Dans le doute, abstiens-toi
|On lit souvent que Winston Churchill aurait dit :
Le meilleur argumentaire contre la démocratie, c’est cinq minutes de discussion avec l’électeur moyen.
Cette citation, très populaire et parfois reprise dans des textes très sérieux, est apocryphe ; elle n’en est pas moins intéressante.
Ces derniers temps, la plupart des démocraties ont vu le taux de participation aux élections baisser régulièrement. Elles y ont généralement vu un signal de danger : si le peuple, souverain du pays, cesse de donner son avis, de quelle légitimité ses représentants peuvent-ils se prévaloir à l’heure de lui imposer leurs décisions ? (Oui, cette phrase est bizarre, mais le concept l’est autant : le valet décide à la place du souverain, se contrefout de son avis, puis s’inquiète qu’on puisse douter de son allégeance, c’est d’une logique impressionnante.)
Du coup, les États ont généralement mis en œuvre des moyens pour que les gens votent. Plutôt que de leur donner envie de voter (par exemple en leur donnant l’impression que c’est utile en les écoutant), on joue principalement sur la culpabilité : l’abstention, c’est mal, vos ancêtres sont morts pour que vous ayez le droit de vote. Au passage, les ancêtres sont morts pour qu’on ait le droit de vote, pas pour qu’on ait l’obligation, mais bon.
Et on répète comme un mantra : “ça vous concerne, sinon vous laissez n’importe qui choisir pour vous”.
Ça, déjà, ça mérite une analyse.
Y a‑t-il, dans la vraie vie, des domaines où d’autres choisissent pour moi ? Voyons…
Je n’ai pas choisi mon système de protection santé, il a été établi par les gouvernements qui se sont succédé depuis la Seconde guerre mondiale. “D’où l’intérêt de voter”, direz-vous ; on y reviendra.
Je n’ai pas choisi les horaires de bus : c’est le Syndicat des transports d’Île-de-France qui a décidé pour moi.
Je n’ai pas complètement choisi mon travail : le hasard a fait une bonne partie du boulot en mettant (ou pas) des opportunités à ma portée.
Je n’ai pas choisi la dernière fois où j’ai bu un verre avec des amis : ce sont leurs emplois du temps qu’il l’ont fixée. Et ils n’ont pas choisi leurs emplois du temps, qui dépendaient de leurs employeurs (oui, même à 20 h, pour des gens payés au Smic, c’est le charme de la presse).
Je n’ai pas choisi l’endroit où j’habite : j’ai pris ce que mon salaire de l’époque me permettait de payer et là où les exigences délirantes des agences parisiennes m’ont autorisé à louer.
Je n’ai pas choisi mon dernier jean : une copine qui voulait jouer à me restyler l’a sélectionné pour moi.
Bon, ça, encore, ça va. Mais j’ai pas non plus choisi combien j’ai de congénères (si ça n’avait tenu qu’à moi, on aurait étudié comment transformer du pétrole en capotes bien avant de se demander s’il pouvait servir à faire des meubles), j’ai pas choisi la façon dont les Parisiens conduisent (même si je leur sais gré de tenter aussi activement de résoudre le problème précédent), et j’ai pas choisi la composition de l’air que je respire (liée aux deux points évoqués).
Bref, dans la vie, on choisit extrêmement peu de choses. Dans l’immense majorité des cas, tout est décidé pour nous, et ça nous convient. Pourquoi serait-ce différent pour une élection ?
Et au fond, est-ce une bonne chose que chacun participe au choix ? Prenons le premier exemple, le système de santé, basé en France sur le principe de l’assurance collective par répartition (tout le monde paie en fonction de ses possibilités, tout le monde profite en fonction de ses besoins — en simplifiant beaucoup).
Aurais-je choisi ce système si j’avais été seul décideur ? Peut-être… Peut-être pas.
Je suis d’un naturel prudent, j’ai globalement plutôt de bons gènes (il y a un peu de myopie et d’asthme dans la famille, mais j’y ai échappé), je suis en bonne santé, je n’ai jamais fumé, je fais plus de sport que la moyenne des larves parisiennes, et j’ai longtemps eu des revenus nettement supérieurs à la médiane nationale. Donc, dans ce système, je donne beaucoup et je reçois peu. N’étant pas plus généreux que la moyenne, il est tout à fait imaginable que, si le choix m’avait été donné, j’aurais choisi de cotiser beaucoup moins et d’avoir un système de santé beaucoup moins protecteur, adapté à mon état de santé personnel. C’est tout le problème du nouvel “obamacare”, le socle de protection santé américain, ridiculement faible, d’un prix quasiment négligeable, mais déjà beaucoup trop coûteux au goût des Républicains bien portants qui ont les moyens d’assurer leur propre protection santé et ne voient pas pourquoi ils paieraient un centime pour celle des plus pauvres.
Un système de santé basique et peu coûteux existe lorsque, en démocratie, suffisamment de gens y voient leur intérêt et sont prêts à payer pour cette tranquillité d’esprit. Un système de santé plus coûteux et protecteur n’existe pas par égoïsme : sur un raisonnement individualiste, les pauvres ne le votent pas parce qu’il est coûteux, les riches ne le votent pas parce qu’ils peuvent faire autrement. Il ne peut apparaître que parce que, à un moment donné, des décideurs se disent que c’est l’intérêt collectif et l’imposent quelle que soit la volonté individuelle des électeurs.
Dans Étoiles, garde-à-vous !, le droit de vote est réservé à ceux qui ont fait leur service militaire. Il y a bien entendu une raison historique : dans cet univers, les anciens militaires ont constitué les premières milices civiles de maintien de l’ordre, donnant naissance à l’idée que les vétérans sont les mieux à même de préserver l’intérêt collectif. Mais il y a également une raison psychologique : celui qui choisit de faire son service militaire prend un grand risque personnel (on est en guerre contre les Arachnides). Ceux qui suivent cette voie montrent donc leur capacité à faire passer l’intérêt collectif avant leur intérêt personnel, ce qui justifie de leur confier la tâche de prendre les décisions pour la Nation.
Ça paraît un peu étrange à première vue et, ajouté à une première carrière dans la Marine, ça a valu à Heinlein une étiquette de fasciste militariste qui lui a collé à la peau jusqu’à sa mort — oubliant un peu vite qu’il avait rejoint les socialiste du parti Epic dès 1934 et qu’il a passé sa vie à prôner un contrôle des armes nucléaires.
Mais si on réfléchit bien, c’est peut-être pas si con. Allons, creusez honnêtement, vous ne connaissez personne dont vous vous soyez dit : “putain, égoïste et arriviste comme il est, vaudrait mieux qu’il ne vote pas” ? Parce que moi, j’en connais plusieurs…
(14/03/17 — Précision importante : on m’a signalé que l’enchaînement entre l’exemple du système de santé et Étoiles, garde-à-vous ! pourrait laisser accroire qu’Heinlein aurait soutenu l’Obamacare, fût-il encore vivant de nos jours. Ça n’est évidemment pas le cas : je n’utilise ce cher Robert que pour le système électoral présenté dans son roman. Selon toute probabilité, il aurait plutôt beuglé contre l’Obamacare, qu’il aurait sans doute vu avant tout comme une atteinte aux libertés individuelles.)
Mais il y a une réserve encore plus importante de gens dont le droit de vote me fait peur. Une catégorie très large, composée de plein de sous-ensembles très différents, totalement hétéroclite humainement comme politiquement. Pour simplifier, je vais les appeler “les cons”.
Prenez quelqu’un au hasard dans la rue et demandez-lui s’il est pour ou contre la loi travail, et pourquoi. Quelle que soit la réponse à la première question, il y a une probabilité élevée que les arguments développés dans la suite vous laissent sur le cul, soit parce que totalement débiles (“parce que le Medef dit que c’est bien” ou pire “parce que c’est pas une Arabe qui va faire la loi chez nous”), soit parce que caducs (“à cause du plafonnement des indemnités prud’homales”, maintenant disparu de tous les textes votés par l’Assemblée). Qu’ils montrent que votre interlocuteur est con comme une valise ou qu’ils soulignent son information partielle, orientée et poussiéreuse, ses arguments vous disent que l’intérêt collectif est que cette personne ne vote pas : les enjeux lui passent manifestement loin au dessus de la tête.
Les exemples criants ne manquent pas, ces jours-ci, outre-Manche — ce billet me trottait dans la tête depuis longtemps, mais ce sont les micro-trottoirs et les tweets publiés hier qui m’ont décidé. Oh, bien sûr, ce n’est pas tout le monde ; mais on a trouvé pas mal d’individus qui sortent des trucs du genre :
- je regrette d’avoir voté “exit” parce que Johnson et Farage nous ont menti (auquel j’ai juste envie de répondre “eh, ducon, t’étais où quand tout le monde disait que les 350 millions par semaine étaient un argument foireux ? Tu pouvais pas juste réfléchir trente secondes à la question ?”) ;
- je regrette d’avoir voté “exit” parce que je pensais que le “remain” gagnerait de toute façon et je voulais juste qu’il gagne pas de beaucoup (“bravo crétin, t’as réussi : on peut dire que le remain n’a pas gagné de beaucoup”) ;
- je regrette d’avoir voté “exit” parce que je pensais pas que ma voix compterait autant.
Oui, ce dernier, c’est une traduction directe, y’a vraiment un con qui a dit ça. Un type tellement débile qu’il n’a même pas compris cette base fondamentale de la démocratie : si la majorité vote un truc, ce truc passe.
Tous ces cons sont beaucoup plus dangereux qu’un égoïste intelligent. Un égoïste n’a généralement pas intérêt à foutre en l’air la société, à moins d’être lui-même candidat aux plus hautes fonctions et de suivre l’adage “après moi, le déluge”. En général, il va donc éventuellement voter pour la réduction drastique des protections sociales s’il est bien portant, pour la déréglementation du temps de travail s’il est cadre ou entrepreneur, tout ça, mais il ne va pas favoriser des politiques qui mènent tout droit à la guerre civile — à moins d’être vendeur d’AR-15. Nombre de démocraties ont été fondées sur le principe que l’égoïsme de chacun amènerait à une bonne approximation de l’intérêt collectif et, même si c’est moins noble et moins efficace dans bien des domaines que celles où on prétend réfléchir d’emblée à l’intérêt collectif, ça peut fonctionner pas trop mal au niveau institutionnel.
Le cons posent un problème d’une toute autre échelle. Les cons permettent à un égoïste intelligent de prendre le pouvoir. Lorsqu’un vendeur d’armes dit qu’il faut buter tout le monde pour sauver la société, seuls les cons peuvent le croire. Lorsqu’un démago quelconque qui veut juste toucher 15 000 £ par mois le temps de son mandat dit qu’il faut sortir de l’Union européenne parce que ça coûte 350 M£ par semaine, seuls des débiles profonds ou des gens extrêmement mal informés (ou extrêmement bien désinformés, à ce stade) peuvent ne pas voir que ça va également supprimer toutes les aides au développement, toutes les subventions agricoles, tous les crédits recherche, une bonne part des investissements privés, etc., et que si bénéfice il y a il sera beaucoup, beaucoup plus faible que les simples montants non dépensés.
Le pire salaud n’est rien s’il n’a pas quelques millions de crétins pour le suivre.
À ce stade, je me pose la question : plutôt que de faire culpabiliser les abstentionnistes, de leur dire que c’est un devoir, que sans eux le pays est à la merci des décisions des autres, ne vaudrait-il pas mieux pousser ceux qui votent à se demander si c’est vraiment la meilleure chose à faire, pour eux-mêmes et pour tout le monde ? Et ceux qui disent très honnêtement “c’est compliqué, je comprends pas les implications, je préfère laisser faire les gens qui s’y connaissent”, ne devrait-on pas les célébrer plutôt que de les pointer du doigt ?
On pourrait faire passer des tests cognitifs à l’entrée des bureaux de vote, mais ça paraîtrait injuste. Quant à restreindre le droit de vote à ceux qui ont montré faire passer l’intérêt collectif avant le leur — je serai moins exigeant que Heinlein : dans mon univers, les pompiers auraient le droit de vote, de même que les profs volontaires pour la Seine-Saint-Denis et les médecins qui s’installent dans la Creuse —, nul doute que ça sera qualifié de brutalité ou de dictature. On ne va sans doute pas en arriver là dans un avenir proche.
Mais ça ne coûterait rien d’ajouter sur tous les bulletins de vote une mention du genre “après avoir étudié la question et avoir envisagé sérieusement toutes les conséquences de la politique promue par ce bulletin, j’estime en mon âme et conscience que c’est la meilleure solution pour la collectivité dont je fais partie”. Si ça pousse une seule personne à réfléchir avant de voter, ça ne sera pas du temps perdu.
Ou, pour adapter le message au niveau de compréhension des gens à qui il s’adresse, juste un gros encart noir comme sur les paquets de tabac :