Répétition vs expertise
|On a coutume de dire que pour devenir expert de quelque chose, il faut l’avoir beaucoup étudié, l’avoir beaucoup expliqué, et l’avoir répété sur tous les tons à à tous les temps. Il y a sans doute une grande part de vérité là-dedans — expliquer quelque chose permet de vérifier si sa propre connaissance est claire et précise, donnant au passage l’occasion de creuser les éléments où l’on n’est pas tout à fait sûr de son savoir¹. Cependant, il y a au moins un cas où la répétition nuit à l’expertise : c’est quand on répète la même chose trois fois d’affilée, sans avoir le temps de préciser et de valider son expression.
J’y pense à cause de l’intervention, hier soir, de l’historien Pierre Vermeren, qui a sorti une énormité absolue en fin de soirée dans l’émission Des paroles et des actes (à 1:56:50).
[Des prédicateurs] qui ont réussi à convertir un certain nombre de jeunes Rifains, ça c’est le cas de la Belgique. Alors, l’originalité peut-être de la Belgique, c’est que effectivement, la Belgique n’ayant aucune expérience ni aucun passé colonial, aucune connaissance préalable de l’Islam, elle a “laissé faire”, en quelque sorte, elle n’a pas perçu les problèmes qui allaient lui tomber sur la tête.
Pour ceux qui ont entendu l’émission, c’est sans nul doute le scoop de l’année : la Belgique n’a pas de passé colonial. C’est un historien qui le dit.
Cette case n’a donc jamais existé, ou dans une œuvre de science-fiction peut-être.
Plus sérieusement, comment un historien peut-il sortir une énormité pareille ?
L’explication est en fait, à mon sens, assez simple : outre le fait qu’il était tard, Pierre Vermeren avait déjà expliqué plusieurs fois la même chose, sur plusieurs supports différents et dans un laps de temps assez bref. Par exemple, il déclarait la veille dans le Monde :
La Belgique, qui n’a aucun passé colonial arabo-berbère, a accueilli une immigration marocaine en provenance du nord de la France […].
Son propos, en somme et si je l’ai bien compris, est que les autorités françaises connaissaient bien les populations maghrébines, ce qui leur a permis de garder un contact avec les Algériens, Marocains et Tunisiens revenus en métropole à la décolonisation ou immigrés dans les années suivantes. Les autorités belges, manquant de cette connaissance, n’ont pas eu le même contact avec leurs propres immigrés maghrébins, ce qui a laissé la porte plus largement ouverte aux prédicateurs divers.
Le propos est sans doute discutable, je ne suis pas expert. Mais une chose me paraît sûre : c’est dans la précipitation et la répétition que Pierre Vermeren, après avoir répété que la Belgique n’avait pas de passé colonial au Maghreb, a fini par dire que la Belgique n’avait pas de passé colonial.
Quand on reprend plusieurs fois la même explication, le contexte est posé et on ne le précise plus. C’est par exemple le cas d’un prof qui doit répéter sa leçon : la première fois, il précise que “dans ce triangle particulier, il y a un angle à soixante degrés”, mais il ne reprend pas cette précaution oratoire au cours des six démonstrations différentes qu’il va faire dans l’heure qui suit.
Quand on reprend le même argument au fil de plusieurs discussions successives, on réinitialise le fil et on le reprend à son début, avec contextualisation et fondations — ce qui peut d’ailleurs devenir très lassant pour celui qui assiste plusieurs fois à la même démonstration.
Ici, tout se passe comme si Vermeren avait oublié de réinitialiser. Depuis deux jours, il parle du Maghreb et répète qu’il parle du Maghreb, au point que cela lui paraît évident ; mais pour ceux qui écoutent Des paroles et des actes sans avoir lu ses articles ni écouté ses interviews précédents, ça ne l’est pas et cela passe pour une monstruosité historique.
Pression du temps certainement, fatigue sans doute, mais aussi et surtout répétition rapide : plutôt que “la Belgique n’a pas de passé colonial”, cette phrase signifie “j’ai déjà dit ça trois fois aujourd’hui et j’ai besoin de penser à autre chose un moment”.
¹ Par exemple, un jour où j’expliquais pour la énième fois comment était foutu un capteur Cmos BSI, je me suis aperçu que je ne savais pas dire comment il était fabriqué. J’ai alors pris le temps d’étudier plus spécifiquement les procédés de construction ; ce jour-là, ma compréhension des capteurs en général a fait un grand pas.