Le problème, c’est pas le foot…
|J’ai entendu ces jours-ci des choses du genre :
Non mais tu détestes le foot, tu peux pas comprendre.
En quoi ça te gêne, d’abord, que les gens soient contents ?
Je crois donc utile de mettre les choses au point : je ne déteste pas le foot, et ça ne me dérange pas que les gens soient contents.
Le foot, en fait, je m’en tamponne. Mon opinion à son sujet n’est ni positive, ni négative. C’est un sport qui peut être sympa à pratiquer entre potes sur un petit terrain, qui est généralement lassant à pratiquer sur un grand terrain, et plus encore à regarder.
J’ai brusquement réalisé pourquoi le foot m’emmerdait un jour de 2009, en regardant un film de Ken Loach : le génie, le meilleur joueur de l’Histoire, l’artiste du ballon rond (si l’on croit certains commentateurs), bref, Cantona, a à peine fourni en vingt ans de carrière de quoi faire une compilation de dix minutes de vraies belles actions. Les joueurs de foot ont à peu près le même rendement que les pilotes de Formule 1 : il faut se taper des heures et des heures de à‑toi-à-moi-ah-mince-on-a-perdu-la-balle-eh-monsieur-l’arbitre-il-a-touché-ma-balle-à-moins-d’un-mètre-il-m’a-fait-tomber-en-la-regardant-regardez-j’ai-super-mal, comme il faut se fader des heures et des heures de train-train-j’attends-derrière-l’autre-doubler-pourquoi-faire-y’a-les-stands-pour-ça, avant d’espérer voir un vrai geste astucieux ou un dépassement vraiment osé.
Donc, disais-je, le football, je m’en tamponne. S’il y a des gens qui prennent leur pied à regarder les performances d’acteur d’un joueur de foot, tant mieux pour eux ; c’est comme ceux qui adorent les choux-fleurs, ceux qui courent les concerts de Francis Lalanne ou ceux qui s’envoient en l’air par groupes de douze, ça ne me pose aucun problème tant qu’ils font ça entre gens consentants — et par là, j’entends notamment : tant qu’ils m’obligent pas à les accompagner. Encore une fois, tant mieux pour eux.
J’ai un peu plus de mal avec le coq imbécile et prétentieux perché sur les supporters, qui s’extasient devant toute victoire de leur équipe favorite et huent tout but de l’adversaire. Personnellement, je préfère cent fois voir une belle action de l’adversaire qu’une victoire imméritée de quiconque. J’apprécie beaucoup René Arnoux, mais son plus glorieux moment reste une défaite face à Gilles Villeneuve ; je trouve Niki Lauda franchement antipathique, mais la façon dont il a géré la saison 1984 en allant chercher les petits points sans état d’âme pour empêcher Alain Prost de le battre est remarquable. Fans de foot, je vous laisse trouver les équivalents dans votre sport.
Personnellement, quand je veux m’éclater, je prends un avion. Certains s’en foutent totalement, voire n’apprécient pas de voler ; je n’attends pas d’eux de changer d’avis ou de suivre les vols avec attention. Ils peuvent se foutre de l’aviation comme je me fiche du foot, et ils peuvent aimer le foot comme j’aime l’aviation. Et j’accepte de payer des impôts pour leurs stades comme ils subventionnent parfois mes aérodromes.
Le vrai problème
En somme, le vrai problème, ce n’est ni le foot, ni le fait que certains l’aiment.
Le vrai problème, c’est ça :
Ça, c’est le flux RSS du Monde sur les douze dernières heures.
J’ai ajouté des couleurs sur certains titres. En bleu, ceux qui parlent de foot. En rouge, ceux qui parlent des relations entre les États-Unis d’Amérique et les autres pays, et notamment de l’ouverture du sommet de l’Otan ce matin.
14 pour les uns, 3 pour les autres.
Ça, c’est un problème extrêmement grave.
Je parle du Monde, là, pas de L’Équipe. Un journal d’actualité générale, considéré comme une référence de l’information, utilisé par ses lecteurs pour se tenir au courant et se forger une opinion sur les événements importants de notre planète.
Si j’ai choisi de mettre en avant les articles consacrés aux États-Unis, c’est parce que, aujourd’hui, comme dit Me Eolas :
Bon. Ce qui se passe à Bruxelles est très grave. #OTAN
— Maître Eolas (@Maitre_Eolas) 11 juillet 2018
En gros, Donald Trump, président des États-Unis d’Amérique, vient dès l’ouverture d’un sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord de cracher à la gueule de ses alliés et de remettre en question toute l’organisation de la Défense européenne.
On peut penser ce qu’on veut de l’Otan et de la présence militaire étasunienne en Europe. On peut même dire que le concept même d’armée n’est pas glorieux.
Mais une chose est certaine : le contexte actuel, sur le plan militaire, politique et économique, se rapproche de la Guerre froide. Les luttes d’influence entre la Russie, les États-Unis et l’Union européenne n’ont rien de simple, et c’est la crainte d’un affrontement ouvert qui décourage certains de se lancer dans une invasion pure et simple de certaines régions — à commencer par le Moyen-Orient, dont tout le monde aimerait bien prendre le contrôle. J’exagère ? Dois-je vous rappeler que la Russie a récemment annexé une portion non négligeable de l’Ukraine, et que l’Otan a laissé faire justement pour éviter un affrontement direct ou une coupure brutale des pipe-lines russes ?
Si, demain, Trump supprime le bouclier anti-soviétique resté en place depuis les années 50, l’équilibre des forces sera radicalement modifié. Je ne pense pas que Poutine envahisse l’Europe occidentale : le fantasme des chars rouges sur la place de la Concorde a vécu. Mais il aura beau jeu de prendre le contrôle de la Syrie (au hasard) et de proposer sa protection à l’Europe orientale, voire centrale, ce qui lui permettra de contrôler des marchés économiques et pétroliers importants — la vraie guerre, de nos jours, est surtout financière.
L’Union européenne pourrait être un contre-pouvoir, mais il faudrait pour cela qu’elle s’en donne les moyens et, surtout, qu’elle se décide à fonctionner comme une union, sans que chaque État fasse ses petits trucs dans son coin en comptant globalement sur l’Otan pour maintenir le statu quo. Ça ne se fera pas du jour au lendemain. Or, c’est bien du jour au lendemain que Trump menace et, parfois, se retire.
Ce qui se passe aujourd’hui à Bruxelles peut avoir un impact extrêmement important sur les vies de tous les Européens. Je ne parle pas de guerre (encore que pour les Ukrainiens…), mais d’un basculement énergétique et économique majeur aux conséquences difficiles à anticiper.
Pour un journal d’information générale basé en Europe, ça devrait être ça, le sujet majeur du jour.
Ça, ou l’instabilité climatique, bien visible dans l’Ouest des États-Unis (incendies) ou au Japon (inondations), qui n’annonce rien de bon pour les décennies à venir, nulle part sur la planète.
Ou encore la pollution atmosphérique et alimentaire, qui ne risque pas de s’arranger alors que le Brésil veut libéraliser largement l’utilisation de pesticides — et rappelons que nous importons pas mal de nourriture d’Amérique du Sud.
Le problème, ce n’est pas le foot ou les gens heureux. Le problème, c’est que le foot a acquis le statut de religion : tout passe après.
Cette religion, comme les autres avant elle, complique l’accès à une information variée et honnête. Or, en démocratie, nous sommes les souverains ; et un souverain a toujours besoin d’être bien et complètement informé, faute de quoi il peut prendre de mauvaises décisions (comme voter pour Trump, pour le démantèlement de l’Union européenne, pour le report d’un plan de lutte contre la pauvreté ou contre la pollution…).
Le foot, aujourd’hui, rend inaudibles les sujets importants. C’est le brouhaha et l’excitation qui empêchent Bonnie de voir que la plaine boueuse de Culloden ne permettra pas aux Highlanders de charger efficacement. C’est le poids des dogmes religieux qui fait penser que continuer à augmenter la population, c’est cool. C’est les records boursiers qui poussent à ignorer que l’économie est de plus en plus inégalitaire et qu’elle démultiplie les dégâts environnementaux.
Que penseriez-vous d’un conseiller du roi qui lui parlerait des heures durant de sa dernière chasse à Fontainebleau, en glissant tout juste un “au fait, les Parisiens ont pris la Bastille, mais nous aurons peut-être un cerf jeudi” au milieu du discours ? C’est exactement ce que fait actuellement la presse.
Dans deux mois, la coupe du monde de football sera finie, ses stades seront revenus à leur activité habituelle, les hôtels russes seront vidés, bref, ses conséquences se seront évanouies. Mais le monde sera encore l’héritier de ce sommet de l’Otan, l’environnement continuera à se dégrader, le plan pauvreté aura toujours des mois de retard, et le peuple souverain aura laissé faire, occupé à regarder une balle passer de pied en pied — avec la bénédiction de ceux dont la première responsabilité est justement d’attirer son attention sur les autres sujets.
Je n’ai rien contre le foot. Je n’ai rien contre les fans de foot. Mais que cela fasse passer sous silence toutes les questions importantes des mois, années et siècles à venir, ça me terrifie.