Et si Trump n’était pas élu ?
|Tout le monde l’a dit : Donald Trump a été élu président des États-Unis le 8 novembre dernier. Il a en effet obtenu 306 grands électeurs, l’élection étant acquise à 270, voilà, c’est plié. Il y a bien eu des voix dénonçant un déni de démocratie ; après tout, il a eu 46 % des voix, alors qu’Hillary Clinton en a eu 48 %. Il y en a même qui ont demandé aux grands électeurs de suivre le vote populaire et non l’archaïque système d’élection État par État, qui n’a pas été mis à jour depuis 1804… mais personne n’en a rien eu à faire : les votes des grands électeurs, le 19 décembre, est conçu pour être une formalité.
Sauf que…
On en reparle aujourd’hui. Le New York Times a publié une tribune de Christopher Suprun sobrement intitulée : “pourquoi je ne donnerai pas ma voix de grand électeur à Donald Trump”.
Aucun doute, pourtant : Chris Suprun est bien Texan, membre du Parti républicain, et grand électeur enregistré par celui-ci dans cet État. D’ailleurs, il commence par dire clairement qu’il n’a rien à faire que Hillary Clinton ait deux millions de voix de plus que Donald Trump : “je ne pense pas que les présidents-élus devraient être disqualifiés parce qu’ils ont remporté le Collège électoral au lieu du vote populaire”.
Mais, comme un certain nombre de membres du Parti républicain qui ont lâché Trump au cours de la campagne, il estime que le président censé être élu cette fois-ci est inapte à sa tâche.
Or, selon lui, le rôle des grands électeurs n’est pas juste d’entériner la volonté du parti majoritaire de leur État. Il base sa réflexion sur Le Fédéraliste, recueil publié à la même époque que la première version de la Constitution des États-Unis d’Amérique et destiné à en expliquer l’intérêt ; il évoque plus précisément son soixante-huitième article, généralement attribué au “père fondateur” Alexander Hamilton et dédié à l’élection du président.
L’intérêt du Collège électoral y est présenté ainsi : les électeurs sont “des hommes particulièrement capables d’analyser les qualités nécessaires au poste, agissant dans des circonstances favorables à la délibération”. Ils sont ainsi abrités de l’urgence, de la corruption, des pressions, des jeux de séduction et des entourloupes qui peuvent embobiner la masse des votants — notez la distinction entre “votant” et “électeur”, difficile à rendre de manière claire en français. Les rédacteurs anonymes du Fédéraliste, certainement les mêmes que la Constitution, voyaient donc dans le système des grands électeurs une protection contre les arrivistes hâbleurs et incompétents.
Conclusion de Suprun : “Les électeurs présidentiels ont légalement le droit et constitutionnellement la charge de voter selon leur conscience. Je pense que les grands électeurs devraient s’unir derrière une alternative du Parti républicain, un homme ou une femme honorable et compétent”. En somme, c’est son devoir de ne pas suivre la majorité des votants texans.
Les précédents
Est-ce bien légal de se proposer au Collège électoral en disant qu’on va voter pour le candidat désigné par le Parti républicain, puis de voter pour quelqu’un d’autre ? Au niveau fédéral, la réponse est clairement positive : il n’y a aucune loi, aucun élément de la Constitution qui restreignent la liberté de vote des grands électeurs.
Au niveau local, l’affirmation est plus ou moins vraie. En fait, dans vingt-neuf des cinquante États, la loi impose aux grands électeurs de voter pour le candidat promis. Les partis politiques peuvent également prendre des sanctions contre un de leurs grands électeurs qui ne voterait pas pour le candidat qu’ils ont désigné. Le Texas n’a rien prévu dans ce cas de figure et Suprun a raison de dire qu’il a le droit, sur le plan légal, de voter pour qui il veut, mais le GOP pourrait théoriquement le sanctionner de son côté.
De fait, il y a eu, depuis l’adoption de la Constitution, 179 cas. Baptisés “électeurs infidèles” (faithless electors), il y en avait toujours quelques-uns aux premiers temps de la République : sur les dix premiers scrutins, seuls trois ont été totalement exempts d’électeurs infidèles.
Depuis le milieu du 19è siècle, les partis ont pris fermement en main les grands électeurs et les choses sont encore plus claires depuis le vingtième siècle. Suprun ne sera que le dixième grand électeur à changer un nom depuis la Seconde guerre mondiale. Et encore, là, on compte comme “infidèle” le dernier en date, un grand électeur démocrate du Minnesota qui a oublié le premier ‘d’ de John Edwards !
Historiquement, en fait, les “électeurs infidèles” sont rares, sauf dans quelques cas où l’actualité leur a forcé la main. En 1872 par exemple, le candidat libéral-républicain Horace Greeley est mort entre le vote populaire de novembre et l’élection de décembre. Il avait de toute façon pris une déculottée et n’avait que 66 grands électeurs ; mais seuls trois d’entre eux ont voté pour sa dépouille, les soixante-trois autres se sont éparpillés entre différents non-candidats du parti.
De vraies frondes des grands électeurs sont encore plus rares : les trente électeurs de Pennsylvanie ont rejeté Van Buren en 1832, vingt-trois des électeurs de Virginie ont refusé de voter pour Johnson en 1836, et c’est à peu près tout.
Bref, ces cent quatre-vingts dernières années, les électeurs infidèles sont restés des cas isolés.
Et si c’était tout de même possible ?
Si Suprun arrivait à convaincre ne serait-ce qu’un autre électeur du Parti républicain de voter autre chose que le duo Donald Trump / Mike Pence, ce serait donc déjà un petit miracle.
Mais il n’en faudrait pas qu’un : pour qu’il y ait une possibilité que Trump ne soit pas élu, il en faudrait… trente-sept. La seule et unique fois où il y a eu autant de grands électeurs infidèles, c’était à la mort de Greeley.
Et même si plus de trente-sept grands électeurs tournaient leur veste, ça ne serait pas réglé. Il n’est pas imaginable qu’ils soient deux cent soixante-dix à voter pour un candidat de remplacement ; il n’y aurait donc pas de majorité absolue au Collège électoral.
Dans ce cas de figure, c’est la Chambre des représentants qui vote pour élire le président parmi les trois candidats arrivés en tête de l’élection présidentielle — Trump, Clinton et celui pour lequel Suprun et ses camarades auront voté (ou le premier d’entre eux s’ils ventilent leurs votes)¹.
L’élection est alors un peu particulière : chaque État a une voix (oui, le représentant du Wyoming a alors autant de poids que les cinquante-trois représentants de Californie !). Il faut donc avoir vingt-six voix pour être élu. Le Parti républicain domine dans trente-deux États : il faudrait donc que les représentants de sept États républicains choisissent un autre candidat que Trump pour que celui-ci ne soit pas élu par la Chambre au premier vote.
Même dans ce cas… Comme dit Wikipédia : “la Chambre continue à voter jusqu’à ce qu’elle élise un président.” Autrement dit, jusqu’à ce qu’un des trois candidats ait le soutien de vingt-six États. Le Parti démocrate domine dans seize États ; il faudrait que les représentants de dix États républicains votent pour Clinton, autant dire que ça n’arrivera pas. Ou bien, il faudrait que les représentants de vingt-six États républicains votent pour le candidat retenu par les électeurs infidèles, ce qui n’en laisserait au maximum que six à Trump — qui est tout de même le candidat investi par leur parti !
Ça vous paraît plausible ?
Ah, je me disais aussi…
Bref, même dans le cas extraordinaire où une fronde de grands électeurs empêchait l’élection directe de Trump, il n’y a pas un scénario où la Chambre des représentants choisirait un autre candidat.
On en revient au point Greeley : la seule chance que Trump ne soit pas élu, c’est qu’il meure avant le 19 décembre.
¹ Petite mise à jour en soirée : j’ai corrigé le scénario “pas de majorité absolue au Collège électoral”. Au départ, j’étais bêtement resté sur les résultats du vote populaire (troisième : Johnson, du Parti libertarien, 3 % des voix, zéro grand électeur), mais c’est le troisième de l’élection présidentielle qui rejoindrait Trump et Clinton lors du votre de la Chambre des représentants, donc celui choisi par les électeurs infidèles, qui qu’il soit.