AZERTY adapté
|Si vous êtes passé sur Internet depuis deux jours, vous avez sans doute entendu parler de cette actualité : la délégation générale à la langue française (un service du ministère de la Culture) a publié en fin de semaine dernière un document sur la difficulté à écrire correctement le français avec un clavier d’ordinateur, relayant le travail en cours de l’Association française de normalisation sur un clavier permettant de répondre aux problèmes de saisie constatés. Une phrase de ce document a particulièrement attiré l’attention :
Saviez-vous […] qu’il est […] presque impossible d’écrire en français correctement avec un clavier commercialisé en France ?
Vous connaissez la presse : ceci est très rapidement devenu “avec le clavier Azerty”, même si jamais le document cité n’attaque la disposition Azerty, et “le ministère”, bien qu’il s’agisse d’un travail d’une commission étudiant la question avec une association extérieure.
Vous connaissez les réseaux sociaux : c’est vite devenu “le gouvernement veut tuer le clavier Azerty, avec tout le mal qu’on a eu à apprendre à taper, ils se rendent pas compte, ils ont vraiment rien de mieux à foutre, ils feraient mieux de s’occuper du chômage et de la sécurité ma brave dame”. (J’exagère, mais à peine. Je suis sûr que si j’avais d’autres amis Facebook j’aurais même pas besoin d’exagérer.)
Premier point : à aucun moment il n’est question de renoncer à l’Azerty. Non seulement ça, mais il est explicitement dit qu’on pense conserver cette disposition. C’est noir sur blanc dans le document de l’Afnor :
“Ce projet peut être mené à bien sans bouleverser la disposition AZERTY à laquelle la plupart des usagers sont habitués” assure Philippe Magnabosco, chef de projet AFNOR.
Si le clavier Bépo est cité dans le document de la commission, c’est uniquement comme “exemple de disposition alternative”, un lien parmi une foule d’autres.
Deuxième point : j’ai vu beaucoup de gens railler le ministère pour la question des majuscules accentuées, genre “ouah les nuls ils savent même pas que sur un clavier Mac il suffit de mettre en verrouillage majuscules”.
Je ne vais pas y aller par quatre chemins : ces gens ne ridiculisent qu’eux-mêmes. Le ministère est au courant, comme en témoigne cette phrase issue de son document :
Sur un ordinateur équipé de système Mac, les utilisateurs chevronnés sauront qu’en verrouillant au préalable le clavier en majuscules […] on obtient […] un [À] et un [É], mais cette fonctionnalité qui n’est inscrite nulle part sur le clavier est inconnue de la majorité des utilisateurs.
Ah oui, avant de se moquer, on peut prendre un quart de seconde et vérifier le document dont on se moque. Mais ça demande un bout de cerveau, une denrée qui devient rare chez certains commentateurs.
Troisième point : un clavier Azerty permettant de saisir correctement tous les caractères utilisés en français, dans les autres langues du pays (l’occitan et le breton sont cités), et dans l’immense majorité des langues écrites avec l’alphabet latin, ça existe. Inutile donc de réunir une administration pour en définir un nouveau. Plutôt que d’illustrer son propos avec un clavier Bépo totalement hors-sujet, la délégation aurait pu utiliser cette image-ci :
Ceci est une capture de l’afficheur de dispositions de clavier de mon système d’exploitation (Mint Cinnamon). Pour chaque touche, les caractères du haut sont obtenus avec une touche Majuscule enfoncée, les caractères de droite avec la touche AltGr enfoncée — vous aurez logiquement compris que vous obtiendrez ceux en haut à droite en appuyant simultanément sur AltGr et Maj.
Vous noterez que cette disposition, développée par Nicolas Mailhot sur la base de travaux précédents, respecte presque intégralement les indications gravées sur les claviers PC 105 touches actuellement sur le marché, et donc la disposition à laquelle les utilisateurs de Windows sont habitués. Il n’y a en fait qu’une seule et unique exception : la combinaison AltGr+$, qui donne sous Windows le symbole générique unité monétaire ‘¤’, donne ici le o barré ‘ø’, bien plus souvent utilisé (au moins par ceux qui vont faire du tourisme à Tromsø).
Vous noterez également que non seulement tous les caractères français sont présents avec des solutions faciles à retenir (AltGr+O pour œ par exemple, comme du reste le Alt+O sous OS X), mais également quelques caractères absents du français et utilisés dans d’autres langues comme l’eszett ‘ß’, l’eth et le thorn ‘ð’ et ‘þ’, les ponctuations inversées ‘¿’ et ‘¡’, le point central ‘⋅’ et les diacritiques utilisés avec l’alphabet latin (macron, ogonek, háček, etc.).
Bref, elle répond presque parfaitement aux desiderata de la délégation (je note la question des doubles accents aigus du hongrois, au cas où un ancien président voudrait écrire à la famille pour Noe̋l). Plutôt que de créer une nouvelle disposition, pourquoi ne pas normaliser celle-ci ?
Au passage, non seulement cette variante ne nécessite aucune modification matérielle (il suffirait donc que Microsoft mette à jour son pilote de clavier par défaut pour la généraliser de manière totalement transparente sans même le dire aux utilisateurs), mais créer un pilote la reprenant ne pose aucun problème : la disposition est open source et des logiciels permettant de créer ou modifier des dispositions de clavier ne manquent pas (ni sous Windows ni sous OS X d’ailleurs). Il y a quelques années, j’avais moi-même pris deux heures pour faire un clavier conforme à celui-ci avec les caractères que j’utilisais (il doit donc lui manquer quelques détails par rapport au “français (variante)” d’origine). C’était pour Windows XP, mais je viens de vérifier : ça marche toujours si on l’installe sous Windows 10.
Ne me remerciez pas : installez-le et faites attention à vos o‑e entrelacés, ça me touchera beaucoup plus.