, un Beech 1900D a une vitesse de croisière de 280 nœuds, soit environ 500 km/h, ce qui lui permet de faire Calais — Biarritz (on parle d’Hendaye dans la presse, mais il n’y a pas d’aérodrome à Hendaye) en moins de deux heures. Comme il est difficile d’imaginer un transfert plus long, je serais très étonné qu’il ne fasse pas au moins deux trajets par jour. Le coût est donc plus proche de 700 € par voyageur, ce qui est certes élevé quand EasyJet vend des Paris-Biarritz à 100 €, mais n’est pas si choquant pour un vol spécial dont le trajet est choisi par le client dans un avion de 19 places.
De deux, un Beech 1900D coûterait dans les 7,5 M$ d’après une recherche rapide (ne prenez pas ça pour argent comptant). Mais le coût de possession d’un avion ne se limite pas à l’achat et au carburant : il y a la maintenance, un poste très, très loin d’être négligeable. Je prends l’exemple que j’ai sous la main : le coût de maintenance des Beech 200 de la Sécurité civile dépasse les 2000 € par heure de vol. Certes, un 1900D privé vole plus souvent et peut être soumis à des conditions de vol moins délicates, ce qui réduit nettement son coût de maintenance ; mais d’un autre côté, le 1900D est plus puissant, plus lourd et sans doute plus cher sur tous les postes de dépense. Or, si l’État paie le kérosène pour les vols de Twin Jet, la maintenance reste la responsabilité de l’opérateur et est donc comprise dans le 1,5 M€ annuel. Combien de temps faudrait-il pour amortir l’achat d’un avion avec cette utilisation ? Le calcul est très compliqué (on n’est pas obligé de l’acheter neuf, ça dépend du nombre d’heures de vol qu’on lui fera faire, des itinéraires qu’on lui fera emprunter, d’où sera réalisée la maintenance, de la dépréciation de la cellule au fil du temps, etc…), mais je ne doute pas que quelqu’un l’a fait au ministère de l’Intérieur et je ne serais pas étonné que la réponse soit au delà d’une dizaine d’années.
De trois, à ma connaissance, seule Europe 1 a signalé ce point pourtant essentiel : ce million et demi d’euros couvre la mise à disposition de l’appareil en général, pas seulement sa mise à disposition pour les vols de transfert de migrants. Or, il est également utilisé pour d’autres tâches du ministère : transport d’enquêteurs, surveillance aérienne, etc. On ignore totalement la ventilation tarifaire de ses différentes missions mais, même s’il n’y avait pas de transferts, il faudrait encore louer un avion pour ses autres activités. Cela coûterait peut-être moins cher, mais cela ne ferait pas économiser 100 % de la somme avancée.
Ce qui est proprement hallucinant, en fin de compte, c’est que cette location soulève brusquement un tollé parce que quelqu’un a parlé de “jet privé”, avec la connotation luxueuse que cela suppose, pour une opération qui n’a rien de nouveau, qui est peut-être plus économique que de déplacer un avion d’État comme le Q400 (qui réalise ce type de missions dans l’indifférence générale depuis une décennie), et qui est sans doute plus économique que d’acheter un appareil dédié à cette tâche spécifique.
Et pendant ce temps, personne ne se pose la vraie question : quelle légitimité avons-nous, nous qui sommes quasiment tous descendants d’immigrés si l’on remonte ne serait-ce qu’une demi-douzaine de générations, nous qui jouissons d’une réelle liberté de mouvement et d’installation un peu partout sur la planète, quelle légitimité avons-nous donc à nous déclarer seuls décideurs de qui a le droit d’entrer dans ce territoire, de s’y installer et d’y travailler ? Au delà même du cas des réfugiés, si nous trouvons naturel de pouvoir passer un an en Australie ou d’obtenir un visa de résidence longue durée au Canada avec un peu de paperasse et une bonne lettre de motivation, pourquoi ne trouvons-nous pas naturel qu’un Congolais ou un Cambodgien souhaite s’installer en France ?