De Rugy, écologie et constitution
|C’est une petite phrase qui risque de passer inaperçue, mais qui mérite toute votre attention :
Ce n’est pas à des juges de forcer le gouvernement à prendre une loi, ce n’est pas le sens de nos institutions.
François de Rugy, Le Parisien et d’autres
Pour mémoire, il parle de “l’Affaire du siècle”, une pétition/action en justice contre l’État français visant à le contraindre à “prendre les mesures politiques qui s’imposent [pour limiter le changement climatique], tout en garantissant la justice sociale”.
Cette petite phrase isolée est extrêmement intéressante à plusieurs titres.
D’abord, elle montre que de Rugy n’a pas vraiment regardé (ou fait semblant de n’avoir pas vraiment regardé) ce que font les gens derrière l’Affaire du siècle. Il ne s’agit en effet pas de forcer qui que ce soit à pondre une énième loi, mais d’obliger l’État à mettre en place des mesures correspondant à ses propres engagements.
Je rappelle que la France a signé l’Accord de Paris, par lequel elle s’engage à maintenir le réchauffement climatique bien en-dessous de 2°C. Elle y est même doublement engagée, en son nom propre et en tant que membre de l’Union européenne. Cependant, les mesures de lutte contre le changement climatique sont pour l’heure timides et/ou régulièrement repoussées, la dernière en date étant l’emblématique “taxe carbone” reportée sine die. C’est à cette contradiction que l’action en justice veut mettre fin : il ne s’agit pas de demander une nouvelle loi (qui serait aussi bien appliquée que les précédentes…), mais d’obliger l’État à agir pour de vrai en fonction d’un engagement qu’il a pris. Et là, on est en plein dans le domaine de travail habituel des tribunaux.
Ensuite, cette phrase de de Rugy est un superbe monstre constitutionnel, qui expose de manière éblouissante l’incompétence (ou la mauvaise foi) de nos dirigeants actuels en matière d’institutions de la République française.
Premier point : si, en principe, les juges ne peuvent contraindre l’État à adopter une loi, cela ne signifie pas qu’ils soient démunis de toute influence sur la législation. C’est notamment le but des questions prioritaires de constitutionnalité, introduites en droit français en 20081, mais aussi du contrôle de conventionnalité qui permet depuis longtemps à un tribunal de faire primer un traité plutôt qu’une loi qui lui serait contraire. Alors, vous me direz que l’Accord de Paris n’a pas de valeur contraignante. Certes. Mais dans le principe, un tribunal peut ne pas appliquer une loi en vertu d’un traité contraire et il peut exiger l’application d’un traité même si la Loi ne le prévoit pas.
Deuxième point, beaucoup plus simple, notez-le en rouge et soulignez-le deux fois : CE. N’EST. PAS. LE. GOUVERNEMENT. QUI. PREND. LES. LOIS.
Boulard, suspendez une seconde le pliage de cet avion en papier et venez au tableau. Qu’est-ce que je viens de dire ?
Merci Boulard, vous pouvez retourner près du radiateur.
Bon, si même Boulard a compris, vous pouvez m’expliquer comment ça passe encore au-dessus de la tête de de Rugy ?
Les lois sont décidées par le Parlement, c’est-à-dire l’Assemblée nationale et le Sénat. Ils forment ce qu’on appelle le pouvoir législatif, c’est-à-dire, voyez comme c’est bien foutu, le pouvoir “qui fait les lois”.
Le gouvernement est l’organe central du pouvoir exécutif, c’est-à-dire, ça me paraît assez clair, le pouvoir qui “exécute” les lois. Le gouvernement ne prend pas les lois ; elles lui sont fournies par un autre pouvoir, et il ne fait que les exécuter. Cela lui évite la tentation de légiférer pour se simplifier la vie ou accroître son propre pouvoir, ce qui pourrait présager de dérives autoritaristes.
C’est, il me semble, le bon moment pour placer une paire de citations :
Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir.
Charles de Secondat, baron de Montesquieu, De l’esprit des loix, ou du rapport que les loix doivent avoir avec la Constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce, &c.2, 1748
Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.
Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, 1789, reprise dans le préambule de la Constitution de 1958
Vous me voyez venir : de Rugy, par cette petite phrase, méconnaît totalement la séparation des pouvoirs.
En soit, ça ne serait pas gênant. De Rugy pourrait n’être qu’un crétin isolé.
Le problème, c’est que c’est révélateur. D’abord, c’est révélateur d’une tendance lourde des dernières décennies : la présentation de projets de lois par le gouvernement, marquant la volonté de celui-ci de légiférer à la place du parlement. Ensuite, c’est révélateur d’une mentalité particulièrement inquiétante et de plus en plus répandue, spécifiquement depuis l’alignement des calendriers législatif et exécutif : réduire les chambres au rôle d’administration destinée à enregistrer la volonté du gouvernement.
Lorsque de Rugy dit que le gouvernement prend les lois, il devrait normalement être immédiatement hué à l’Assemblée, au Sénat et dans la rue. On devrait entendre un superbe unisson des parlementaires, de LFI à LR en passant LREM, demandant sa démission. Non seulement il n’en est rien, mais ça passe comme une lettre à la Poste — il n’est pas le premier, au gouvernement actuel ou aux précédents, à dire à peu près cela.
En une petite phrase, et surtout en l’assourdissant silence qui la suit, de Rugy dit très bien à quel point les institutions françaises sont malades : un membre du gouvernement peut impunément nier le rôle de l’autorité judiciaire et l’existence même du pouvoir législatif, et personne n’y voit rien à redire.
Ben ça, voyez-vous, c’est flippant. Presque autant que le mur climatique dans lequel nous fonçons gaiement.