Manque de temps

Ghusse m’a fait décou­vrir un billet inté­res­sant expli­quant com­ment résoudre le “pas assez de temps”. C’est fait par un pro­gram­meur, mais c’est inté­res­sant quand même : ça dépasse en fait le cadre de la pro­gram­ma­tion et parle d’une chose toute bête mais trop sou­vent oubliée, l’op­ti­mi­sa­tion des priorités.

Pour faire bref, il explique qu’une équipe de pro­gram­meurs perd en géné­ral énor­mé­ment de temps à faire de l’i­nu­tile : entre­te­nir des bouts de code peu ou pas uti­li­sés ou pré­pa­rer du code qui ne ser­vi­ra en fait pas. Comme chaque bout de code doit être tes­té, le temps per­du à le pro­gram­mer s’ac­com­pagne d’un temps per­du à pré­pa­rer et exé­cu­ter le test, ce qui finit par être énorme ; tout cela pour une fonc­tion­na­li­té que qua­si­ment per­sonne n’u­ti­lise, qu’on peut aisé­ment rem­pla­cer par une autre, voire qui a été utile une fois il y a des années et qui a déjà été rem­pla­cée par une autre.

Je crois que ça peut en fait s’ap­pli­quer à qua­si­ment n’im­porte quel tra­vail de pro­duc­tion organisée.

En fait, j’ai fait un paral­lèle avec mon cas et celui de mes col­lègues. Le champ d’ap­pli­ca­tion n’a rien à voir : pour ceux qui l’i­gnorent, je suis jour­na­liste tech­nique, et notre bou­lot consiste à tes­ter du maté­riel et à suivre l’ac­tua­li­té hi-tech.

Mais le manque de temps, beau­coup de monde s’en plaint, très régu­liè­re­ment, dans mon environnement.

Moi aus­si, d’ailleurs.

Mais moins que beau­coup de collègues.

Le phé­no­mène géné­ral est le sui­vant : nous sommes char­gés de suivre, ana­ly­ser et relayer de l’in­for­ma­tion, dans un domaine où il y a des tonnes d’in­for­ma­tions tous les matins. Et nous devons en même temps mener à bien un plan­ning de tests de matériels.

Du coup, il se pro­duit un truc dra­ma­tique : quand on a cinq minutes entre deux tests, on jette un œil à l’ac­tua­li­té, et on découvre l’im­men­si­té de l’u­ni­vers dont on n’a pas par­lé et qui serait poten­tiel­le­ment inté­res­sant. Du coup, on fouille un peu, on pré­pare une brève, ça prend une petite heure. Et le test sui­vant com­mence avec cin­quante minutes de retard, et on finit à 20h30.

Je crois avoir réus­si à sor­tir de ce phé­no­mène, dans une large mesure tout au moins — les rechutes sont plus ou moins régu­lières. Il y a un truc simple à se répé­ter en boucle : “c’est un tra­vail, c’est pas ma vie”.

Une fois ceci acquis, on ne cherche plus à tout cou­vrir, mais à faire ce qu’il y a à faire. Ça change beau­coup de choses, et c’est la même chose que pas­ser de “déve­lop­per et entre­te­nir tout le code d’un logi­ciel” à “virer le code inutile et se concen­trer sur celui qui sert”.

Quand j’ai cinq minutes, je ne cherche pas quelle brève faire. Je jette un œil au plan­ning pour voir où j’en suis, ce qui a été fait, ce qui doit être fait. Le plus sou­vent, ça se finit avec deux cour­riels de relances auprès d’at­ta­chées de presse qui doivent m’en­voyer des pro­duits. J’y gagne, parce que ça me per­met de mieux anti­ci­per ce qui va arri­ver, pas­ser au labo, repar­tir, et quand : je passe au final moins de temps à me battre avec le plan­ning, à jon­gler avec trois trucs qui doivent repar­tir dans la minute, bref, l’es­sen­tiel de mon tra­vail est plus fluide (ce qui n’empêche pas les gros coups de bourre ponctuels).

Au pas­sage, j’ai la vani­té de croire que ça faci­lite aus­si la vie des atta­chées de presse : au lieu d’être déran­gées au milieu d’un truc par un jour­na­liste qui leur télé­phone en exi­geant un appa­reil là tout de suite, elles peuvent répondre quelques heures plus tard à un mail qui leur demande ce qu’elles ont de dis­po­nible pour le lun­di sui­vant. Et en fin de chaîne, je crois rendre la plu­part des appa­reils à la date pré­vue, ce qui n’est clai­re­ment pas le cas de tous mes confrères (d’ailleurs, il est où, ce p… de X2 qui était chez Untel et devait nous arri­ver la semaine dernière ?).

Quand j’ai une heure, en revanche, là, oui, je jette un œil à ce qui existe en dehors du plan­ning, aux news qu’on aurait oublié de faire, aux trucs annexes qui peuvent inté­res­ser les gens. C’est là, aus­si, que je fais mes petites brèves répon­dant aux cour­riers des lec­teurs. Mais avant de faire une brève, je me demande tou­jours si elle va bien s’in­sé­rer dans le plan­ning et ne pas tout foutre en l’air.

Le rap­port avec “c’est qu’un tra­vail”, me direz-vous ? C’est simple. C’est parce que j’en avais marre d’ar­ri­ver à 9 h et de ne ren­trer chez moi qu’à 20 h que j’ai déci­dé d’élaguer.

À par­tir du moment où j’ai vou­lu ren­trer chez moi à une heure rai­son­nable, qui me lais­se­rait le temps de prendre une douche, de bouf­fer, de me faire un film ou d’al­ler boire un pot sans for­cé­ment me cou­cher à minuit et avoir la tête dans le cul le len­de­main, il a fal­lu savoir ce que je devais faire, quelle était la part essen­tielle de mon tra­vail, et quelle était la tâche fina­le­ment inutile qui bouf­fait du temps pour pas grand-chose.

Je vais prendre un exemple qui me vient là, comme ça : le test de la Bar­bie sans flash, qui nous per­met d’es­ti­mer l’ef­fi­ca­ci­té de la sta­bi­li­sa­tion d’un appa­reil pho­to. Il s’a­git de prendre à main levée cinq pho­tos à chaque sen­si­bi­li­té (l’ap­pa­reil étant alors contraint d’a­dap­ter le temps de pose), puis de voir dans chaque série la pro­por­tions de pho­tos bonnes. Quand on a trois pho­tos réus­sies sur cinq, on consi­dère que le test est bon et c’est l’une d’elles que nous publions.

Le truc, c’est que je sais d’ex­pé­rience qu’a­vec un appa­reil dépour­vu de sta­bi­li­sa­tion, la pho­to est nette vers 1/40s. Je sais aus­si que bien sou­vent, pas­sé 800 ISO, les com­pacts lissent trop l’i­mage pour qu’on puisse juger du flou de bou­gé. Pour­tant, cer­tains grimpent allè­gre­ment jus­qu’à 12800 ISO, valeur ridi­cule à laquelle aucun ne four­nit une image exploi­table de serait-ce que pour un timbre-poste.

Or, dans l’im­mense majo­ri­té des cas, on passe le 1/40s entre 800 et 1600 ISO. De manière géné­rale, j’ar­rête donc ce test à 1600 ISO ; il m’est même arri­vé de le stop­per à 800 ISO, avec des appa­reils dont l’é­cran était suf­fi­sam­ment fin pour juger de la net­te­té de l’i­mage et pour les­quels je voyais que même à 200 ISO, le taux de déchet était faible.

Je gagne ain­si quelques minutes par appa­reil. Bien sûr, si le résul­tat n’est pas concluant, je reprends et com­plète la série, et bien sûr, je perds alors un peu de temps ; mais ce n’est pas grand-chose par rap­port à celui que je gagne sur la masse des appa­reils pour les­quels il est inutile d’al­ler plus loin.

Autre exemple : j’ai long­temps relu, re-relu et re-re-relu mes articles. Mine de rien, ça aus­si, ça prend du temps. Sou­vent en pure perte : d’une part, au troi­sième pas­sage, on a tel­le­ment le texte en tête que l’on ne voit plus les fautes ; d’autre part, c’est frus­trant pour les relec­teurs de consta­ter qu’on a fait leur bou­lot avant de leur filer le papier.

Aujourd’­hui, après écri­ture, je ne fais géné­ra­le­ment qu’une relec­ture, le plus sou­vent en arri­vant le matin. Ça me per­met d’é­li­mi­ner les vrais pro­blèmes : les phrases ban­cales, les erreurs de réfé­rences, les para­graphes imbi­tables et les cas­sures de rythme. Le reste, c’est le bou­lot des SR¹, qui sont tout heu­reux de pou­voir dire “hey, j’ai trou­vé une erreur dans ton article” et de sen­tir qu’ils sont utiles.

Est-ce que cela réduit ma valeur pour mon employeur ? Je n’en suis pas cer­tain. Certes, je tra­vaille moins de 40 h par semaine là où j’en fai­sais allè­gre­ment 50 il y a quatre ans ; mais ma pro­duc­tion est plus régu­lière, moins urgente et moins sou­vent écrite sous l’emprise de la fatigue. Je tra­vaille moins, mais moins stu­pi­de­ment ; on peut aus­si dire qu’il est plus effi­cace de viser un niveau de qua­li­té éle­vé en un temps rai­son­nable que de viser la per­fec­tion², qui n’est de toute façon qu’un fan­tasme inatteignable.

Au final, on pour­rait dire que le “manque de temps” n’est qu’une ques­tion d’or­ga­ni­sa­tion. C’est en par­tie vrai, mais c’est sur­tout une ques­tion de tri et de prio­ri­té. Jour­na­liste ou écri­vain, c’est pareil : tout auteur doit faire des choix, et le pre­mier choix est d’é­crire ou non, notam­ment en fonc­tion du temps que cela va prendre et de l’in­fluence que cela va avoir sur le reste du travail.

Et si l’on a cinq minutes, mieux vaut se concen­trer sur les trucs impor­tants (tests à venir pour moi, fonc­tions réel­le­ment utiles pour un pro­gram­meur) que perdre une heure avec des fio­ri­tures (les Bar­bie à 6400 ISO ou les bouts de code caducs).

¹ Secré­taires de rédac­tion, les gens qui s’oc­cupent de vali­der et mettre en forme les textes avant publi­ca­tion. Selon quel jour­na­liste a écrit l’ar­ticle, le bou­lot d’un SR va de “cor­ri­ger quelques fautes et véri­fier les réfé­rences” à “tout réécrire en fran­çais, mettre en forme, tailler et ajou­ter les images, faire les titres, ajou­ter les mots-clefs et cor­ri­ger d’é­normes conne­ries”. Leur tra­vail est sou­vent sous-esti­mé, en par­ti­cu­lier sur le web (cer­taines rédac­tions n’en ont car­ré­ment pas, et ça se voit).

² Men­tion spé­ciale à la gra­phiste qui, il y a quelques jours, s’est pris la tête une demi-jour­née pour ajus­ter la mise en forme de chaque carte de visite en fonc­tion de la lon­gueur de chaque info mar­quée des­sus, alors que mon porte-cartes regorge de trucs faits à la va-vite en chan­geant vague­ment un nom sur un modèle stan­dard — y com­pris dans des entre­prises très riches et très à che­val sur leur style de communication.