Cher Benoît Hamon…

Cher Benoît Hamon,

comme vous le savez, les Fran­çais achètent des ordi­na­teurs. Mal­gré la baisse constante du mar­ché, gri­gno­té par les ordi­na­teurs inté­grés que sont les tablettes, il devrait se vendre pas loin de huit mil­lions de micro-ordi­na­teurs rien qu’en France en 2013.

Le prix de vente de ces ordi­na­teurs était esti­mé en 2012 à 500 € en moyenne. Le mar­ché est donc de l’ordre de quatre mil­liards d’eu­ros, pour la seule France.

Ce mar­ché masque en fait deux por­tions. Car pour envi­ron 500 €, on n’a­chète que rare­ment juste un ordi­na­teur. Le plus sou­vent, on achète éga­le­ment la licence d’un sys­tème d’ex­ploi­ta­tion, géné­ra­le­ment Micro­soft Win­dows (plus rare­ment Apple Mac OS X, excep­tion­nel­le­ment un autre). J’ai per­son­nel­le­ment consta­té qu’il était très dif­fi­cile d’ob­te­nir une infor­ma­tion sur la part du prix reve­nant au logi­ciel : en 2009, après l’a­chat d’un ordi­na­teur auprès de Dell, le construc­teur avait refu­sé de me faire par­ve­nir une fac­ture détaillant les dif­fé­rents com­po­sants du lot maté­riel + licence du logi­ciel, et cette année Dar­ty m’a ven­du un ordi­na­teur avec Win­dows 8 en une seule ligne de facture.

Nous en sommes donc réduits à faire des esti­ma­tions, à par­tir du chiffre d’af­faires de Micro­soft, des tarifs des ver­sions OEM de Win­dows dis­po­nibles à la vente sépa­rée et d’une dose de poudre de Per­lim­pin­pin. Il est géné­ra­le­ment admis que le logi­ciel repré­sente 10 à 30 % du prix d’un lot infor­ma­tique, soit en esti­ma­tion rai­son­nable envi­ron 50 € par ordi­na­teur ven­du (et on parle là plu­tôt d’une esti­ma­tion basse).

Petite pré­ci­sion : je suis jour­na­liste et tra­vaille dans le milieu hi-tech ; si je n’ai pu avoir d’in­for­ma­tion plus pré­cise y com­pris lors de mes propres achats, j’ai peine à ima­gi­ner que le client lamb­da soit à même d’en obte­nir aisé­ment, même si selon vos pro­pos rap­por­tés par le Sénat : “Le code de la consom­ma­tion pré­voit déjà une infor­ma­tion”. Les construc­teurs gardent jalou­se­ment toute infor­ma­tion sur le mon­tant qu’ils reversent à Micro­soft et c’est un milieu où l’o­pa­ci­té est de règle, quelles que soient les dis­po­si­tions déjà existantes.

Cepen­dant, lorsque deux amen­de­ments pro­posent de rendre obli­ga­toire l’af­fi­chage sépa­ré du prix du logi­ciel afin de lut­ter contre la vente for­cée de Win­dows aux ache­teurs d’or­di­na­teurs, vous dites, dans le même rap­port du Sénat : “La posi­tion domi­nante de Micro­soft per­met déjà aux auto­ri­tés d’a­gir contre la vente for­cée : la Com­mis­sion euro­péenne a sanc­tion­né Micro­soft d’une amende de 671 mil­lions d’eu­ros pour ne pas avoir res­pec­té l’o­bli­ga­tion de pro­po­ser à l’u­ti­li­sa­teur l’é­cran per­met­tant un choix.”

Cette affir­ma­tion est, d’a­bord, un énorme hors-sujet. L’af­faire du “bal­lot screen” des navi­ga­teurs était basée sur le fait que Micro­soft uti­li­sait sa posi­tion domi­nante sur le mar­ché des sys­tèmes d’ex­ploi­ta­tion pour “pous­ser” son navi­ga­teur inter­net au détri­ment des concur­rents. Nous par­lons ici d’un phé­no­mène radi­ca­le­ment dif­fé­rent : la vente for­cée d’une licence de logi­ciel lors de l’a­chat d’un maté­riel infor­ma­tique, sans même d’in­for­ma­tion sur le mon­tant de cette vente.

Votre affir­ma­tion est, ensuite, pro­fon­dé­ment mal­saine. On ne peut pas com­pa­rer l’in­fluence d’un choix entre une série de pro­duits gra­tuits et l’im­po­si­tion de l’a­chat d’un pro­duit payant. Si Micro­soft agis­sait mal en ins­tal­lant Inter­net Explo­rer au détri­ment de Fire­fox, Chrome, Ope­ra et consorts, cela ne coû­tait rien à per­sonne ; cela entraî­nait juste un manque à gagner poten­tiel pour ses concur­rents. Dans le cas qui nous occupe, c’est qua­si­ment chaque ache­teur d’or­di­na­teur qui se voit effec­ti­ve­ment deman­der un mon­tant incon­nu pour finan­cer un logi­ciel dont il n’a peut-être pas l’utilité.

Et puis, évi­tons le ridi­cule : il a fal­lu des années de pro­cé­dure pour que l’U­nion euro­péenne impose à Micro­soft une amende de 671 M€. Repre­nez les chiffres du début de cette lettre : Micro­soft doit réa­li­ser envi­ron 400 M€ de chiffre d’af­faires par an grâce aux ventes liées de Win­dows en France. Pas en Europe : en France. Quatre fois plus en Europe occi­den­tale, et j’i­gnore com­bien dans l’en­semble de l’U­nion européenne.

Des années de pro­cé­dures arrivent à une amende que dix-huit mois de vente for­cée financent, et qui repré­sente au total moins d’un sixième du béné­fice de Micro­soft pour le pre­mier tri­mestre 2013. D’ailleurs, Micro­soft n’a guère modi­fié ses habi­tudes : l’é­cran de choix ne lui coû­tait pas grand-chose et a été ins­tal­lé, mais les autres pra­tiques et en par­ti­cu­lier la vente for­cée per­durent. Cela signi­fie une chose simple : il est plus ren­table pour Micro­soft de payer des amendes, même en cen­taines de mil­lions d’eu­ros, que d’a­ban­don­ner la vente for­cée. Autre­ment dit : le vente for­cée aux consom­ma­teurs rap­porte plus que les amendes de l’UE ne coûtent.

Notez une der­nière chose, mon­sieur Hamon. L’a­mende que l’U­nion euro­péenne a infli­gée à Micro­soft est une chose, le prix d’a­chat d’un ordi­na­teur en est une autre.

Per­son­nel­le­ment, que l’U­nion euro­péenne ait tou­ché 671 M€ de la part de Micro­soft, ça ne change pas ma vie quo­ti­dienne. En revanche, les cin­quante ou cent euros que je peux gagner en ins­tal­lant moi-même les sys­tèmes d’ex­ploi­ta­tion des mes appa­reils infor­ma­tiques, je les sens. Savoir que Micro­soft a payé une amende parce qu’il ne m’a pas pro­po­sé un choix que je n’ai de toute façon pas fait (mon sys­tème d’ex­ploi­ta­tion prin­ci­pal étant Mint Linux, je ne suis jamais arri­vé jus­qu’à l’é­cran de choix du navi­ga­teur de Win­dows), sin­cè­re­ment, je m’en fiche. Savoir que le ven­deur de mon ordi­na­teur m’a obli­gé à payer un mon­tant incon­nu pour finan­cer un logi­ciel que je n’u­ti­lise pas, et n’ac­cepte de me dédom­ma­ger que d’un mon­tant for­fai­taire à sa seule dis­cré­tion et à condi­tion que je ren­voie mon ordi­na­teur en m’en pas­sant pen­dant plu­sieurs semaines, cela, oui, ça m’in­té­resse, et ça me fait fou­tre­ment chier.

Je veux savoir, mon­sieur Hamon, je veux savoir pour­quoi vous refu­sez que le ven­deur d’un maté­riel doive sim­ple­ment m’in­for­mer, moi, ache­teur, qu’il me fac­ture n euros au titre du sys­tème d’ex­ploi­ta­tion. Je ne pousse même pas jus­qu’à deman­der pour­quoi je ne peux pas ache­ter un ordi­na­teur vierge, non ; je vous demande juste com­ment vous jus­ti­fiez que je ne sache même pas com­bien de mes euros vont dans une licence logi­cielle et com­bien vont réel­le­ment dans le maté­riel que j’achète.

Dans l’at­tente de votre réponse, rece­vez mes meilleurs sentiments.

PS : Si vous pou­vez éga­le­ment m’ex­pli­quer pour­quoi le for­mu­laire de contact du minis­tère limite les mes­sages à 2000 carac­tères, je vous en sau­rai gré : il est en effet rare­ment pos­sible d’ex­pli­quer le rai­son­ne­ment menant à une ques­tion dans un espace aus­si res­treint. J’es­père donc que vous ne me tien­drez pas rigueur de ne vous avoir envoyé qu’un lien vers le pré­sent billet.