Évolution
|“Une langue qu’on défend est un peu comme une femme qu’on aime : il est toujours agréable d’en parler”, aurait dit Francis de Croisset¹. Je parle donc beaucoup du français, et un peu de l’anglais aussi (oui, je suis parfois infidèle en matière linguistique), dans ces colonnes.
Il se trouve que le français est une langue particulière, notamment parce qu’elle est l’une des rares dont l’évolution n’est pas généreusement confiée à ses locuteurs. Comprenons-nous : une langue normale évolue parce ses utilisateurs l’utilisent d’une façon changeante. Ils ajoutent du vocabulaire (par exemple, smicard n’existait pas il y a quarante ans), en empruntent à d’autres langues (web, arrivé il y a moins de vingt ans), modifient la grammaire (les anglais ont par exemple supprimé la conjugaison des auxiliaires) ou l’usage (par exemple, le “nous” de politesse a disparu, alors que le “vous” est resté)…
Le français, à cela, fait exception. Le français est une des rares langues codifiées, dont l’évolution est confiée à la volonté d’une quarantaine de bonshommes issus d’une époque révolue et qui, seuls, ont droit de dire ce qui est français et ce qui ne l’est point.
La cause est simple : la volonté centralisatrice. Il fallait imposer une langue commune aux Français, pour pouvoir les administrer correctement. L’intention initiale n’est d’ailleurs pas forcément mauvaise : un des points fondateurs de cette langue commune est, dans l’ordonnance de Villers-Cotterêts, de rendre la Loi intelligible par l’ensemble de la population, ceci d’une part en la rédigeant dans une langue vulgaire et d’autre part en s’assurant que chacun connaisse ladite langue. Lutter contre l’insécurité juridique faisait donc partie des raisons de la standardisation linguistique.
Cependant, l’imposition d’une langue commune et sa supervision par un organe centralisé posent bien des problèmes. En premier lieu : il y a plusieurs français. Je ne parle pas ici des variantes étrangères, québecoise, cajun, belge ou autres, qui échappent logiquement à la surveillance de l’Académie ; non plus que des restes de patois précédents qui, comme fayard, ont survécu aux tentatives d’imposer un unique français issu d’oil (dans lequel “fayard” se dit “hêtre”). Ceci ne nuit pas à l’utilisation ni à la compréhension du français standard.
Non, le problème, c’est qu’il y a une rupture entre le français officiel, validé par les épées en costume vert, et le français réel, tel qu’il est parlé au quotidien. Cet état de fait est aggravé par la reproduction en vase clos de l’Académie, qui pioche ses nouveaux membres parmi ceux que les trente-neuf autres jugent à même de représenter officiellement la langue française. Le résultat, c’est que le français académique évolue beaucoup moins vite, s’adapte beaucoup moins bien que le français réel.
Et bien entendu, c’est le français officiel qui est enseigné, et c’est sur sa maîtrise que quiconque est noté.
Certains ont de grandes capacités à intégrer le français officiel comme langue unique. Ils parlent donc un langage soutenu qui leur vaut la risée du reste du monde, et se font qualifier de pédants et de précieux. D’autres sont parfaitement bilingues et manient l’un ou l’autre français, en fonction du contexte et des besoins.
Le problème, c’est que ces gens ont tendance à non seulement se flatter de maîtriser le français, ce qui les regarde, mais également à refuser avec la dernière extrémité que le français officiel se rapproche du français parlé par les gens normaux. Ils conchient les réformes orthographiques ou grammaticales, les jugeant ridicules et les accusant de viser à abaisser le niveau linguistique de gens qui feraient mieux de faire un effort et d’apprendre quelques milliers de règles et dizaines de milliers d’exceptions². La réforme de 90 est ainsi raillée par tous ceux qui se flattent de belle langue, et je ne parle même pas du sort qu’ils comptent réserver à Claude Gruaz depuis qu’il a émis l’idée d’une nouvelle réforme rapprochant le français officiel du français réel.
C’est la que ça coince, à mon humble avis.
Soyons clairs : je fais partie des fachos de la langue française. J’ai eu de grandes facilités à avaler, digérer et régurgiter le français académique, et je suis obsédé par la notion de mot juste quelle que soit la langue que j’utilise. Et je saigne des oreilles lorsque j’entends le français utilisé à tort et à travers.
J’ai néanmoins eu l’occasion de prendre un peu de recul et si, à titre personnel, je continuerai à tenter d’employer un français plutôt correct (pas forcément châtié, je peux être extrêmement grossier, mais syntaxiquement correct), j’avoue être troublé par un truc tout simple : certaines personnes intelligentes, douées de sens logique et de mémoire, sont incapables d’apprendre correctement certains points de français.
Prenons l’exemple de Gruaz : le pluriel des mots en “ou”, qui prend un ‘s’ sauf pour une poignée d’entre eux. Certains francophones, peut-être trop logiques justement, ne peuvent pas se faire à la liste des hiboux qui se collent des choux sur les genoux. Il n’y a rien à comprendre ; juste à apprendre par cœur et à appliquer.
Or, je trouve très crétin d’apprendre par cœur et d’appliquer bêtement.
Alors, pourquoi pas des hibous ? Après tout, qu’est-ce que ça changerait au français de supprimer cette liste d’exceptions à la con qui ne servent à rien ?
Je suis très, très loin de vouloir favoriser tous les changements. Il y a des points de la réforme de 90 auxquels je suis farouchement opposé, de même que dans les propositions de Gruaz, j’y reviendrai.
Mais une langue doit pouvoir évoluer. Qu’il y traîne quelques archaïsmes issus d’une erreur originelle ou d’une forme accidentelle, c’est inévitable, mais est-ce une raison pour s’y accrocher comme une moule à un rocher ?
La langue française a d’ailleurs évolué, malgré la volonté affichée de la figer dans une forme unique pour garantir qu’elle soit comprise à l’identique par tous ses locuteurs. Tiens, je vous mets un petit bout de français “moderne” à son époque, totalement au hasard :
Que les arretz soient clers et entendibles Et afin qu’il n’y ayt cause de doubter sur l’intelligence desdictz arretz. Nous voulons et ordonnons qu’ilz soient faictz et escriptz si clerement qu’il n’y ayt ne puisse avoir aulcune ambiguite ou incertitude, ne lieu a en demander interpretacion [… et qu’ils] soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternel francoys et non aultrement.
Sans même remonter comme je viens de le faire à François 1er, la langue a évolué, et évolue encore. Si le français écrit sous la Révolution est encore très largement compréhensible, même le plus rétrograde des utilisateurs de français académique trouvera à la rédaction des lois de l’époque un délicat fumet de vieillerie.
Alors, pourquoi donc vouloir à tout prix garder des règles incompréhensibles ? Je ne vois, au fond, qu’une explication : la jalousie. “J’en ai chié pour maîtriser ces conneries, les autres n’ont qu’à en chier aussi”, c’est un réflexe humain mais totalement stupide. Le sens de l’Histoire a toujours été de moins en chier que la génération précédente ; au nom de quoi devrait-on interdire aux autres de se simplifier la vie, dès lors qu’ils ne perdent pas la logique et la richesse de la langue ?
Or, la richesse d’une langue n’est pas dans sa complexité, elle est dans sa subtilité.
Prenons deux exemples pour différencier complexité et subtilité : le subjonctif imparfait et l’indicatif passé simple. Aïe, j’en vois qui en avaient déjà marre de ce billet interminable qui viennent de fermer leur navigateur pour aller se faire cuire un Efferalgan. Désolé, et merci à ceux qui continueront.
Revenons à la base : quelle est l’utilité du subjonctif imparfait ? Manifester une éventualité ou un fait imaginaire… dans une phrase passée. “Je voulais qu’il vînt.”
Bien, maintenant, faisons une faute : “je voulais qu’il vienne”. Ai-je appauvri ma phrase ? Ai-je perdu une subtilité ? J’ai toujours un subjonctif : je sais que “venir” n’était pas un fait tangible. Et j’ai toujours le passé : il est porté par la proposition principale, “je voulais”.
Quelle est donc, aujourd’hui, l’utilité de continuer à faire chier le monde avec le subjonctif imparfait, sinon le plaisir sadique de rajouter de la complexité à un domaine qui n’en a pas besoin ? Sinon la satisfaction de posséder un bon sujet de bizutage pour les nouvelles générations apprenant ma langue ?
Je n’ai pas du tout la même vision des choses lorsque je constate la disparition du passé simple : celui-ci avait une utilité propre, désigner un événement révolu et ponctuel. “Il vint”, “il venait” et “il est venu” ont trois sens bien différent : dans le premier cas, il est venu une fois et est reparti ; dans le deuxième, il est venu plusieurs fois ; dans le troisième, il est venu et resté. Le remplacement du passé simple par le passé composé a été, pour le coup, une tragédie, une destruction de sens, une perte de subtilité de la langue, qu’il eût fallu combattre bien plus vigoureusement que l’adoption d’une poignée d’anglicismes.³
Dans la réforme de Gruaz, il y a tout de même un truc qui me fait vomir : l’accord systématique avec le sujet lors de l’utilisation de l’auxiliaire être aux temps composés. Son exemple est, il est vrai, mal choisi : “elle s’est blessé la main”. Oui, elle est blessée, donc il ne paraît en première approche pas absurde de faire un accord… Sauf que.
Il n’y a, en réalité, qu’une seule et unique règle, peu importe que l’auxiliaire soit être ou avoir, que le complément d’objet direct soit placé avant ou après, que le verbe soit pronominal par essence ou par accident. Cette règle, la voici : le participe passé s’accorde avec ce qui subit l’action, si ce qui subit l’action est connu au moment où on conjugue le participe. C’est logique, du reste : si vous supprimez le verbe pour n’avoir qu’un substantif et un adjectif, avec quoi l’accorderez-vous ? Dans notre exemple, “elle blessée” est une mauvaise interprétation : en réalité, dans la phrase initiale, c’est “main blessée”.
Vérifiez vous-mêmes : ça marche à tous les coups.
- “Elle a mangé une pomme”, la pomme subit l’action (pomme mangée), mais on ne le sait pas encore : pas d’accord.
- “Cette pomme, elle l’a mangée”, la pomme subit l’action (pomme mangée) et on le sait : féminin singulier.
- “Elle est venue”, elle subit l’action (elle venue), féminin.
- “Ils se sont rasés de près”, ils subissent (eux rasés), masculin pluriel.
- “Ils se sont rasé la barbe”, la barbe subit (barbe rasée) mais on ne le sait pas, pas d’accord.
- “La barbe, ils se la sont rasée”, la barbe subit (barbe rasée) et on le sait, féminin singulier.
Notez : avec une seule règle, je viens de vous faire conjuguer correctement un passé simple avec avoir, dans chaque position du COD, un passé simple avec être, un verbe pronominal (toujours conjugués avec être, même lorsqu’ils utilisent avoir en forme non pronominale) et le piège ultime, un verbe pronominal dont le COD est connu.
Au passage, on a ici un vrai problème d’enseignement : il est extrêmement con qu’on persiste, à l’école, à découper cette simple logique en quinze règles différentes selon auxiliaire et position des différents éléments. Mais ma version est assez simple et respecte l’intégrité et la logique de la langue : le participe s’accorde avec ce dont il est un attribut.
Or, la règle qui voudrait qu’on accorde systématiquement lorsqu’on emploie l’auxiliaire “être” crée au moins un monstre syntaxique, contre lequel je me battrai avec la dernière extrémité : le célèbre “elle s’est permise de faire”. Personne n’est permis. Jamais. On a un verbe pour ça, c’est “autoriser”. On permet une action, une action peut être permise, mais en aucun cas une personne ne peut être permise. C’est tout simplement logique : dans “elle s’est permis de faire”, c’est “de faire” qui est permis. Le participe n’est pas un attribut du sujet, ce qui justifierait l’accord, mais un attribut de “de faire”, qui n’a pas de genre ; quel que soit l’accord, il est donc fautif non parce qu’une règle l’affirme, mais parce que c’est la logique de la langue.
À vouloir remplacer la règle logique de la langue par deux règles séparées (être -> accord et avoir -> pas d’accord), comme le propose Gruaz, ça peut paraître séduisant, mais c’est juste absurde.
Si l’on veut vraiment simplifier, en dernier ressort, je serais plutôt partisan d’accorder systématiquement avec l’objet du verbe, correspondant à l’accord que l’on ferait dans le cas d’un adjectif, et d’écrire “ils ont coupée la barbe” et “ils se sont coupée la barbe”, puisque dans tous les cas, c’est la barbe qui est coupée.
Je conclurai avec un mot pour les féministes qui veulent absolument féminiser les noms de métier, donnant “une auteure”, “une proviseure”… Je pense que cette idée a priori généreuse est, au bout du compte, stupide. En fait, nous avons une situation où l’on ne fait précisément pas de distinguo entre masculin et féminin : quand quelqu’un écrit un texte, peu importe qu’il soit mâle ou femelle, c’est un auteur ; de même, quand quelqu’un assiste un accouchement, peu importe qu’il soit mâle ou femelle, c’est une sage-femme. Le fait de vouloir à tout prix réintégrer une notion sexuée dans ces termes me paraît finalement plus sexiste qu’égalitariste, comme si une femme auteur ne pouvait exister en tant qu’auteur sans forcément devoir se revendiquer en tant que femme (quant aux hommes exerçant la noble profession de sage-femme, les rares que j’ai croisés étaient tous morts de rire de se dire sages-femmes et, parfois, encore plus morts de rire de se dire sages-hommes).
Les aberrations linguistiques, les lettres doublées dans une forme du mot mais pas dans une autre (patronner vs patronage dans l’exemple de Gruaz), oui, franchement, on peut corriger ces conneries sans blesser la langue. Je continuerai probablement à écrire comme un vieux con, mais une fois distingué la part de “j’en ai chié, qu’ils en chient”, je me rends compte que je trouve aucun argument sensé pour conserver des incongruités de ce genre, et j’aimerais que les défenseurs zélés de la langue fassent l’effort de réfléchir aux raisons profondes de leur refus de son évolution.
Mais ça n’est pas une raison pour chercher à modifier des règles à tout va, sans réfléchir à la logique qui les a fait apparaître : parfois, celle-ci est plus simple qu’on ne le croit et s’inscrit dans une cohérence plus large. Si l’on accordait “elles se sont coupées les cheveux”, ça supposerait qu’elles sont coupées, ce qui n’est pas le cas (sauf accident, bien sûr).
¹ Je n’ai aucune preuve que cet individu ait existé, c’est dire comme je connais son œuvre.
² J’en fais partie, ces colonnes m’en sont témoins.
³ Notez que j’aurais pu écrire “il aurait fallu”, sans perdre le sens passé ni la suggestion : encore une fois, le subjonctif imparfait et son pendant plus-que-parfait ne servent qu’à faire pédant.