La première passagère

Il y a un peu plus de deux ans, j’ex­pli­quai à mes col­lègues que j’a­vais pas­sé un accord avec mon employeur pour pou­voir dépla­cer des demi-jour­nées de tra­vail selon la météo. Le but ? Dépen­ser le fruit de la vente de mon véhi­cule pour apprendre à pilo­ter des avions légers à titre pri­vé¹. À par­tir de là, je devais régu­liè­re­ment bos­ser le dimanche après-midi pour voler le lun­di ou le mer­cre­di. Les réac­tions ont été de “c’est génial, je suis super content pour toi” à “tant que tu fais ton taf, je m’en cogne” en pas­sant par “ben je te pré­viens, le jour où t’as ton bre­vet, t’as inté­rêt à m’emmener”.

Un ours avec des ailes. - photo Pascale Brites
Un ours avec des ailes. — pho­to Pas­cale Brites

Du coup, pen­dant presque deux ans, je suis régu­liè­re­ment allé à Mois­selles pour expli­quer à un Cess­na 152 que ça serait sym­pa qu’il fasse comme les che­vaux — qui m’ont tou­jours aidé à faire croire que je savais ce que je fai­sais. Après quelques mois, un ins­truc­teur dis­trait m’a auto­ri­sé à faire des tours de manège tout seul, et le mois der­nier c’est à un exa­mi­na­teur que le Cess­na a accep­té de ne pas mon­trer mes défauts.

Sitôt muni du pré­cieux papier bleu, puis d’un deuxième sans faute d’or­tho­graphe, quelques-uns de mon entou­rage m’ont rap­pe­lé qu’ils avaient pro­mis que je les emmè­ne­rais. (Non, moi, j’a­vais rien pro­mis, je vous jure.) Du coup, il y a deux semai­nes², j’ai pro­fi­té que F‑GVRE ne volait pas pour le réser­ver une demi-journée.

Mon cama­rade le plus achar­né, à l’emploi du temps habi­tuel­le­ment aus­si souple que le mien, ayant trou­vé le moyen de ne pas être dis­po­nible pré­ci­sé­ment ce jour-là, j’ai pris la deuxième per­sonne de la liste d’at­tente. Sa seule ques­tion était “je serai à 18 h à l’é­cole ?”, et comme je n’a­vais pas encore déci­dé où aller, j’ai dit “oui”.

J’a­vais l’a­vion à par­tir de 14 h. Comp­tant une demi-heure pour les véri­fi­ca­tions avant le vol, une heure pour ren­trer à Paris (infor­ma­tion don­née par Google pour un ven­dre­di de 17 h à 18 h), ça lais­sait deux heures de vol, en lais­sant la pos­si­bi­li­té en cas de retard que ma pas­sa­gère parte direc­te­ment sitôt ren­trée à l’aé­ro­drome et que je finisse la pape­rasse de mon côté.

Quand j’ai fait ma “grande nav” (vol solo d’au moins 278 km per­met­tant de vali­der la for­ma­tion), j’a­vais mis 2 h 20 à aller me poser à Dieppe, puis à Abbe­ville, avant de ren­trer. Sans perdre de temps dans les cir­cuits d’aé­ro­drome, et en cou­pant un peu pour évi­ter la cen­trale nucléaire de Pen­ly et reve­nir tout droit sur Beau­vais, ça fai­sait 1 h 50 de vol, dont une bonne dizaine de minutes sur le lit­to­ral, et ça me per­met­tait de voir la baie de Somme dont j’a­vais beau­coup enten­du parler.

À gauche, navigation préparée. À droite, localisation Google de mon téléphone.
À gauche, navi­ga­tion pré­pa­rée. À droite, loca­li­sa­tion Google de mon téléphone.

Le jour dit, la météo s’an­nonce favo­rable, avec une couche de nuages mais la pos­si­bi­li­té de voler en-des­sous, pas de brumes mari­times et un vent négligeable.

Une panne auto­mo­bile démontre que “trop en avance” n’existe pas, trans­for­mant une heure de marge en un impec­cable “juste-à-temps” en trans­ports en com­mun. À 13 h 30, nous sommes au ter­rain, j’emprunte un casque pour ma pas­sa­gère et véri­fie les der­niers rele­vés météo. 14 h, avion, visite pré-vol, essence pour trois heures (la masse maxi­male au décol­lage le per­met), le tout en essayant d’ex­pli­quer l’es­sen­tiel sans être chiant ni perdre de temps. Mise en route à 14 h 20 et début du rou­lage à 14 h 26.

Absence de vent aidant, nous décol­lons en 07, ce qui pré­sente le double avan­tage de rac­cour­cir le rou­lage (le par­king est de ce côté) et de mon­ter au des­sus de champs, sans embê­ter les autoch­tones (qui sont cha­touilleux sur le volume sonore). Quelques faibles tur­bu­lences en sor­tie, puis à gauche direc­tion Pon­toise. Je contacte le contrôle, explique mon trajet.

— Fox Romeo Echo, tran­sit approu­vé, vous comp­tez tran­si­ter à quelle altitude ?

Un peu sur­pris : d’ha­bi­tude, il ne posent la ques­tion qu’une fois que nous sommes dans leur zone — quand encore ils n’at­tendent pas que nous demandions.

— Fox Romeo Echo, j’al­lais vous deman­der. Ça serait pos­sible pour 2500 pieds ?

— Fox Romeo Echo, auto­ri­sé à mon­ter à 2500 ft.

Coup d’œil aux repères, je suis vrai­ment en extrême limite de zone, et déjà auto­ri­sé à mon­ter. Cool. Capot sur l’ho­ri­zon, la vitesse dimi­nue, gaz pour monter.

— Donc en fait, tu dois deman­der à chaque fois que tu veux chan­ger d’altitude ?

Ah, je savais bien que j’a­vais oublié quelque chose : j’a­vais dit qu’on allait tra­ver­ser un espace contrô­lé, mais pas une seconde je n’ai expli­qué ce que ça vou­lait dire. Je note pour les pro­chains pas­sa­gers, ça peut leur ser­vir pour avoir une idée de ce qu’il va se passer.

La plaine vers Neufchâtel. - photo Pascale Brites
La plaine vers Neuf­châ­tel. — pho­to Pas­cale Brites

En atten­dant, jolie navi­ga­tion au des­sus des champs, avec une visi­bi­li­té à une bonne ving­taine de kilo­mètres et une couche de nuages vers 3000 ft. Je trouve mes repères sans pro­blème et, juste après Neuf­châ­tel, prends plein nord. Je suis rai­son­na­ble­ment cer­tain de ma navi­ga­tion, mais par acquit de conscience, je demande à ma pas­sa­gère de me filer mon télé­phone pour véri­fier ma posi­tion. Je fais route droit sur le Tré­port, par­fait, aucun risque de m’ap­pro­cher trop de cette fameuse cen­trale — j’ai pas envie de ren­trer accom­pa­gné d’un Rafale. Les nuages des­cendent un peu, je fais gen­ti­ment glis­ser F‑GVRE jus­qu’à 2000 ft.

Arri­vée sur la côte, sur­prise : il n’y a plus un nuage au-des­sus de la Manche ! Le monde à l’envers.

Contour­ne­ment du Tré­port et cap sur la baie de Somme, en res­tant à dis­tance de pla­ner de la côte bien enten­du. Je suis super content : les condi­tions sont idéales, il n’y a pas la moindre tur­bu­lence (je peux même lâcher le volant une dizaine de secondes sans que l’a­vion bouge), la visi­bi­li­té est excel­lente, je découvre une région superbe et j’i­ma­gine que ça doit faire de belles photos.

Approche de la baie de Somme. - photo Pascale Brites
Approche de la baie de Somme. — pho­to Pas­cale Brites

Le sur­vol à basse alti­tude de la baie de Somme est inter­dit, mais de toute façon je trouve qu’à 2000 ft on est très bien pour obser­ver. Puis, cap sur Beau­vais, il est 15 h 30 et le timing doit être bon. Repé­rage pré­cis en pas­sant la A28 : il est 15 h 40, j’ai res­pec­té mon plan de route à une minute près (mieux : c’est une minute d’a­vance !) et je puis esti­mer notre arri­vée au des­sus de Mois­selles à 16 h 20 — et les jauges disent qu’il reste deux bons tiers des réser­voirs, c’est cohérent.

Je sur­veille atten­ti­ve­ment mes repères pour contac­ter Beau­vais au bon moment, la contrô­leuse m’ac­corde le tran­sit comme une évi­dence, et je vois déjà la tache de la ville à 25 km. En pas­sant l’axe de piste, je demande à des­cendre à 1300 ft pour sor­tir — au sud, au des­sus de 1500 ft, c’est réser­vé au tra­fic de Charles-de-Gaulle. Auto­ri­sé sans coup férir, je laisse F‑GVRE prendre un peu de vitesse pen­dant qu’il glisse vers la bonne alti­tude, tout en tour­nant juste un poil à droite.

Trois minutes plus loin, je ne recon­nais pas ma posi­tion et le VOR³ n’est tou­jours pas reve­nu : je sens que j’ai confon­du les col­lines juste à gauche et celles juste en des­sous. Pour être tout à fait sûr, je demande à ma pas­sa­gère de me filer mon télé­phone ; pas de réponse. Je rede­mande, pas mieux. Je me retourne à droite, pour décou­vrir qu’elle s’est endor­mie entre Beau­vais et Silly-Tillard ! Au moins, mon pilo­tage ins­pire confiance !

La pas­sa­gère réveillée et mon fou rire conte­nu, le télé­phone me confirme mon impres­sion et, plu­tôt que de chan­ger de fré­quence pour indi­quer à Pon­toise que je vais écor­ner leur zone, je fais un cro­chet de trente secondes qua­si­ment plein est. Reve­nu sur mon iti­né­raire, je contacte Beau­vais pour les quit­ter ; pas de réponse. Deuxième essai, pas de réponse. Je remonte à 1500 ft, pas de réponse. Je pré­sume que la faible hau­teur et les col­lines ont cou­pé la liai­son et décide de conti­nuer. (Avec le recul, je me dis qu’à ce moment-là, j’au­rais dû contac­ter le contrôle de Pon­toise juste pour leur deman­der de signa­ler à Beau­vais que je n’ar­ri­vais pas à les joindre. C’est ce que je ferai si je me retrouve dans cette situation.)

Embouchure de la Somme. - photo Pascale Brites
Embou­chure de la Somme. — pho­to Pas­cale Brites

Arri­vée sur Mois­selles à 16 h 24, l’autre Cess­na 152 est en finale en piste 25, juste en-des­sous de nous. Il va faire son tou­cher à envi­ron 60 nœuds, nous sommes à 100 kt, ça ne pose pas de pro­blème même s’il remet les gaz : je m’an­nonce pour m’in­té­grer en vent arrière et laisse filer, en véri­fiant que nous le dépas­sons lar­ge­ment avant d’ar­ri­ver à l’al­ti­tude du tour de pis­te⁴. Pen­dant mon virage, je le perds de vue ; je sais qu’il doit être der­rière nous, à droite et encore en-des­sous, mais je le cherche quand même acti­ve­ment et ne suis vrai­ment ras­su­ré que lorsque j’en­tends “c’est bon, je le vois, il est loin der­rière” dans l’interphone.

Il n’y a tou­jours presque pas de vent, du coup mon tou­cher est impec­cable, comme dans le manuel. Je dégage rapi­de­ment la piste pour la lais­ser à l’autre appa­reil, qui doit logi­que­ment être en finale à ce moment, et retourne au parking.

Nous sommes au bureau depuis moins de cinq minutes et je suis encore en train de ran­ger les papiers, lorsque la per­sonne à l’ac­cueil du club me passe le télé­phone : la contrô­leuse de Beau­vais veut s’as­su­rer que tout va bien. J’ex­plique que j’ai essayé de la joindre trois fois, elle confirme avoir eu un bref sou­cis, l’af­faire est réglée. Le temps que je rem­plisse car­net de route, car­net de vol et infor­ma­tique, que je rap­porte les docu­ments de l’a­vion à son pilote sui­vant, il n’y a plus qu’à aller attendre la voi­ture qui nous ramè­ne­ra à Paris.

Pour l’a­nec­dote, les pré­vi­sions de temps de tra­jet rou­tier de Google sont moins bonnes que mon cal­cul de temps de vol. Mal­gré un départ à 16 h 50, ce n’est qu’à 18 h 03 que ma pre­mière pas­sa­gère arri­ve­ra à l’école.

Petit bilan

Ce n’é­tait pas vrai­ment la pre­mière fois que j’a­vais un pas­sa­ger : l’ins­truc­teur laisse sou­vent faire en fin de for­ma­tion pour voir com­ment l’on s’en sort, et l’exa­mi­na­teur n’in­ter­vient nor­ma­le­ment pas pen­dant le vol de test (il donne juste des consignes pour les exer­cices). En revanche, c’é­tait la pre­mière fois que j’a­vais un pas­sa­ger qui n’y connais­sait rien, du moins pas plus que ce qu’on finit for­cé­ment par savoir après m’a­voir écou­té ver­bia­ger dans son bureau pen­dant deux ans.

C’est inté­res­sant parce que ça remet des trucs en pers­pec­tive : non, c’est pas évident que “espace contrô­lé” veut dire “on va devoir deman­der à la radio pour chaque mou­ve­ment”. Non, c’est pas évident qu’on peut sur­vo­ler les petits bleds à 2000 ft mais qu’il faut contour­ner les agglo­mé­ra­tions plus larges. Et non, c’est pas évident que si tu inclines l’a­vion de 5° quand je te laisse le manche dix secondes pour ran­ger ma carte, c’est vrai­ment pas un problème.

Et oui, appa­rem­ment, c’est impres­sion­nant de voir un type faire l’al­ler-retour entre sa carte et l’ex­té­rieur toutes les deux minutes et noter des trucs. En tout cas, ça donne pas envie de l’in­ter­rompre — alors que quand on vole entre avia­teurs, on hésite rare­ment à par­ler à quel­qu’un qui est juste en train de rele­ver sa position.

J’en pro­fite pour répondre à une ques­tion qu’on m’a posée plein de fois : voler en Cess­na 152 à Mois­selles, ça coûte 125 € par heure de vol. Une heure de vol fait envi­ron 180 km. Et si un pas­sa­ger et un pilote par­tagent l’a­vion, ils peuvent par­ta­ger les frais équi­ta­ble­ment ou tout mettre à la charge du pilote : si le pas­sa­ger prend plus que sa part, c’est consi­dé­ré comme du tra­vail aérien, ce qui demande la licence pro­fes­sion­nelle. En l’oc­cur­rence, avec ses 2 h 05, le vol a coû­té 130 € par personne.

Quant à pas­ser la licence, de mon pre­mier vol à celui de l’exa­men, l’en­semble de mes acti­vi­tés aériennes m’a coû­té envi­ron 7500 €. Si vous ajou­tez nour­ri­ture et hôtel lors du voyage de mai (qui devrait être obli­ga­toire pour tout élève pilote, à mon humble avis), ça doit mener le total à un peu plus de 8000 €.

¹ J’a­vais éven­tuel­le­ment dans l’i­dée de, plus tard, apprendre à pilo­ter d’autres avions dans un but vénal, mais à l’é­poque j’é­tais déjà clair sur le fait que je n’a­vais pas bud­get pour la licence pro­fes­sion­nelle. J’ai tou­jours l’i­dée, et tou­jours pas le bud­get, d’ailleurs.

² Oui, ce billet a un peu de retard. Déso­lé, pour une fois que j’a­vais trou­vé un tra­vail rétri­bué, j’ai un peu délais­sé le blog.

³ Outil de radio­na­vi­ga­tion, à peu près inuti­li­sable à très faible dis­tance mais très pré­cis à une dizaine de kilomètres.

moisselles⁴ À Mois­selles, la pré­sence de vil­lages tout autour et l’é­troi­tesse de la zone régle­men­tée (en rouge ci-contre) ne per­mettent pas de s’é­loi­gner une minute pour reve­nir de l’ex­té­rieur à la hau­teur du tour de piste. Aus­si la pro­cé­dure n’est-elle pas tout à fait stan­dard : on des­cend sen­si­ble­ment sur le tra­cé du tour de piste (en jaune), en fai­sant dou­ble­ment atten­tion aux autres appa­reils. Un bon moyen de se faire engueu­ler par les ins­truc­teurs est d’ou­blier d’an­non­cer son inté­gra­tion à la radio, abso­lu­ment obligatoire.