Clavier français (suite)
|Vous le savez, l’Afnor et la Délégation générale à la langue française réfléchissent depuis quelques mois à un clavier français normalisé. L’idée de base est de faire évoluer le clavier Azerty pour permettre de saisir rapidement et confortablement tous les caractères utiles en français et dans les langues de France. Ces temps-ci, l’Afnor utilise beaucoup Twitter pour recueillir les avis sur la question.
(Au passage, je note que la consultation suggère d’utiliser le mot-croisillon #ClavierFR, alors que ceux qui s’exprimaient sur la question depuis novembre utilisaient #clavierfrançais. J’essaie très fort de ne pas y voir un symbole de la façon dont l’Afnor utilise les travaux préexistants et standards de facto — une tendance encore plus marquée chez la DGLF, qui nous a par exemple commis “bolidage” pour remplacer tout à la fois “tuning”, “préparation” et “personnalisation”. Bref.)
Je l’ai déjà dit, je suis extrêmement satisfait du clavier “français (variante)” disponible sous ma mouture de GNU/Linux, au point de l’avoir adapté pour Windows. Je n’ai pas encore rencontré de mot français qu’il ne permît pas de taper, la disposition est pour l’essentiel facile à retenir et elle est à plus de 99 % conforme au clavier français de Windows. On m’a signalé qu’il manquait l’eszett capitale, que même les Allemands n’utilisent à peu près jamais, mais pour ma part si je peux taper Škoda, Bárðabunga, Tōkyō, Französich Straße, Penmarc’h et ¿donde está la cantina?, j’ai à peu près tout ce qu’il me faut.
Je note cependant que la question de changer de disposition est également évoquée. D’abord, les bépistes sont bien entendu du voyage ; ensuite, on évoque des évolutions ciblées plus discrètes, comme le remplacement de la touche ² par la touche @ — une retouche directement inspirée des claviers Mac.
En effet, Apple utilise sa propre sauce d’Azerty, généralement compatible mais pas tout à fait. Outre le cas de l’arobase, le point d’exclamation et le trait d’union m’ont perturbé quand j’ai dû taper du texte sur un Mac (mais pas autant que les Alt et Cmd).
Les Mac représentent une dizaine de pour cents du marché. Doit-on mettre Apple au pas de force ? La disposition Mac a en fait des avantages (je me fiche un peu de l’arobase et je fais partie des gens qui utilisent énormément la touche ² ¹, mais les tirets et traits d’union réunis, de même que les parenthèses, crochets et accolades, sont des avantages indéniables ; il n’y a que l’eszett sur le B que je trouve d’une connerie innommable).
Surtout, les raccourcis clavier sont beaucoup plus faciles à taper avec une touche située immédiatement à la gauche d’espace qu’avec une touche reléguée à l’extrémité du clavier. J’aimerais beaucoup standardiser cela, même si ça veut dire appeler cette touche “Ctrl” sur un PC et “Cmd” sur un Mac. Certes, ça éjecterait la touche Alt, mais celle-ci sert relativement peu à la plupart des utilisateurs de PC : son principal usage semble être Alt+Tab pour passer d’une fenêtre à l’autre, et celui-ci s’accommode extrêmement bien d’une touche Alt renvoyée dans l’angle gauche.
Ceci dit, si l’objectif est de voir le standard adopté, il faut réduire au maximum la perturbation pour les utilisateurs. Donc, respecter au maximum la disposition PC doit être une priorité absolue, et ça n’est certes pas un hasard si c’est le choix effectué par les linuxiens. On peut éventuellement remplacer la touche ², mais c’est à peu près le maximum : rien que le déplacement des tirets perturberait ceux qui tapent souvent des =, nombreux dans l’administration.
Ou bien, on fait table rase du passé et on normalise un tout nouveau clavier. C’est la piste défendue par les bépistes, qui sont des marginaux parmi les linuxiens, c’est dire s’ils sont nombreux².
Séduit à première vue, je suis aujourd’hui profondément opposé à l’adoption du Bépo. Pourquoi ? Parce que ça partirait du principe que les Français ne tapent que du français. Comme tous les claviers basés sur les idées de Dvorak, le Bépo est optimisé pour une langue spécifique, et inadapté aux autres langues (comprenez-moi bien : il permet tout à fait de saisir d’autres langues, mais il ne fait pas ça spécialement mieux qu’un clavier aléatoire). Adopter le Bépo, c’est ériger en dogme le particularisme régional du français.
Personnellement, je tape en anglais plus ou moins régulièrement. Il m’arrive aussi, beaucoup plus rarement, de taper en italien ou en espagnol. Si, demain, j’écris plus souvent pour un public anglophone, pourquoi vouloir un clavier spécifiquement optimisé pour le français ?
Si l’on doit changer la disposition et oublier l’Azerty, l’objectif ne doit pas être d’obtenir un clavier parfait pour le français, mais utilisable par tous pour toutes les langues. Un bon candidat ? Le clavier international canadien est le choix naturel : il permet de saisir plein de langues et il est largement compatible avec la disposition Qwerty américaine, qui est de loin la plus utilisée de toutes sur la planète.
On pourrait également essayer de créer un clavier Dvorak multilingue, basé sur l’ensemble des langues pour faciliter l’utilisation aux polyglottes. La tâche promet d’être colossale, le résultat reste douteux : l’intérêt des Dvorak pour une langue spécifique manque déjà de preuves, alors pour un modèle multilingue dont le gain pour une langue donnée sera fatalement moins marqué…
Bref, conserver fidèlement la disposition Azerty PC est la solution la plus à même de passer. Sinon, adopter une disposition internationale largement répandue, fatalement un Qwerty étendu, est préférable.
Dans tous les autres cas, quelle qu’elle soit, une norme adoptée rien qu’en France et perturbant les habitudes des utilisateurs restera une norme de plus dans la gigantesque liste de celles qui n’ont jamais été appliquées en dehors du bureau de leur géniteur.
¹ La touche ² me sert à faire des notes de bas de page, comme vous le voyez.
² Rooh, ça va, c’est juste une vanne, je sais qu’il y a des bépistes sous Windows ou OS X !