Londres-New York en 1̶1̶ ̶m̶i̶n̶u̶t̶e̶s̶ 1/2 heure

Non, vous ne rêvez pas.” C’est l’ac­croche choi­sie par le com­mu­ni­ty mana­ger de BFM Busi­ness pour relayer un article inti­tu­lé ainsi :

Londres-New York en 11 minutes, l’ex­tra­va­gant pro­jet de Bombardier

Ma réponse est simple : si si, vous rêvez.

Cet article est en fait basé sur un autre, publié par The Tele­graph, dont il reprend qua­si­ment tout. Je vais donc com­men­cer par par­ler de celui-ci.

Tout ou presque est dit dans les deuxième, troi­sième et qua­trième phrases, je vous les tra­duis donc vite fait :

Un jet d’af­faire luxueux de concep­tion nou­velle pour­rait vous ame­ner de Londres à New York en 11 minutes — et de New York à Syd­ney en une demi-heure. L’An­ti­pode est un appa­reil de dix places qui serait capable de voya­ger à 19 995 km/h. Le concept est clas­sé Mach 24 — c’est-à-dire qu’il voyage à 24 fois la vitesse du son […].

Le pre­mier point, tout le monde peut le trou­ver : la vitesse annon­cée ne colle pas avec le temps de vol. J’ai bug­gué direc­te­ment quand j’ai lu ça, avec une pen­sée du genre “euh, ça fait plus de 5 000 bornes, à 20 000 km/h ça fait au moins un quart d’heure”. Pour les auteurs des articles ori­gi­naux (la même erreur a été com­mise par CNN), les nombres sont un peu moins ronds donc c’est un poil plus com­pli­qué, mais “plus de 3 000 miles à 12 427 mph, ça fait plus de 11 min” devrait res­ter un rai­son­ne­ment accessible.

En fait, pour faire 5 570 km en 11 minutes, il fau­drait voler à 30 000 km/h. Juste un poil plus vite, quoi.

capture Google Maps
cap­ture Google Maps

Le deuxième point est un peu plus tech­nique : c’est la vitesse de l’a­vion. Si vous tapez “Mach 24 en km/h”, Google vous répond que ça fait 29 635 km/h : il compte donc Mach 1 à 1 234 km/h. C’est là-des­sus que se sont basé les confrères qui parlent d’un Londres-New York en 11 minutes. Or, 1 234 km/h, c’est effec­ti­ve­ment la vitesse du son… dans un air sec, à 20 °C. Aux condi­tions stan­dard (15 °C au niveau de la mer), Mach 1 n’est déjà plus que de 1 225 km/h. Dans la basse stra­to­sphère, où volaient Concorde et Tupo­lev 144, la tem­pé­ra­ture est de l’ordre de ‑55 °C et la vitesse du son ne dépasse pas 1 062 km/h. Mach 24, à l’al­ti­tude de croi­sière, est donc de l’ordre de 25 500 km/h — la dis­tance de Londres à New York pren­drait donc un peu plus de 13 minutes.

Le troi­sième point est enfin abso­lu­ment évident : on ne passe pas de l’ar­rêt à 25 000 km/h en un clin d’œil. Le temps d’ac­cé­lé­rer, puis le temps de frei­ner, l’ap­pa­reil sera évi­dem­ment beau­coup plus lent.

Petit flash-back. Concorde volait à Mach 2 en croi­sière, soit envi­ron 2 130 km/h. À cette vitesse, il faut moins de 2 h 40 pour par­cou­rir la dis­tance de Londres à New York. Pour­tant, Bri­tish Air­ways comp­tait 3 h 30 pour ce vol : l’ac­cé­lé­ra­tion, la décé­lé­ra­tion et la navi­ga­tion fai­saient perdre trois quarts d’heure par rap­port à la simple divi­sion de la dis­tance par la vitesse de croi­sière. Ce phé­no­mène serait évi­dem­ment accen­tué sur l’An­ti­pode1.

Donc non, l’An­ti­pode ne vous amè­ne­ra pas de Londres à New York en onze minutes. D’ailleurs, ses concep­teurs ne disent rien de tel : pour eux, l’An­ti­pode per­met­trait avant tout de se rendre n’im­porte où sur la pla­nète en moins d’une heure2.

Vue d'artiste de l'Antipode. document Abhishek Roy
Vue d’ar­tiste de l’An­ti­pode. docu­ment Abhi­shek Roy

Bien, l’au­teur du papier du Tele­graph s’est plan­té. Ça arrive.

Ce qui est inquié­tant, c’est qu’un jour­na­liste de BFM Busi­ness s’est embê­té à tout réécrire en fran­çais sans faire preuve du moindre esprit cri­tique : toutes les fautes de l’ar­ticle ori­gi­nal ont été conser­vées. Pire, deux ont été ajou­tées. Voi­ci la première :

le bruit assour­dis­sant lors du pas­sage du mur du son (à l’o­ri­gine de l’é­chec com­mer­cial du Concorde)

C’est un rac­cour­ci très bru­tal. Dans le Tele­graph, on lit que “le bang sonique — le bruit fait au fran­chis­se­ment du mur du son — serait éga­le­ment un pro­blème et est consi­dé­ré comme l’un des prin­ci­paux fac­teurs de l’é­chec de Concorde”. Cette phrase est cor­recte : dans les causes de l’é­chec de Concorde, le bang a eu son impor­tance, mais il n’est qu’un fac­teur par­mi d’autres. En fait, la chro­no­lo­gie des annu­la­tions de com­mandes désigne très clai­re­ment le fac­teur déci­sif : elles sont qua­si­ment toutes tom­bées entre juin 1972 et avril 1973, sui­vant donc rapi­de­ment la bru­tale aug­men­ta­tion du prix du pétrole au cours de l’an­née 1972.

La deuxième faute ajou­tée par BFM Busi­ness est la suivante :

ce fameux moteur super­so­nique qui n’existe pas encore

Là encore, l’ar­ticle anglais est cor­rect : “plu­sieurs pro­blèmes demeurent — notam­ment qu’il faut encore déve­lop­per un super­sta­to­réac­teur”. Le super­sta­to, ou sta­to­réac­teur à com­bus­tion super­so­nique (scram­jet pour les ama­teurs d’an­gli­cismes), est un réac­teur en cours d’ex­pé­ri­men­ta­tion, qui va encore deman­der beau­coup de déve­lop­pe­ment avant d’ar­ri­ver sur des appa­reils de série (s’il y arrive un jour). En revanche, il existe : des pro­to­types ont été construits et tes­tés, le X‑51 ayant même per­mis de mon­trer qu’on pou­vait faire un super­sta­to effi­cace ali­men­té en hydro­car­bures (les pré­cé­dents brû­laient de l’hydrogène).

Petit bonus : la façon dont le titre de l’ar­ticle est tour­né laisse pen­ser que le construc­teur aéro­nau­tique Bom­bar­dier est à la base du pro­jet. Ce n’est pas le cas : le Bom­bar­dier dont il est ques­tion est Charles Bom­bar­dier. Petit-fils du fon­da­teur de l’en­tre­prise, il y a long­temps tra­vaillé ; mais il l’a quit­tée il y a quelques années et l’An­ti­pode n’a rien à voir avec le groupe qui fabrique nos trains de ban­lieue. Ça n’est pas une faute, mais cette ambi­guï­té est malheureuse.

Je suis Charles Bombardier, et je ne fais plus partie du groupe Bombardier. - photo Paul Alexander, CC-BY-SA
Je suis Charles Bom­bar­dier, et je ne fais plus par­tie du groupe Bom­bar­dier. — pho­to Paul Alexan­der, CC-BY-SA

Quand j’é­tais petit, mes profs me disaient que c’é­tait mal de copier. En gran­dis­sant, j’ai appris que dans la presse, ça ne pose aucun pro­blème, mais qu’il vaut mieux copier les bons élèves — ou cor­ri­ger les fautes quand on doit copier un mauvais.

Dans tous les cas, ajou­ter des fautes reste très for­te­ment déconseillé.

  1. Pour les curieux : en sup­po­sant une accé­lé­ra­tion constante de 1 g, l’An­ti­pode accé­lé­re­rait pen­dant 12 minutes pour atteindre 25 500 km/h (une bonne approxi­ma­tion pour Mach 24). Pen­dant ce temps, il par­cour­rait 2 550 km. Mêmes valeurs pour le frei­nage. Pour un Londres-New York, le vol de croi­sière ne cou­vri­rait donc que 470 km au milieu de l’At­lan­tique, qui seraient ava­lés en un poil plus d’une minute. Le temps de vol total serait d’un peu plus de 25 minutes sans comp­ter les éven­tuels cir­cuits d’aé­ro­port, et la vitesse moyenne de 13 370 km/h.
  2. En gar­dant le prin­cipe de l’ac­cé­lé­ra­tion à 1 g, on met tou­jours 24 min à par­cou­rir les 5 100 km d’ac­cé­lé­ra­tion et de ralen­tis­se­ment. Aller aux anti­podes demande de par­cou­rir 20 000 km ; il en reste donc 14 900 à vitesse de croi­sière, ce qui prend 35 minutes. Le compte est bon.