Un petit appareil à aile haute propulsé par un moteur à hélice

Vous connais­sez la “pompe à dépêches” ? La pompe à dépêches, ça marche comme ça : comme je suis un édi­teur radin, plu­tôt que de payer un jour­na­liste pour écrire de vrais articles fouillés en appli­quant de vraies connais­sances et en menant de vraies enquêtes à par­tir des infos qui tombent, je paie un copieur-col­leur qui va vague­ment faire une mise en forme et publier direc­te­ment la dépêche AFP, AP ou Reu­ters. Ça coûte moins cher et, au lieu de pas­ser une heure à creu­ser son sujet, mon copieur-col­leur peut mettre en ligne l’ar­ticle vali­dé trois minutes chro­no après l’ar­ri­vée de la dépêche. Ça me per­met de remon­ter dans Google (qui donne une prime au conte­nu ori­gi­nal, donc quand on publie la même chose que les autres il faut abso­lu­ment être le pre­mier) et de m’e­nor­gueillir de la réac­ti­vi­té de mon site ; bien sûr, ça me per­met aus­si de ne pas com­prendre pour­quoi les lec­teurs dis­pa­raissent (ils aiment un conte­nu plus per­son­na­li­sé et avoir un vrai axe de lec­ture, les cons).

Le cas du jour est abso­lu­ment spec­ta­cu­laire, jugez plutôt :

cessna206

Là-dedans, il y a bien sûr des sites de brèves, ou qui n’ont qu’un rap­port très loin­tain avec l’a­via­tion et qui n’ont aucune rai­son d’al­ler plus loin que la dépêche AFP (Les Nou­velles, 1001infos, La Poste, Jeux vidéo etc.). Il y a aus­si bien enten­du le flux Google AFP, qui reprend toutes les dépêches parce que c’est sa rai­son d’être.

Beau­coup plus inquié­tant, il y a des gens dont c’est le métier (théo­rique) d’ap­por­ter une infor­ma­tion “axée” et tra­vaillée. Libé­ra­tion, Le Pro­grès, RTL, Direct matin, Europe 1, ce sont des gens qui pré­tendent appor­ter une infor­ma­tion de qualité.

Com­ment, bor­del de Dieu, peut-on avoir une telle pré­ten­tion quand on ne prend même pas le temps d’i­den­ti­fier le type d’ap­pa­reil concer­né ? “Un petit appa­reil à aile haute pro­pul­sé par un moteur à hélice”, c’est épou­van­ta­ble­ment lourd et pom­peux bien sûr, mais c’est sur­tout un aveu de fai­néan­tise, un déni d’in­for­ma­tion, de la part de tous ces blaireaux.

Que l’AFP l’é­crive comme ça, ça peut se com­prendre : leur bou­lot, c’est de balan­cer des faits le plus rapi­de­ment pos­sible, sans ana­lyse ni recul. En plus, ils l’ac­com­pagnent d’une pho­to, donc ils peuvent se dire que n’im­porte quel jour­na­liste qui tom­be­ra des­sus pas­se­ra dix minutes sur Wiki­pé­dia pour voir ce que c’est comme avion. (Men­tion spé­ciale, au pas­sage, à Europe 1, qui a pous­sé le ridi­cule jus­qu’à ne pas reprendre la pho­to qui accom­pa­gnait la dépêche et mettre une image d’illus­tra­tion sans aucun rap­port avec le schmilblick.)

Il y avait plein de solu­tions pour iden­ti­fier l’a­vion. Essayer de contac­ter l’au­teur de la pho­to, par exemple : elle est signée “AFP, Emi­lie Cayre” (féli­ci­tons au pas­sage Métro news pour avoir sup­pri­mé le nom du pho­to­graphe : j’es­père sin­cè­re­ment qu’elle leur enver­ra au moins une demande d’ex­cuses publiques), et Google nous dit qu’il existe une contrô­leuse aérienne de ce nom, ça peut valoir le coup d’es­sayer de la contac­ter pour avoir des détails. Ou bien, on peut appe­ler n’im­porte quel aéro-club pour leur deman­der si ça leur dit quelque chose, un mono­mo­teur à aile haute : en France, ils vous répon­dront qu’à 90 % ça va être du Cess­na 172 ou déri­vé, ça limite quand même bien les recherches (vous pou­vez même vous arrê­ter là et mettre “mono­mo­teur Cess­na” à la place de “petit appa­reil à aile haute pro­pul­sé par un moteur à hélice”, tout le monde y gagnera).

Et de fait, si on applique le cha­pitre 1, leçon 1 du manuel du jour­na­liste (“essayer de com­prendre de quoi ça parle”), on s’a­per­çoit qu’un avion qui se pose sur une rocade, ça passe pas du tout inaper­çu : les images (et même quelques vidéos) inondent Inter­net depuis hier soir. Trente secondes sur Google vous per­mettent donc de trou­ver des docu­ments où l’im­ma­tri­cu­la­tion est par­fai­te­ment lisible (F‑GBLZ, que l’on devine même entre l’aile et le hau­ban sur le trois-quarts avant qui accom­pagne la dépêche AFP), ce qui vous ren­voie fata­le­ment à un Cess­na 206 (tiens donc, un déri­vé agran­di du 172, comme le monde est petit).

Voi­là, ça prend deux minutes à tout cas­ser et ça per­met déjà de com­men­cer à appor­ter une infor­ma­tion sup­plé­men­taire et à éclair­cir les évé­ne­ments. En pous­sant un peu, on pour­ra trou­ver que les Cess­na 205–206-207 sont popu­laires comme avions de brousse dans les zones un peu tor­dues de la pla­nète, ce qui sup­pose qu’ils soient maniables, stables, sains à l’at­ter­ris­sage et capables de se poser et de décol­ler dans un mou­choir sur un ter­rain déli­cat ; une rocade, pour eux, c’est presque du luxe. Je veux pas remettre en cause le talent du pilote, qui a quand même dû faire une approche en pla­neur en gérant la cir­cu­la­tion auto­mo­bile du coin, mais par­ler d’ex­ploit ou de miracle me paraît légè­re­ment exa­gé­ré : c’est un bel atter­ris­sage d’ur­gence comme on ne les apprend pas à l’é­cole, mais c’est aus­si le bou­lot d’un pilote d’im­pro­vi­ser des solu­tions quand celles qu’on apprend ne sont pas applicables.

Vous me direz, quand on voit comme les “jour­na­listes” sont prompts à oublier le B‑A.BA de leur bou­lot, on peut s’é­ton­ner qu’un pilote pousse le sien avec appli­ca­tion jus­qu’à inven­ter des trucs qui sont pas dans le manuel.