Peut mieux faire

Pro­fi­tant de la publi­ca­tion d’une étude annuelle sur les com­pé­tences lin­guis­tiques inter­na­tio­nales, Metro­news nous pro­pose un article au titre évo­ca­teur : “Pour­quoi les Fran­çais sont-ils si nuls en anglais ?”.

En cause : sur soixante-dix natio­na­li­tés dif­fé­rentes, les Fran­çais se clas­se­raient seule­ment trente-sep­tièmes lors­qu’il s’a­git de com­pé­tences anglo­phones. Rien d’é­ton­nant : le niveau d’an­glais et, plus géné­ra­le­ment, de langues des Fran­çais fait mar­rer l’en­semble de la pla­nète — dans mon envi­ron­ne­ment pro­fes­sion­nel, où par­ler anglais est une occu­pa­tion qua­si­ment quo­ti­dienne, seuls les Japo­nais arrivent à pro­vo­quer une hila­ri­té comparable.

L’ar­ticle pré­tend répondre à la ques­tion en lis­tant les cli­chés habi­tuels : freins intel­lec­tuels, dou­blage qua­si-sys­té­ma­tique des films et séries étran­gers, manque de temps de pra­tique dans l’éducation.

C’est con, parce que c’est se conten­ter d’en­fon­cer des portes ouvertes, quand il y a bien d’autres choses à dire.

En fait, c’est une réflexion que je nour­ris depuis assez long­temps, et je pro­fite de l’oc­ca­sion pour la mettre à l’é­preuve du ter­rain. Elle est la sui­vante : le fran­çais ne faci­lite pas, pour le Fran­çais, l’ap­pren­tis­sage d’autres langues.

J’ai fait un peu de langues étran­gères dans ma vie. De l’an­glais du col­lège à la fac, de l’i­ta­lien jus­qu’au bac, un peu d’es­pa­gnol au milieu, du japo­nais à la fac, un peu d’al­le­mand sur le ter­rain. Je regarde presque tou­jours films et séries en ver­sion ori­gi­nale, y com­pris pour des langues que je ne parle abso­lu­ment pas, parce que ça attise tou­jours ma curio­si­té de savoir com­ment elles sont foutues.

Dans toutes ces langues, le fran­çais a deux traits spé­ci­fiques que je n’ai pas retrou­vés ailleurs.

Le pre­mier : le fran­çais n’a pas d’in­to­na­tion. Ou, plus exac­te­ment, celle-ci ne sépare pas les sens des mots et n’in­ter­vient qu’au niveau des phrases. D’une région à l’autre, l’ac­cent tonique et la quan­ti­té des voyelles varient, sans que cela dénote une dif­fé­rence séman­tique : par exemple, “je parle fran­çais” sera pro­non­cé avec un “e” extrê­me­ment amuï et un accent tonique unique sur le “ais” par un Pari­sien [ʒəpaʁlfʁɑ̃ˈse], avec un “e” sonore et des accents toniques sur le “a” et le “an” par un Pro­ven­çal [ʒəˈpaʁləˈfʁɑ̃se], et tous les fran­co­phones com­pren­dront tout cela sans difficulté.

Ain­si, non seule­ment le fran­çais ne dis­tingue pas les mots selon leur accen­tua­tion, mais les dif­fé­rents accents incitent les cer­veaux des locu­teurs à oublier les dif­fé­rences. Ça n’est pas une figure de style : le cer­veau oublie réel­le­ment les dif­fé­rences sonores sans impor­tance pour se concen­trer sur celles qui signi­fient quelque chose. En fran­çais, la tona­li­té ne joue pas sur le sens ; elle est donc tout sim­ple­ment igno­rée par bien des oreilles.

Et ça, ça pose for­cé­ment un pro­blème quand vous devez apprendre des langues étran­gères. Parce que pour un Ita­lien par exemple, “papa” ([ˈpa­pa] avec l’ac­cent tonique sur la pre­mière syl­labe) et “papà” ([paˈ­pa] avec l’ac­cent tonique sur la seconde) sont des mots bien dif­fé­rents, le pre­mier dési­gnant le chef de l’É­glise et le second le chef de famille. Le même pro­blème com­plique l’ap­pren­tis­sage de l’an­glais, dans lequel l’ac­cent tonique est peu signi­fi­ca­tif (les Amé­ri­cains l’ont d’ailleurs lar­ge­ment effa­cé) mais où la quan­ti­té reste impor­tante : dis­tin­guer “live” de “leave” exige d’en­tendre la lon­gueur du [i].

Le deuxième point : le fran­çais dis­tingue une foule de voyelles, mais pas de diph­tongues et fina­le­ment rela­ti­ve­ment peu de consonnes. Les diph­tongues sont, comme la tona­li­té, relé­guées à l’ac­cent : par exemple, pour décrire un sol hiver­nal, un Qué­be­cois a ten­dance à dire [aɛ̯ʒ] quand un Fran­çais dit [ɛ̯ʒ] — “naèj” au lieu de “nèj”. (Je signale en pas­sant qu’il y a débat sur la per­sis­tance des diph­tongues dans cer­tains mots, je vous laisse fouiller si ça vous inté­resse mais dans tous les cas le phé­no­mène serait marginal.)

Nous fai­sons donc plein de dif­fé­rences qui rendent le fran­çais dif­fi­cile à apprendre pour un étran­ger (l’op­po­si­tion “u” [y] / “ou” [u] par exemple : j’ai eu une prof de japo­nais qui enten­dait exac­te­ment le même son dans “fût” et dans “fou”, et une autre qui l’en­ten­dait comme des accents, “le ‘ou’ de Hok­kaidō” et “le ‘ou’ de Ōsa­ka”) et, sur­tout, d’é­normes approxi­ma­tions qui nous empêchent d’ap­prendre les autres langues.

Un exemple simple : l’es­pa­gnol dis­tingue clai­re­ment quatre sons j /x/, r /r/, rr /rː/ et l /l/. Le fran­çais n’en connaît qu’un, géné­ra­le­ment noté /r/ dans les dic­tion­naires, pou­vant être réa­li­sé [ʁ] (stan­dard), [x] (“jota”), [r] (rou­lé), [ʀ] (gras­seyé) ou autres selon les régions et les locu­teurs. Le même phé­no­mène neu­ro­lo­gique qu’a­vec les tons fait que les Fran­çais ont sou­vent beau­coup de mal à dis­tin­guer “pero” et “per­ro” ou, par­fois, “pero” et “pelo” (c’é­tait mon cas).

En anglais, l’obs­tacle majeur et très célèbre est le “th”, pro­non­cé [ð] ou [θ] — notons que ces din­gos d’Is­lan­dais conti­nuent à dis­tin­guer ces deux sons et à les écrire dif­fé­rem­ment, ð et þ res­pec­ti­ve­ment. Beau­coup de Fran­çais les rem­placent géné­reu­se­ment par des [z] et des [s], sans même entendre la dif­fé­rence. Celle-ci est pour­tant signi­fi­ca­tive : en dis­cu­tant avec une Anglaise il y a quelques années, j’ai com­mis cette erreur sur un mot (j’ai oublié lequel) et elle n’a abso­lu­ment pas com­pris, bien que vivant en France et habi­tuée à ce genre d’ap­proxi­ma­tion chez mes compatriotes.

Je le disais plus haut : les Japo­nais sont par­mi les rares capables de concur­ren­cer les Fran­çais lors­qu’il s’a­git de mas­sa­crer les langues étran­gères. Ce n’est sans doute pas un hasard si le japo­nais a lui aus­si quelques traits spé­ci­fiques plu­tôt rares dans les autres langues ; en par­ti­cu­lier, il n’a que cinq voyelles — pas de diph­tongues, pas d’op­po­si­tion entre voyelle ouverte et voyelle fer­mée, et les nasales sont sim­ple­ment des variantes uti­li­sées devant [n] des voyelles nor­males.

Ce que je veux dire, c’est qu’au-delà des ques­tions comme la qua­li­té de l’en­sei­gne­ment, du sno­bisme fran­çais et du dou­blage, le fran­çais lui-même est une langue un peu spé­ciale qui n’aide pas les Fran­çais à pro­non­cer cor­rec­te­ment les langues étran­gères. Bien enten­du, le phé­no­mène s’at­té­nue­rait si les Fran­çais avaient plus sou­vent l’oc­ca­sion d’en­tendre par­ler étran­ger : j’ai récem­ment décou­vert que je dis­tin­guais le [æ] de “cat” du [a] de “car” (iden­tique au “a” anté­rieur en fran­çais), chose dont j’é­tais inca­pable il y a quelques années (je me sou­viens avoir cher­ché à com­prendre ce que mes profs vou­laient dire lors­qu’ils par­laient de ce “a tirant sur le è”) et dont je ne peux attri­buer l’ap­pa­ri­tion qu’à l’a­bus de séries et de films anglophones.

Mais réduire les pro­blèmes de langues étran­gères des Fran­çais à des fac­teurs non-lin­guis­tiques, c’est à mon avis une gros­sière erreur, et j’au­rais aimé que mon confrère ne la com­mette pas.