VOS

Vous le savez, j’ai un petit faible pour les langues et un gros faible pour les bizarreries.

Du coup, y’a un truc dont je me lasse peu : écou­ter par­ler les petits qui bal­bu­tient leurs pre­mières phrases. Je trouve fas­ci­nante la façon donc ils créent sou­vent des struc­tures syn­taxiques ori­gi­nales qui inter­rogent sur l’o­ri­gine même des langues.

Par exemple, étant petit, je disais “éteint” pour tout ce qui était lumi­neux et “rrr­rourrr­rou” (comme un pigeon) pour les choses qui volaient. Un jour que je voyais la Lune, il paraît (anec­dote d’o­ri­gine garan­tie 100 % parents) que j’ai dit “rrr­rourrr­rou-éteint” ; depuis qu’on me l’a racon­té, je me demande si je vou­lais dire “oiseau lumi­neux”, “lumière volante” (avec donc des adjec­tifs ou des géron­difs en anté- ou post­po­si­tion) ou “oiseau­lu­mière” (créa­tion d’un nou­veau sub­stan­tif par agglu­ti­na­tion). Ça paraît con mais la ques­tion est pas­sion­nante, en ce qu’elle cor­res­pond à des carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales d’une langue et de l’or­ga­ni­sa­tion de pen­sée qui va avec : les épi­thètes avant (comme en anglais) ou après (comme en fran­çais) l’élé­ment auquel ils se rap­portent, la genèse du voca­bu­laire, etc…

Cette semaine, j’é­tais avec des potes qui ont entre autres une petite de deux ans. J’ai été frap­pé par la construc­tion de ses phrases :

Veux m’da­rine moi.

‘Est Franck toi.

Vais sor­tir moi.

et ain­si de suite.

La pro­non­cia­tion est géné­ra­le­ment bonne (bon, “man­da­rine” c’est un peu com­pli­qué à pro­non­cer), l’ar­ti­cu­la­tion des idées peu hési­tante, et la struc­ture syn­taxique est très géné­ra­le­ment verbe-objet-sujet.

C’est fas­ci­nant, parce que ça détonne sacré­ment dans le pay­sage lin­guis­tique. L’im­mense majo­ri­té des langues met le sujet en pre­mier : on s’in­té­resse d’a­bord à l’ac­teur (qui, bien sou­vent, est le locu­teur : d’a­près le TLF, “je” est à peu près autant uti­li­sé en fran­çais que “il”, qui désigne pour­tant l’en­semble des autres agents pos­sibles). Ensuite, on s’in­té­resse à l’ac­tion, à peu près aus­si sou­vent en met­tant d’a­bord l’ob­jet (comme en alle­mand ou en japo­nais : “私はフランスで住んでいます”, c’est lit­té­ra­le­ment “moi-sujet France-endroit vivre-poli”) ou en met­tant d’a­bord le verbe (“je vis en France”, c’est “moi­su­jet vivre-pré­sent endroit-France”, vous note­rez au pas­sage que le com­plé­ment indi­quant l’en­droit est post­po­sé en japo­nais et anté­po­sé en fran­çais et que le japo­nais conjugue en fonc­tion de la politesse).

Dans les rares langues qui ne mettent pas le sujet en pre­mier, l’im­mense majo­ri­té mettent d’a­bord le couple verbe-sujet, comme pour bien déter­mi­ner l’ac­tion, et ajoutent l’ob­jet derrière.

Com­men­cer par le verbe et l’ob­jet et lais­ser le sujet à la fin, c’est très très rare : envi­ron 3 % des langues d’a­près Wiki­pé­dia, et la plus répan­due est le mal­gache. Fas­ci­nant, disais-je.

Au pas­sage, je ne peux pas m’empêcher de pen­ser que c’est une forme de pen­sée assez altruiste : le sujet est secon­daire, ce qui compte est l’ac­tion et ce à quoi elle s’applique.