Deux kilomètres en une seconde…

Vous le savez peut-être, un F‑16 de l’ar­mée de l’air turque a récem­ment obte­nu une vic­toire aérienne, en accro­chant à son tableau de chasse une cible assez rare : un Sukhoi Su-24, un bom­bar­dier à géo­mé­trie variable, équi­valent sovié­tique du Gene­ral Dyna­mics F‑111 (qui a, lui, pris sa retraite il y a déjà quelques années).

Vous l’a­vez peut-être enten­du, Tur­quie et Rus­sie se rejettent depuis la res­pon­sa­bi­li­té, celle-là invo­quant une péné­tra­tion de son espace aérien et un tir en légi­time défense tan­dis que celle-ci nie la péné­tra­tion et parle d’a­gres­sion déli­bé­rée. L’O­tan (dont la Tur­quie est membre) confirme à demi-mot la ver­sion turque, sans pour autant la sou­te­nir sans réserve, et l’O­nu botte en touche à son habi­tude. La presse fran­çaise s’in­quiète sur­tout des consé­quences sur la diplo­ma­tie de Fran­çois Hol­lande (!), la presse inter­na­tio­nale craint l’es­ca­lade dans un pre­mier temps, puis est sou­la­gée quand Erdoğan et Pou­tine disent qu’ils vont pas entrer en guerre pour autant, bref, rien à signaler.

Rien ?

Si bien sûr. Il y a aus­si la presse orien­tée, qui prend fait et cause pour l’un ou l’autre, selon qu’elle n’aime pas ce salaud de Pou­tine ou cette ordure d’Er­doğan. Un de mes cama­rades face­boo­kien a ain­si par­ta­gé cet article du site suisse Les obser­va­teurs, que je vais prendre comme base parce qu’il est d’une mau­vaise foi exemplaire.

Dès la pre­mière phrase, le ton est clair : Erdoğan est un vilain méchant, par­don, un “auto­crate isla­miste” et un “ami d’O­ba­ma”. Mais c’est pas le truc inté­res­sant. Ce qui vaut le détour, c’est la façon dont l’au­teur de l’ar­ticle sélec­tionne tout ce qui va dans le sens de son hypo­thèse et ignore déli­bé­ré­ment tout le reste.

Carte attribuée au ministère de la Défense russe.
Carte attri­buée au minis­tère de la Défense russe.

Regar­dez par exemple la carte ci-des­sus, seule illus­tra­tion de l’ar­ticle (la fron­tière est en rose, qua­si­ment invi­sible hélas). Est-ce que vous la trou­vez logique ? Le Sukhoi aurait contour­né Jisr al-Shug­hur, pris une route nord-ouest, puis bifur­qué bru­ta­le­ment au sud-ouest pour contour­ner la pointe turque. D’a­près l’é­chelle de la carte, il fait ain­si un virage à 90° en moins d’un kilo­mètre, soit un rayon de l’ordre de 300 m, pour un appa­reil de qua­rante tonnes au décol­lage. Ça n’a rien d’im­pos­sible mais, pour faire ce genre d’é­vo­lu­tion ser­rée, un appa­reil de cette masse a besoin de réduire énor­mé­ment sa vitesse. Or, même à vide, un Su-24 peine à des­cendre sous les 230 km/h sans se trans­for­mer en fer à repas­ser. Le mou­ve­ment est sans doute pos­sible, mais ris­qué, sur­tout avec un avion char­gé, et impro­bable : un pilote com­pé­tent aurait direc­te­ment mis cap à l’ouest après avoir contour­né la ville. Mais le plus éton­nant, c’est le chan­ge­ment de tra­jec­toire une fois qu’il se fait des­cendre : alors que l’a­vion vole qua­si­ment plein nord, son épave part tout droit à l’ouest.

Ima­gi­nons main­te­nant que le Su-24 n’ait pas fait cet éton­nant cro­chet ultra-ser­ré, mais ait été au plus court en tra­ver­sant tran­quille­ment le bec turc : sa tra­jec­toire devient d’un coup beau­coup plus logique et le rayon de ses virages cor­res­pond à ceux qu’il a effec­tués jusque là. Bref, cette carte a l’air aus­si réa­liste que les docu­ments de la pro­pa­gande stalinienne.

Cela n’empêche pas Les obser­va­teurs de le publier seul, sans mise en pers­pec­tive, et d’af­fir­mer tran­quille­ment que “l’avion russe n’avait pas sur­vo­lé l’espace aérien turc, ou alors, il l’a sur­vo­lé pen­dant une à deux secondes”.

D’où sortent ces une à deux secondes ?

À vue de nez, de la ver­sion russe et d’une cita­tion de Fabrice Balanche sur Atlan­ti­co :

Cet espace qui repré­sente un bec de canard insé­ré dans la Syrie, fait envi­ron deux kilo­mètres, et au vu de la vitesse de l’a­vion, ce der­nier a dû péné­trer une seconde dans l’es­pace aérien turc.

Je ne remet­trai pas en ques­tion les com­pé­tences de Fabrice Balanche sur le Moyen-Orient, je n’ai aucun doute qu’il s’y connaisse. En revanche, la lec­ture de carte n’est pas sa spé­cia­li­té et l’aé­ro­nau­tique encore moins.

Trois kilomètres de largeur d'après Google Maps.
Trois kilo­mètres de lar­geur d’a­près Google Maps.

Pre­mier point : à l’en­droit où le Su-24 aurait tra­ver­sé le bec (en cou­pant entre son point le plus au nord et l’en­droit où il a été tou­ché), il aurait sur­vo­lé plus de trois kilo­mètres d’es­pace aérien. Deux ou trois kilo­mètres, quelle impor­tance ? Rien, c’est juste 50 % en plus !

Deuxième point : deux secondes pour faire trois kilo­mètres, ça fait 1,5 km/s, donc 5 400 km/h. C’est assez pré­ci­sé­ment le double de la vitesse de pointe du Su-24 “en lisse” et à haute alti­tude. Ici, on parle d’un appa­reil en confi­gu­ra­tion d’at­taque au sol, donc cer­tai­ne­ment avec des charges externes, à une alti­tude de l’ordre de 6 000 m où la den­si­té de l’air limite net­te­ment la vitesse maxi­male. Je serais extrê­me­ment éton­né que dans ces condi­tions, le Su-24 soit encore super­so­nique. Comp­tons donc 1 000 km/h, ce qui me paraît déjà une esti­ma­tion géné­reuse (mais je n’ai pas le manuel de vol du Su-24 sous la main) ; ces trois kilo­mètres font une incur­sion d’une dizaine de secondes au minimum.

Ça peut paraître ano­din, mais dix secondes, c’est plus qu’il n’en faut pour confir­mer la péné­tra­tion et déclen­cher un tir dans l’es­pace aérien turc. C’est la dif­fé­rence entre “on va shoo­ter un avion russe pour le plai­sir si jamais il s’ap­proche de la fron­tière” et “on le sur­veille et on le shoote après être sûr qu’il est chez nous”.

Selon la Rus­sie, l’a­vion est res­té en Syrie. Selon Les obser­va­teurs, il a pu péné­trer pen­dant une ou deux secondes. Selon la Tur­quie, il a péné­tré à 2 km de la fron­tière et a sur­vo­lé l’es­pace turc pen­dant 17 secondes. Quand on regarde la carte et qu’on réflé­chit un peu, on trouve une tra­jec­toire de plus de trois kilo­mètres et un sur­vol de plus de dix secondes : on est fina­le­ment très près de la ver­sion turque (pour 17 secondes, ça ferait envi­ron 600 km/h, une vitesse tout à fait plau­sible pour ce type d’a­vion), laquelle est pour­tant tota­le­ment igno­rée par Les obser­va­teurs.

Je glisse éga­le­ment un mot sur la ques­tion des som­ma­tions, qui font toute la dif­fé­rence. On pour­rait dire que la Tur­quie a mul­ti­plié les som­ma­tions dans les semaines pré­cé­dentes, sous la forme des mul­tiples pro­tes­ta­tions offi­cielles qu’elle a émises, mais qu’en est-il de ce cas particulier ?

L’ar­ticle répond sans hésiter :

L’ar­mée turque n’a adres­sée aucune som­ma­tion à l’a­vion de com­bat russe avant de l’a­battre, a affir­mé, mer­cre­di 25 novembre 2015, à la télé­vi­sion russe, le seul pilote ayant sur­vé­cu au crash. “Il n’y a eu aucune som­ma­tion. Pas d’é­change radio, ni de contact visuel. Il n’y a eu aucun contact”, a décla­ré Kons­tan­tin Mou­ra­kh­tine. “Si l’ar­mée turque avait vou­lu nous aver­tir, ils auraient pu se mon­trer en volant sur notre paral­lèle. Il n’y a rien eu du tout”, a‑t-il ajouté.

Là encore, aucune remise en cause de cette ver­sion : on ne signale même pas que la Tur­quie affirme, elle, avoir émis les som­ma­tions d’usage.

C’est pour­tant un point très inté­res­sant : les deux peuvent être de bonne foi — et dans cette affaire, c’est rare !

Les som­ma­tions turques ont sans doute été faites sur la fré­quence de détresse inter­na­tio­nale (121.500 MHz, une des pre­mières qu’on vous demande d’ap­prendre par cœur quand vous com­men­cez à tri­po­ter un avion).

Une écoute sur 121.500 MHz est systématique au démarrage, autant pour détecter une éventuelle activation erronée de la balise que pour vérifier si une détresse n'est pas déjà en cours. check-list du Cessna 152, aéro-club d'Enghien-Moisselles
Une écoute sur 121.500 MHz est sys­té­ma­tique au démar­rage, autant pour détec­ter une éven­tuelle acti­va­tion erro­née de la balise que pour véri­fier si une détresse n’est pas déjà en cours. — check-list du Cess­na 152, aéro-club d’Enghien-Moisselles

Le Sukhoi Su-24 est un vieil avion, et un vieil avion sovié­tique. L’URSS n’a­vait pas grand-chose à faire des normes édic­tées à l’Ouest, et ses radios ne per­met­taient pas d’é­cou­ter cette fré­quence. L’exem­plaire uti­li­sé dis­po­sait-il de radios mises à jour ? Le cas échéant, ses pilotes veillaient-ils sur 121.500 MHz ? Rien n’est moins sûr. Il est tout à fait plau­sible que la Tur­quie ait effec­ti­ve­ment émis des som­ma­tions et que l’é­qui­page ne les ait effec­ti­ve­ment pas reçues.

En revanche, il y a dans cette cita­tion un pas­sage d’une mau­vaise foi abso­lue, que le jour­na­liste a conser­vé sans poser de ques­tion : celui selon lequel l’ar­mée turque aurait pu voler sur le paral­lèle du Su-24. Rap­pel : à cet endroit, le ter­ri­toire turc ne fait, d’est en ouest, que quatre kilo­mètres. Com­ment ins­tal­ler un F‑16 à cet endroit sans qu’il risque de mordre sur l’es­pace syrien ? C’est une mis­sion déli­cate, sauf à faire des allers-et-retour nord-sud en ne fai­sant ses demi-tours que dans le plan ver­ti­cal — et là, c’est l’au­to­no­mie de l’ap­pa­reil qui souffre.

La solu­tion logique pour veiller cette corne, c’est donc de faire un cir­cuit à cinq kilo­mètres au nord, là où le ter­ri­toire turc est un peu plus large. Et c’est, les cartes turque et russe sont d’ac­cord sur ce point, exac­te­ment ce qu’ont fait les F‑16.

Comme d’ha­bi­tude, mon pro­pos n’est pas d’exo­né­rer la Tur­quie. Il ne fait aucun doute que cet appa­reil a été abat­tu déli­bé­ré­ment, et même les Turcs n’ont pas pré­ten­du l’a­voir confon­du avec autre chose (l’ar­gu­ment aurait pour­tant été jouable : la Syrie fait par­tie du der­nier car­ré des uti­li­sa­teurs de MiG-23, un appa­reil à la sil­houette simi­laire vu de loin). La Tur­quie avait mul­ti­plié les aver­tis­se­ments diplo­ma­tiques sur la péné­tra­tion de son espace aérien, et selon tout vrai­sem­blance quel­qu’un a déli­bé­ré­ment déci­dé de mettre une paire de F‑16 en hip­po­drome près du bec, pour des­cendre le pro­chain qui cou­pe­rait au lieu de faire le tour.

La Tur­quie a sans doute mis les petits plats dans les grands pour s’as­su­rer de ne pas tirer un avion au-des­sus de la Syrie. Mais elle a atten­du qu’il passe avec la déli­ca­tesse et la gen­tillesse du mas­sa­creur qui attend au col de l’Es­cri­net que passent les pas­se­reaux. Depuis des semaines, la Rus­sie et la Tur­quie jouent à qui sera le plus con, et elles ont mon­tré toutes deux avoir une grande capa­ci­té à pous­ser cette logique très loin.

Du coup, je trouve d’au­tant plus déplo­rable de pondre un article tota­le­ment en faveur de l’une ou l’autre, igno­rant déli­bé­ré­ment les élé­ments attes­tant de la mau­vaise foi par­ta­gée des deux parties.