Grand auteur pour petits hommes

Je devais avoir sept ou huit ans quand, au rayon “bandes des­si­nées” de la biblio­thèque où mes parents m’a­vaient abon­né pour conser­ver la maî­trise du bud­get bou­quins, je suis tom­bé sur une cou­ver­ture par­ti­cu­lière. Au pre­mier plan, un type aux che­veux blancs, l’air éper­du, aux com­mandes d’un Mirage ; au fond, un lot d’a­vions de la Seconde guerre, du Typhoon au Storch en pas­sant par le Warhawk, des­si­nés sous une allure fan­to­ma­tique inquié­tante et pla­cés de manière à atta­quer le per­son­nage du pre­mier plan. Je com­men­çais juste à l’é­poque à dévo­rer tout ce qui avait un avion en cou­ver­ture, mais j’a­vais déjà l’i­dée que ce mélange d’ap­pa­reils d’é­poques dif­fé­rentes et l’al­lure hagarde de celui qui devait logi­que­ment ser­vir de héros annon­çaient un truc étonnant.

Ça s’ap­pe­lait Les guer­riers du pas­sé, ça fai­sait par­tie de la série des Petits hommes, et c’é­tait effec­ti­ve­ment sacré­ment ori­gi­nal. Dans la fou­lée, j’ai décou­vert la notion de dip­tyque : la biblio­thèque avait Le peuple des abysses, mais pas Le Δ du diable, ce dont je fus fort navré jus­qu’à ce que j’ar­rive à lire le pre­mier volume au Leclerc pen­dant que ma mère fai­sait les courses. J’ai ensuite lu la série avec avi­di­té : il y avait sou­vent des avions, les héros étaient des ermites évi­tant le contact avec le reste de l’hu­ma­ni­té, ils vivaient des aven­tures extrê­me­ment variées, et sur­tout j’a­do­rais ce “héros” bou­gon, cabo­chard, sou­vent mal embou­ché, tel­le­ment plus humain que les autres avia­teurs de papier.

Un héros qui s’en­gueule avec son auteur, un lec­teur qui ramène sa science et se fait rem­bar­rer, rien que de très ordi­naire en fait. — des­na­rio : Seron

Plus tard, évi­dem­ment, j’ai pris conscience que les auteurs avaient une influence sur les œuvres, et que tous les trucs géniaux de cette série, c’é­tait la patte d’un type nom­mé Pierre Seron. J’ai éga­le­ment vu que les pre­miers albums, écrits par d’autres, étaient des his­toires pre­nantes et réus­sies mais fina­le­ment assez clas­siques en com­pa­rai­son de ceux réa­li­sés en solitaire.

Aurore, seins nus en cou­ver­ture de Spi­rou n°2045

Outre l’al­ter­nance entre aven­tures, science-fic­tion, polar, comé­die et récits huma­nistes, Seron fut ain­si capable de des­si­ner entre deux cases un lec­teur qui cri­ti­quait son scé­na­rio, de se faire engueu­ler par son héros, de sup­pri­mer la cou­leur d’un album ou d’en des­si­ner un à l’ho­ri­zon­tale (à lire, du coup, avec la reliure en haut), de faire une his­toire sans son héros, de faire une suite de gags sans scé­na­rio juste pour punir un per­son­nage récal­ci­trant, de mettre une héroïne seins nus en cou­ver­ture de Spi­rou, de créer une série éro­tique en conser­vant son des­sin “gros nez” typique des “publi­ca­tions des­ti­nées à la jeu­nesse”… et même de mas­sa­crer métho­di­que­ment ses per­son­nages jus­qu’au dernier !

Par­mi les nom­breux élèves de Fran­quin, Seron était, très jeune, l’un des rares à sou­te­nir la com­pa­rai­son avec le maître — il aurait pu reprendre Gas­ton sans que per­sonne ne voie la dif­fé­rence. En s’é­man­ci­pant, il s’est révé­lé tech­ni­cien, archi­tecte, pay­sa­giste, capable de créer de toutes pièces des décors modernes extrê­me­ment pré­cis ou de rendre par­fai­te­ment les détails de la réalité.

Tiens, si je fai­sais un album en orien­ta­tion pay­sage ? — des­na­rio : Seron

Avec l’âge, il s’est sur­tout impo­sé comme un infa­ti­gable expé­ri­men­ta­teur, pas­sant trois décen­nies à explo­rer des recettes nar­ra­tives et gra­phiques nou­velles, de manière d’au­tant plus remar­quable qu’il a com­men­cé à ten­ter des choses inédites assez pré­ci­sé­ment quand son col­lègue Roger Leloup com­men­çait lui à se conten­ter de ce qu’il maîtrisait.

Avec qua­rante ans de recul, on peut dire sans grand risque que c’est le meilleur des héri­tiers de Fran­quin qui est mort hier.