Festival d’approximations

Il y a des jours, on voit une conne­rie dans la presse. Il y a des jours, on en voit deux. Il y a des jours, on en voit plus.

Aujourd’­hui, ce sont pas moins de trois articles qui m’ont rap­pe­lé les limites de cer­tains confrères.

C’est d’a­bord le Figa­ro qui nous pré­sente un moteur à eau de pluie :

capture d'écran du Figaro
cap­ture d’é­cran du Figaro

Si vous êtes comme moi, le moteur à eau, ça fait long­temps que vous en enten­dez par­ler et que vous deman­dez bien com­ment ça fonc­tionne. Le moteur à essence, vous voyez ; le moteur à étha­nol, aus­si, le moteur à hydro­gène, de même, mais le moteur à eau ? L’eau n’est pas com­bus­tible. On peut la cas­ser pour libé­rer du dihy­dro­gène qui, lui, l’est, mais ça consomme plus d’éner­gie que ce qu’on récu­pé­re­ra de la com­bus­tion donc ça ne per­met pas de faire avan­cer le schmilblick.

En lisant l’ar­ticle, vous com­pren­drez : en fait, c’est un moteur à essence, dans lequel on injecte de l’eau. Le prin­cipe est connu depuis fort long­temps : si vous avez lu Le grand cirque, vous savez que dès la Seconde guerre mon­diale, on injec­tait de l’eau dans cer­tains moteurs pour aug­men­ter leur puis­sance. Lors­qu’on ajoute de l’eau au mélange, elle a deux effets : elle refroi­dit les gaz d’ad­mis­sion, ce qui aug­mente leur den­si­té et per­met donc d’en faire tenir plus dans le cylindre (on obtient donc la puis­sance d’un moteur de plus forte cylin­drée) ; et elle se vapo­rise à la com­bus­tion, ce qui aug­mente bru­ta­le­ment la pres­sion et repousse plus vio­lem­ment le pis­ton (cela cor­res­pond donc, peu ou prou, à un accrois­se­ment du taux de compression).

Ça n’est donc pas un moteur à eau que l’on nous pré­sente, mais un moteur à injec­tion d’eau, ce qui n’a rien à voir. L’eau injec­tée se retrouve direc­te­ment dans l’at­mo­sphère, sous forme gazeuse, et va si le temps s’y prête faire un beau nuage blanc un peu plus loin. Elle n’a pas par­ti­ci­pé à la com­bus­tion et n’est qu’une sorte de cata­ly­seur per­met­tant d’u­ti­li­ser plus effi­ca­ce­ment le mélange dis­po­nible et d’aug­men­ter le ren­de­ment éner­gé­tique du moteur.

C’est ensuite un blog du Monde qui nous annonce une col­li­sion avec la Terre (et non, il ne parle pas de chute de vélo) :

monde_collision
cap­ture d’é­cran du Monde

Bon, bien sûr, une col­li­sion avec la Terre, un ven­dre­di 13, c’est par­fait. Pas la peine, du coup, de réflé­chir aux mots qu’on utilise.

D’a­bord, la notion même de col­li­sion est dis­cu­table, puisque l’ob­jet ne va pas tou­cher le sol mais cra­mer dans la haute atmo­sphère. C’est n’est pas un “choc de deux corps” (dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie, TLF), mais la com­bus­tion pro­gres­sive d’un corps au rap­pro­che­ment (si l’on compte comme “corps” la par­tie solide, au sens clas­sique du mot) ou au contact (si l’on consi­dère le “corps” au sens astro­no­mique, atmo­sphère com­prise) d’un autre.

Ensuite, on nous explique jus­te­ment que l’ob­jet doit “se dés­in­té­grer inté­gra­le­ment”. Déjà, c’est moche à l’o­reille, cette alli­té­ra­tion en “inté­gr”, mais sur­tout, c’est comme “mon­ter en haut” : c’est un pléo­nasme. Se dés­in­té­grer non-inté­gra­le­ment, c’est se dis­lo­quer, se bri­ser, brû­ler par­tiel­le­ment ; c’est ce que vous vou­lez, mais pas “se désintégrer”.

Enfin, pour finir en beau­té cette revue de presse du jour, c’est Le Monde qui nous dit que les avions civils pour­raient être loca­li­sables en temps réel sur toute la terre dans deux ans.

monde_localisation
cap­ture d’é­cran du Monde

D’a­bord, les avions sont déjà loca­li­sables en temps réel sur toute la pla­nète. Il suf­fit de les équi­per d’un sys­tème adé­quat — liai­son de don­nées trans­met­tant des infor­ma­tions de loca­li­sa­tion, balise Argos, etc. Rien n’in­ter­dit de le faire sur les avions civils.

Ah par­don, l’ar­ticle parle d’é­vi­ter des évé­ne­ments comme la dis­pa­ri­tion tou­jours mys­té­rieuse de 9M-MRO, alias “le Boeing de la Malay­sia” ou “MH370”. Alors déjà, ça serait bien de mettre un lien vers les articles du Monde par­lant de celui-ci, plu­tôt que vers les articles par­lant de 9M-MRD, alias “le Boeing ukrai­nien” ou “MH17”, ça évi­te­rait de s’emmêler les pin­ceaux : 9M-MRD a, jus­te­ment, été géo­lo­ca­li­sé très pré­ci­sé­ment jus­qu’à sa der­nière minute.

Ensuite, il s’a­git ici de géné­ra­li­ser l’ins­tal­la­tion de liai­sons satel­li­taires pour trans­mettre les infor­ma­tions ADS, actuel­le­ment trans­mises par les trans­pon­deurs et néces­si­tant une sta­tion de récep­tion au sol à por­tée de l’a­vion. Pro­blème : dans le cas de 9M-MRO, jus­te­ment, le trans­pon­deur avait été cou­pé immé­dia­te­ment après son chan­ge­ment de direc­tion, ce qui explique (ou pré­tend expli­quer…) qu’il ait fal­lu plu­sieurs jours pour réa­li­ser que les radars locaux l’a­vaient en fait vu pas­ser sans l’i­den­ti­fier. Et en fait, c’est jus­te­ment grâce à une liai­son satel­lite auto­nome des moteurs qu’on sait jus­qu’à quelle heure et dans quelle vague zone il est tom­bé. Dans cet exemple, avoir une liai­son satel­lite pour trans­mettre les don­nées ADS n’au­rait donc abso­lu­ment rien chan­gé : celles-ci avaient été sus­pen­dues. Le bon exemple qu’un auteur com­pé­tent aurait cité dans son article, c’est F‑GZCP, alias “Air­bus Rio-Paris” ou “AF447”, qui était hors de por­tée de tout récep­teur mais émet­tait tran­quille­ment tous ses signaux, et qu’on a cher­ché un bon moment avant de repé­rer les pre­miers débris.

Enfin, il y a une confu­sion extrê­me­ment gênante : celle entre avion civil et avion de ligne. Il est tota­le­ment impos­sible que les avions civils soient tous loca­li­sables d’i­ci 2017, vu que les avions civils ne sont même pas tenus d’a­voir une radio à bord (et cer­tains n’ont pas de sys­tème élec­trique capable d’en ali­men­ter une). L’a­via­tion légère n’est abso­lu­ment pas concer­née par ce pro­blème — les pilotes pri­vés équi­pés de radio sont déjà bien emmer­dés de devoir s’en mettre pour quelques mil­liers d’eu­ros afin de se payer des postes nou­velle géné­ra­tion, ren­dus obli­ga­toires dès l’an pro­chain, sans devoir en plus se far­cir une nou­velle géné­ra­tion de trans­pon­deurs et l’ins­tal­la­tion d’une liai­son satel­lite. La conclu­sion, qui dit que l’OA­CI va mettre en œuvre la mesure avec les com­pa­gnies aériennes, est d’ailleurs très claire : seule l’a­via­tion de ligne est concer­née, pas toute l’a­via­tion civile.

Dans l’en­semble, rien de très grave, me direz-vous. Ce sont à chaque fois de petites approxi­ma­tions plu­tôt que d’é­normes conneries.

Certes, mais jus­te­ment : c’est plus insi­dieux, ça déforme légè­re­ment la vision du monde, ça rend la langue mar­gi­na­le­ment moins pré­cise ou ça accroît dis­crè­te­ment les pro­blèmes des mal­com­pre­nants. Et Dieu sait qu’on n’a pas besoin de ça.

Post scrip­tum en fin de soi­rée : évi­dem­ment, j’a­vais écrit ce papier trop tôt. Le plus beau res­tait à venir. C’est encore dans Le Monde, qui nous dit que la France achète des avions concur­rents d’Air­bus :

capture d'écran du Monde
cap­ture d’é­cran du Monde

D’a­bord, l’ar­ticle dit que la France est le pays d’o­ri­gine du groupe Air­bus. Certes, la grosse usine d’as­sem­blage est à Tou­louse, mais ça ne fait pas tout le groupe : sa tête est fran­co-ger­ma­nique, ses capi­taux sont mul­ti­na­tio­naux, et ses ins­tal­la­tions sont épar­pillés jus­qu’aux États-Unis (Air­bus Heli­cop­ters assemble loca­le­ment le Lako­ta, déri­vé du EC145 — lequel est soit dit en pas­sant une plate-forme alle­mande équi­pée d’élé­ments japo­nais). D’ailleurs, si EC-403 s’est écra­sé à Séville, il y a une bonne rai­son pour ça : c’est là que, comme tous les A400M, il a été fabri­qué, dans les usines appar­te­nant his­to­ri­que­ment à CASA — Air­bus Mili­ta­ry est essen­tiel­le­ment espa­gnol, et très peu français.

Ensuite, les quatre appa­reils ache­tés sont des Lock­heed-Mar­tin C‑130J. Un “modèle proche de l’A400M d’Air­bus”, comme le disent Le Monde et l’AFP ? Moua­ha­ha­ha­ha. Un A400M fait 140 tonnes au décol­lage dont un maxi­mum de 37 tonnes de fret, il a un volume inté­rieur de 340 m³  et, pour faire bou­ger tout ça, il déve­loppe 45 000 che­vaux au total. Un C‑130J fait 80 tonnes au décol­lage dont pas plus de 20 tonnes de fret, ne dépasse pas 130 m³ et se contente de “seule­ment” 16 000 che­vaux. Autre­ment dit, ces deux avions sont concur­rents comme une Jeep Wran­gler est concur­rente d’un Hum­mer H1, ou comme mon 400 m nage libre concur­rence celui de Laure Manaudou.

En fait, Air­bus l’a joué intel­li­gem­ment, en évi­tant de faire un avion qui soit un concur­rent direct d’un modèle déjà bien ins­tal­lé : l’A400M vise en plein dans le trou entre le C‑130J (80 tonnes) et le C‑17 (260 tonnes). La vraie mau­vaise nou­velle pour Air­bus, ce serait que la France choi­sisse le Kawa­sa­ki C‑2 ou l’An­to­nov 70, qui eux sont effec­ti­ve­ment dans sa caté­go­rie de capa­ci­tés et de per­for­mances ; mais quelque chose me dit que ce n’est pas près d’ar­ri­ver, à com­men­cer par le fait que per­sonne n’a encore ache­té ces modèles hors de leur pays.

Enfin, ce papier com­porte un der­nier détail qui fera bon­dir beau­coup d’a­ma­teurs : “le C‑130J est entré en ser­vice dans les années 1950”. Le C‑130J a fait son pre­mier vol le 5 avril 1996 et est entré en ser­vice en 1999, pour rem­pla­cer les… C‑130A à E encore en ser­vice et qui, eux, sont effec­ti­ve­ment appa­rus dans les années 50. Le C‑130J est la troi­sième géné­ra­tion du Her­cules (il y a eu la géné­ra­tion H entre les A‑E et lui) et n’a comme point com­mun avec ses ancêtres que l’al­lure géné­rale. Dire que le C‑130 est entré en ser­vice dans les années 50 est cor­rect (quoique trom­peur dans ce contexte) ; le dire du C‑130J est un men­songe pur et simple.