Le CP existe, je l’ai rencontré

Jus­qu’i­ci, comme beau­coup de jour­na­listes, je pen­sais que le Com­mu­ni­qué de Presse, alias “CP”, était un texte vague­ment orien­té (voire fran­che­ment men­son­ger), pon­du idéa­le­ment par mes meilleures enne­mies, les atta­chées de presse, plus rare­ment par un com­mer­cial ou un publi­ci­taire. Je le pre­nais comme une dis­trac­tion pas­sa­gère, en lisant une ligne sur deux pour fil­trer l’in­for­ma­tion (le bon grain) de la pro­pa­gande (l’i­vraie), avant de ren­voyer “Chère RP, as-tu une fiche tech et trois visuels que je me fasse une idée plus hon­nête de ton produit/expo/projet ? Bises, Franck”.

Il y a quelque temps, il m’est arri­vé un truc bizarre. J’ai décou­vert que le CP est en fait un ani­mal. J’en ai ren­con­tré un en vrai.

Bien enten­du, j’ai déjà ren­con­tré des être vague­ment orien­tés (voire fran­che­ment men­son­gers). J’ai eu l’oc­ca­sion de connaître des repré­sen­tants de construc­teurs d’ap­pa­reils pho­to (coréens, japo­nais, voire sué­dois) au dis­cours sérieu­se­ment for­ma­té. Mais, étant dans la presse “tech­nique”, les com­mu­ni­cants (ceux qui ne com­prennent rien à leur pro­duit et sont d’ha­bi­tude pré­sen­tés à la presse géné­ra­liste, qui n’y connaît pas grand-chose non plus) ont géné­ra­le­ment mis un point d’hon­neur à me faire ren­con­trer plu­tôt des chefs pro­duits, voire des ingé­nieurs. Autre­ment dit, des gens qui parlent ma langue cou­ram­ment dès qu’on arrive à faire cra­quer le ver­nis “com” qu’on leur a mis avant des nous les présenter.

Par exemple, j’ai enten­du des gens dire que leur nou­vel auto­fo­cus était génial et vache­ment bien et, à chaque fois que quel­qu’un disaitt “oui mais bien com­ment”, ils répon­daient “il est génial” ; mais si on leur fai­sait une remarque genre “non mais fran­che­ment, vous pen­sez vrai­ment pou­voir concur­ren­cer un sys­tème à cor­ré­la­tion de phase, qui sait exac­te­ment de com­bien et dans quel sens il doit cor­ri­ger pour accro­cher son sujet et qui peut même le faire à l’a­veugle entre deux mou­ve­ments de miroir ?”, et l’un d’eux a répon­du le plus spon­ta­né­ment du monde un truc du genre “oui mais avec un Cmos, on peut scan­ner à très haute fré­quence de petites zones, et en plus on ana­lyse le bokeh pour détec­ter l’a­ber­ra­tion chro­ma­tique axiale pour savoir dans quel sens par­tir, et au final comme on n’a pas de miroir à bou­ger et qu’on a un pre­mier rideau élec­tro­nique on envoie la prise de vue direc­te­ment après le focus lock et on fait vrai­ment aus­si bien”. (Si vous n’a­vez rien com­pris, ima­gi­nez ce que ça donne en anglais avec l’ac­cent japonais.)

Et là, je me suis ren­du compte que j’a­vais pas croi­sé un docu­ment publi­ci­taire, mais un mec pas­sion­né par son bou­lot, qui brû­lait de par­ler de toutes les astuces qu’il avait trou­vées pour amé­lio­rer son pro­duit, mais qui n’a­vait pas le droit parce que le bre­vet n’a­vait pas encore été accor­dé. Et acces­soi­re­ment, j’ai vu des chefs de divi­sion et des atta­chées de presse virer au blanc pâle à l’i­dée que je parle de ça, ce qui fait par­tie des moments amu­sants du métier.

Mais cette fois-ci, j’ai décou­vert un truc. J’ai cher­ché des ren­sei­gne­ments, et j’ai obte­nu un ren­dez-vous, dans une entre­prise rela­ti­ve­ment sépa­rée de mes construc­teurs d’ap­pa­reils pho­to habi­tuels. Et j’ai été reçu par un CP.

À pre­mière vue, le CP ver­sion chair et os res­semble à n’im­porte quel com­mu­ni­cant. Il est propre, bien ran­gé, il a un cos­tume assor­ti à son salaire. La dif­fé­rence est dans le dis­cours : le com­mu­ni­cant tente de don­ner à son entre­prise une image posi­tive, alors que le CP vise à pré­sen­ter un point de son acti­vi­té en se plon­geant dans la réa­li­té. Le com­mu­ni­cant s’a­dresse aux gens qui n’y connaissent rien, le CP parle à ceux qui s’y connaissent et qu’il faut convaincre d’ar­ron­dir les angles. En somme, le pre­mier pré­sente un fan­tasme pour les gens qui y croient, le second pré­sente à ceux qui ne croient pas aux fan­tasmes une réa­li­té suf­fi­sam­ment enjo­li­vée pour qu’ils aient envie d’y croire.

En pre­mière approche, en croi­sant ce grand brun car­ré dans son cos­tume, je pen­sais donc avoir affaire au dis­cours pure­ment publi­ci­taire “on est les meilleurs, on est les plus grands, cher­chez pas y’a pas mieux”, le genre de truc que vous voyez sur les murs du métro et que vous fil­trez sans y réfléchir.

Il s’est haus­sé au rang de CP en injec­tant dans son dis­cours de vrais mor­ceaux de réa­li­té, en se concen­trant sur des élé­ments pré­cis, en expli­quant concrè­te­ment des points spé­ci­fiques de fonc­tion­ne­ment de son entre­prise, en mixant de vraies infor­ma­tions aux lita­nies de super­la­tifs. Autre­ment dit, au lieu de reje­ter l’en­semble d’un bloc comme publi­ci­taire, il m’a for­cé à écou­ter ce qu’il disait pour trier les deux niveaux de véri­té four­nis — et essayer de creu­ser jus­qu’au plan­cher de la réa­li­té qui m’intéressait.

“On est les meilleurs”, tout le monde peut le dire, c’est le niveau zéro de la com. “Okay, les concur­rents ont cet avan­tage, mais nous on a celui-là qui est plus impor­tant”, c’est un peu ce que je reçois dans ma boîte aux lettres quand une vraie atta­chée de presse s’est occu­pée du sujet. Et bien c’est la pre­mière fois que je voyais un indi­vi­du dont le dis­cours com­plet était exac­te­ment ça, de bout en bout, du moment où j’ai fran­chi la porte à celui où j’ai pas­sé vingt minutes à écou­ter son dis­cours après le tour des locaux.

Après une heure à obser­ver un CP sur pattes, il a même eu un ins­tant de véri­té brute, celui où il a recon­nu qu’a­vec tous ses avan­tages, son pro­duit était lar­ge­ment plus cher que d’autres qui font à peu près la même chose en pas vrai­ment moins bien. Ça m’a fait exac­te­ment le même effet que quand j’ar­rive à la fin d’un PDF qui, entre hon­nêtes véri­tés et argu­ments capil­lo­trac­tés, me dit que tel appa­reil est génial, et que la der­nière ligne est : “dis­po­nible en août pour trois fois le prix de l’autre”, et que je regarde mon écran avec un sou­rire en coin en me disant “ah tiens, c’est donc ça, le truc…”.