La victoire du Tweed

Oui, il est temps de faire mon coming-out : j’aime la mode, et j’a­dôôre les tis­sus de laine épais à chevrons.

Non, je plai­sante. Je parle évi­dem­ment pas de ce Tweed-là.

Je parle de William Tweed, un très grand homme, fils natu­rel de Lin­coln et d’Al Capone — oui, Tapie, quoi.

Tweed, à qui on prête cette phrase poten­tiel­le­ment apocryphe :

Peu m’im­porte qui vote, tant que je peux choi­sir les candidats.

Je suis tou­jours William Tweed, et je suis pas sûr d’a­voir dit ça. Mais je recon­nais que j’au­rais pu.

Oui, je vous ai déjà par­lé de Tweed. C’é­tait il y a un peu plus d’un an, à l’heure où se lan­çait LaPrimaire.org, avec l’ob­jec­tif de per­mettre au peuple de choi­sir lui-même un can­di­dat à l’é­lec­tion présidentielle.

Bien enten­du, tout le peuple n’a pas été inté­res­sé. Tout le peuple n’a pas été infor­mé, d’ailleurs, sans doute.

Mais plus de 100 000 citoyens s’é­taient ins­crits sur LaPrimaire.org, plus de 32 000 ont voté au deuxième tour (je vous laisse cher­cher la par­ti­ci­pa­tion des pri­maires, hors de celles de LR et du PS, pour com­pa­rer), et donc plus de 32 000 se sont pro­non­cés sur cinq can­di­dats allant du bisou­nours au sou­ve­rai­niste en pas­sant par dif­fé­rentes teintes de cen­trisme. Sor­tie vic­to­rieuse, Char­lotte Mar­chan­dise avait vu son pro­gramme qua­li­fié “très bien” par plus de 16 000 per­sonnes — oui oui, une per­son­na­li­té poli­tique qui convainc plus de 50 % de ceux qui l’en­tendent, moi non plus je croyais pas ça possible.

Res­tait à avoir 500 par­rai­nages d’é­lus pour pou­voir effec­ti­ve­ment se pré­sen­ter à la présidentielle.

Bon, là, c’est facile : le nombre de gens qui sou­tiennent Mar­chan­dise, en gros, c’est le double du nombre total d’adhé­rents de Lutte ouvrière, l’oc­tuple du nombre d’adhé­rents du Nou­veau par­ti anti­ca­pi­ta­liste, et ceux-là ont trou­vé plus de 1000 par­rains au total pour leurs deux candidats.

Ou, si vous pré­fé­rez, en huit mois de bouche à oreille au sein des cent mille ins­crits sur LaPrimaire.org, Mar­chan­dise a réunit un cin­quième des voix obte­nues par Che­mi­nade après être pas­sé à la télé autant que Hol­lande ou Sar­ko­zy pen­dant un mois devant qua­rante mil­lions d’électeurs.

Bilan ?

Char­lotte Mar­chan­dise a eu 135 par­rai­nages et ne sera pas can­di­date à l’é­lec­tion présidentielle.

Ce qu’on a vu avec LaPrimaire.org, c’est un truc aus­si proche qu’on pou­vait l’i­ma­gi­ner de “le peuple choi­sit un can­di­dat”. L’o­pé­ra­tion n’a peut-être pas été suf­fi­sam­ment média­ti­sée, elle n’a pas atteint la noto­rié­té néces­saire, l’é­lec­tion a eu lieu trop tard ou le par­ti n’a­vait pas la force de frappe de LO, du NPA ou de S&P, qui sont eux ins­tal­lés dans le pay­sage depuis long­temps ; certes. Mais je crois qu’on n’a­vait jamais vu en France une sélec­tion de can­di­dats à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle ain­si ouverte aux citoyens de tout hori­zon, dont les can­di­dats étaient de tout bord poli­tique et dont les par­ti­sans étaient de tout bord politique.

Et cette ini­tia­tive s’est magis­tra­le­ment fra­cas­sée sur la vali­da­tion par les hommes poli­tiques en place de la can­di­da­ture sor­tie de la pri­maire populaire.

On est ici en pleine illus­tra­tion du twee­disme dans une de ses formes les plus idéales : la popu­lace est libre de voter pour qui elle veut dans un panel soi­gneu­se­ment choi­si par le pou­voir en place, mais il est hors de ques­tion de lui per­mettre de choi­sir elle-même ne serait-ce qu’un seul candidat.

Hon­nê­te­ment, je suis jaloux de ne pas avoir pen­sé moi-même à ce système.

Mais dans l’u­ni­vers dans lequel nous vivons, vous savez qu’il y a tou­jours un “one more thing”, un deuxième effet Kiss-Cool, un truc en plus.

Voi­ci la nou­veau­té déci­dée l’an pas­sé : la repré­sen­ta­tion à la télé­vi­sion des can­di­dats n’est plus basée sur l’é­ga­li­té, mais sur l’équité.

Ça change quoi ?

Ben avant, tant que le Conseil consti­tu­tion­nel n’a­vait pas arrê­té la liste des can­di­dats, les télé­vi­sions devaient réser­ver un trai­te­ment équi­table aux gens qui ris­quaient de l’être, autre­ment dit ne pas trop pas­ser sous silence ceux qui n’a­vaient jamais été élus ou qui n’a­vaient fait que des scores de merde, mais en gar­dant la pos­si­bi­li­té de par­ler avant tout des célèbres favoris.

Mais une fois la liste des can­di­dats connue, elles devaient leur appli­quer un trai­te­ment égal : tous les can­di­dats devaient avoir le même temps de parole et il n’é­tait pas pos­sible de faire pas­ser les can­di­dats les moins connus à 3 h du matin et les plus célèbres à 20 h 40.

Aujourd’­hui, l’é­ga­li­té n’est plus obli­ga­toire que durant la cam­pagne offi­cielle, c’est-à-dire les deux semaines pré­cé­dant l’é­lec­tion (10 au 22 avril).

Aupa­ra­vant, on reste sur l’équité.

La consé­quence évi­dente, c’est le débat de ce soir sur TF1 : cinq can­di­dats, les poids lourds, ceux qu’on donne vain­queurs, tout ça, vont dis­cu­ter entre eux en début de soi­rée, les six autres étant relé­gués à leur propre bac à sable, ailleurs ou à un autre moment, on sait pas, on ver­ra, on s’en fout.

Com­pre­nons-nous bien : la rai­son du trai­te­ment “équi­table” avant la vali­da­tion des can­di­da­tures est qu’il est impos­sible de trai­ter éga­le­ment soixante-dix ou cent can­di­dats décla­rés, dont des far­fe­lus qui fini­ront au mieux avec quelques dizaines de par­rai­nages (60 can­di­dats ont eu au moins un par­rai­nage, et un non-can­di­dat chauve en a mal­gré lui eu 313).

Mais main­te­nant, Nico­las Dupont-Aignan, Natha­lie Arthaud, Phi­lippe Pou­tou, Jacques Che­mi­nade, Jean Las­sale et Fran­çois Asse­li­neau sont des can­di­dats vali­dés à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle. Selon le prin­cipe lon­gue­ment théo­ri­sé de “la ren­contre d’un homme et d’un peuple”, ils ont tous les mêmes pré­ten­tions sur le trône et seul le peuple doit déci­der de leur impor­tance respective.

Certes, le peuple a déjà spec­ta­cu­lai­re­ment expri­mé qu’il n’a­vait rien à secouer de Che­mi­nade. Mais d’une part, le peuple peut chan­ger d’a­vis, et d’autre part les 89 545 voix réunies par Che­mi­nade en 2012 sont déjà 89 545 de plus que Macron n’en a jamais eues ; à quel titre un ins­ti­tut de son­dage peut-il affir­mer que celui-ci mérite d’en­trer en pre­mière divi­sion sans avoir pas­sé les qua­li­fi­ca­tions et que celui-là mérite d’être ignoré ?

Cette nou­velle orga­ni­sa­tion ajoute une couche de twee­disme à une élec­tion qui n’en man­quait pas : ce sont déjà les plus connus, les mieux inté­grés dans les par­tis et les médias, qui peuvent se faire entendre deux fois plus long­temps (un mois contre quinze jours). Dans quinze jours, les élec­teurs éba­his décou­vri­ront qu’il existe des can­di­dats qui ne viennent ni du PdG/PCF, ni du PS (canal his­to­rique ou canal libé­ral), ni de LR, ni du FN, et qu’il ne reste que deux semaines pour avoir une vague idée de qui ils sont et de l’in­té­rêt éven­tuel de voter pour eux.

On vou­drait s’as­su­rer qu’ils ne risquent pas de grap­piller quelques voix aux can­di­dats déjà adou­bés qu’on ne s’y pren­drait pas autrement.

Déci­dé­ment, cette époque est fas­ci­nante. Je suis né cent cin­quante ans trop tôt.

Un der­nier mot de vocabulaire.

Vous avez bien com­pris : l’é­qui­té, c’est de don­ner un temps de parole à chaque can­di­dat qui repré­sente gros­so modo les inten­tions de vote qu’il réunit dans les son­dages, les postes qu’il a occu­pés, sa noto­rié­té et une touche de pifomètre.

Bien.

Vous avez sans doute vu ce des­sin, un grand clas­sique, sur l’é­ga­li­té et l’é­qui­té, où trois per­sonnes regardent der­rière une palis­sade en mon­tant sur des caisses.

J’ai jamais réus­si à iden­ti­fier la source ori­gi­nale par­mi les innom­brables ver­sions qui cir­culent, alors voi­ci un pla­giat de plus.

Oui, l’é­qui­té, d’ha­bi­tude, c’est défi­ni par “don­ner plus au moins favo­ri­sé et moins au plus favorisé”.

Et bien voi­ci la nou­velle équi­té, telle que l’ap­pliquent les chaînes de télé avec la béné­dic­tion du CSA et du Conseil d’É­tat — comme l’a élé­gam­ment rap­pe­lé TF1 hier.

William Tweed est donc bien ins­tal­lé sur les caisses les plus hautes, et les nou­velles règles s’as­surent qu’il soit le seul à voir le jour.

Et la démo­cra­tie là-dedans ?

Oh, vous savez, la démo­cra­tie, si ça mar­chait, on ris­que­rait d’a­voir des pré­si­dents popu­laires. Vous ima­gi­nez le bordel ?