Question de valeur(s)

Je vais pas me lais­ser emmer­der par une pétasse qui gagne le Smic.

Oui, j’ai vrai­ment enten­du ça, y’a quelque temps.

Et fran­che­ment, je l’ai pas encore digéré.

C’est pas le “pétasse” qui me gêne. C’est une injure, et ça arrive à tout le monde de s’in­ju­rier quand on s’embrouille avec quel­qu’un. Moi, je traite les gens de connards, c’est pareil.

Non, ce qui me gêne, c’est l’ar­gu­ment “qui gagne le Smic”.

Ah oui, parce que là, on juge les gens par leurs reve­nus. Même pas leur tra­vail, non, leurs revenus.

On va pas se lais­ser emmer­der par un smi­card, ça sous-entend qu’on peut se lais­ser emmer­der par un bour­geois ? 1500 € par mois, j’ai le droit de haus­ser le ton ? 3000 € par mois, je peux cra­cher à la gueule d’un incon­nu ? 10000 € par mois, j’ai le droit de dire merde au pré­sident ? Et moi, avec mes deux mille cent et quelques, je suis où sur l’é­chelle du droit à faire chier ?

Me dites pas que c’est pas une ques­tion d’argent, ou que j’ai mal com­pris : on a bien affaire à quel­qu’un qui, spon­ta­né­ment et sous l’ef­fet de la colère, a expri­mé une inter­dic­tion sur la base du salaire sup­po­sé de son contra­dic­teur, indi­quant donc qu’un salaire dif­fé­rent aurait entraî­né une réac­tion différente.

Et bien, je viens de décou­vrir un truc, figu­rez-vous : cette cita­tion vient s’a­jou­ter à la liste des trucs qui me font immé­dia­te­ment clas­ser quel­qu’un par­mi les gros cons — vous savez, avec les “la cor­ri­da est un art et le tau­reau est né pour ça”, les “toute cette immi­gra­tion, c’est dingue, on se sent vrai­ment plus en France”, les “ça te fait pas vomir de pen­ser que tu manges de la vache morte ?”, les “avec ces putains de radars c’est plus pos­sible de gar­der son per­mis” ou encore les “c’est natu­rel pour une femme de net­toyer la cuisine”.

On est déjà bien assez divi­sé par nos reve­nus, sans en plus en faire un prin­cipe sépa­rant les gens de valeur (ceux qui gagnent quoi, deux, trois, dix Smics ?) de ceux qui sont cen­sés fer­mer leur gueule. Ça rap­pelle furieu­se­ment la joyeuse époque du suf­frage cen­si­taire, où l’on devait ache­ter le droit de s’ex­pri­mer et où les pauvres étaient priés de cour­ber l’é­chine en silence.

“Je vais pas me lais­ser emmer­der par une pétasse”, c’est une injure tout ce qu’il y a de natu­rel quand on est un peu échauf­fé de l’es­prit. Ajou­ter “qui gagne le Smic”, en revanche, c’est un réflexe de gros bourge de merde, fier de son salaire supé­rieur et mépri­sant du tra­vail de ceux qui font peut-être des bou­lots plus pénibles et utiles que lui, mais touchent moins parce qu’ils n’ont pas eu la chance d’a­voir son par­cours. C’est le genre de réflexion qui me donne envie de res­sor­tir mon vieux Marx et de pendre les bour­geois avec les tripes des ban­quiers — par­don, je vou­lais dire, me remettre à prô­ner la lutte des classes, concept que je consi­dère débile depuis mes quinze ans à peu près.

Peut-être que cet argu­ment me touche parce que j’ai, jus­qu’en 92, vécu dans une famille qui vivait sur un Smic et du tra­vail tem­po­raire ou sai­son­nier. J’ai vu mon père bos­ser dix heures par jour, sept jours sur sept, avec au mieux une semaine de vacances çà et là en pro­fi­tant de réunions de trou­peaux lors des trans­hu­mances, pour gagner 4000 F par mois — oui, j’ai bien écrit francs, pas euros.

Et pour­tant, mes parents ne sont pas sans doute pas plus stu­pides que le type qui a sor­ti ça, et sta­tis­ti­que­ment ils ont dû lire beau­coup plus de livres que lui.

J’i­gnore le par­cours de ce mec, que je ne connais pas plus que ça, donc je ne puis pas affir­mer qu’il est né avec une cuiller d’argent dans la bouche et n’a jamais eu la joie dou­teuse de faire un bou­lot de merde payé au lance-pierres parce que c’est tout ce qu’il avait trou­vé pour rem­plir son cad­die. Ça serait évi­dem­ment le cli­ché ultime et l’i­mage est ten­tante, mais je n’ai tout sim­ple­ment rien qui me per­mette de l’affirmer.

Ce qui est sûr en revanche, c’est que pour sor­tir aus­si spon­ta­né­ment un argu­ment aus­si cré­tin, il faut soit igno­rer beau­coup de choses de la vraie vie des vraies gens, soit avoir une mémoire très, très courte. Dans les deux cas, c’est fort dom­mage — ne serait-ce que parce que je me sens insul­té per­son­nel­le­ment alors que je n’ai été que témoin de l’altercation.